4.

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Une fois qu’ils eurent regagné le parc, Ayden courut jusqu’à la terrasse pendant qu’Erick ressentait la tension se dissiper. Posté en haut des marches, il vit Ayden s’engouffrer dans l’escalier pour se retirer dans sa chambre. Il huma l’air frais, écouta les cris des mouettes tournoyant dans le ciel et s’imprégna de l’atmosphère tranquille de la bâtisse. Les coassements des grenouilles près de la mare signalaient la tombée de la nuit et le soleil couchant se reflétait sur les fenêtres de leur somptueuse demeure. Myriam l’appela à plusieurs reprises. Erick traîna quelques instants sous le porche avant de finalement la rejoindre dans la cuisine.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, en espérant masquer son malaise dans le ton de sa voix.

— Ayden semblait tout chamboulé en rentrant. Il tremblait comme une feuille. Je lui ai demandé pourquoi il était si bouleversé, mais il n’a rien répondu. Il est monté directement dans sa chambre.

— Ne t’inquiète pas, il est tout bonnement contrarié. Les étoiles, ça arrive qu’on ne les voie pas… Tout va bien. »

Erick marqua une brève pause, et, à cet instant, Myriam décela une pointe d’anxiété, dans le ton de sa voix.

« À observer ta tête, je sens que tu me caches quelque chose.

— Non, je t’assure que ce soir, les nuages passaient trop nombreux pour contempler le ciel, répondit-il alors qu’il tournait et retournait une boite d’allumettes dans la main.

— Oh, s’il te plait, mon chéri, ne me mens pas. »

Aucun mot ne s’échappa des lèvres d’Erick. Il se contenta d’attraper une cigarette dans son paquet, de craquer une allumette et de l’allumer.

« Tu fumes ces saletés les unes derrière les autres maintenant ? », reprit-elle, guettant un début de réponse sur ses lèvres.

Il hésita quelques secondes, lâcha un sourire embarrassé et éteignit sa cigarette. Puis, il posa la main sur ses cheveux blonds.

« Tout a commencé avec la pendule de la cuisine. Le mouvement du balancier s’est mis en marche tout seul, l’aiguille s’est d’abord positionnée sur dix-huit heures avant de revenir en arrière pour s’arrêter sur quinze heures. En sortant de la cabane, j’ai entendu le carillon sonner trois fois.

— Très amusant ! lança-t-elle, trouvant que cette conversation prenait un tour surréaliste.

— J’ne plaisante pas, ma chérie. Sur le moment, j’ai eu une sacrée frousse ! Je pense qu’il y a quelqu’un qui se planque dans cette cabane. »

D’un regard anxieux, Myriam leva les yeux vers l’étage qui menait aux chambres.

« Te rappelles-tu le jour de notre visite ? J’aurais juré qu’une personne se baladait près de la lisière. Il est temps d’avoir une conversation sérieuse avec monsieur Tach, il doit sûrement savoir si quelqu’un squatte cette bicoque, reprit-elle, donnant l’impression qu’elle contrôlait la situation.

— J’irai le trouver ce soir sur le ponton pour lui en toucher deux mots.

— Avant tout, j’aimerais que tu ailles parler à Ayden pour le rassurer. »

Erick attendit qu’elle fût partie dans leur chambre pour aller trouver Ayden. Il le découvrit endormi, suçant son pouce. S’allongeant à ses côtés, il se demanda ce qu’Ayden avait éprouvé dans la cabane. Contemplant son visage d’ange, il déposa un baiser affectueux sur son front, se leva ensuite pour fermer les volets de la fenêtre. Pendant qu’il les rabattait, il aperçut monsieur Tach sur le ponton.

Sous la nuit, d’une douceur surprenante pour la saison, le vieil homme savourait une canette de bière tout en guettant patiemment l’arrivée d’Erick, ayant pris l’habitude de le rejoindre une fois la maisonnée endormie. Un rapide regard vers la véranda lui permit de remarquer l'éclat rougeoyant d'une cigarette.

Maintenant installé dans le fauteuil à bascule, Erick se remémorait la sensation étouffante qui régnait dans la cabane, l’odeur de bois gorgé d’eau mêlée à un air lourd. Quelqu’un s’était sûrement débrouillé pour y opérer un peu de rangement, ce qui pouvait expliquer la présence de bouteilles vides dans le casier et le sol de la terrasse nettoyé. Sa tête retomba en arrière contre le dossier. Après avoir tiré une longue bouffée sur sa cigarette, il la contempla se consumer jusqu’au filtre, tout en se questionnant sur le mystérieux visiteur du marais. Il envisagea d’abord la possibilité d’un chasseur, mais se ravisa. Le seul chemin pour y accéder impliquait de passer à proximité des fenêtres de la créole, ce qui aurait éveillé son attention. Le bruit sec de la porte de l’étage se refermant le fit supposer que Myriam se couchait. Il reporta son regard vers le ponton, où monsieur Tach paraissait assoupi dans sa chaise. De ses bras puissants, Erick se redressa du rocking-chair et se rendit aussitôt vers la mare.

Aux abords de la lisière, le fracas d'une branche cassée résonna et se propagea sur les eaux paisibles de l’étang. De son poste d’observation, le vieil homme plissa les yeux, cherchant à discerner l’endroit d’où provenait l’écho. Il distingua deux points rouge brillant semblant l’épier. Intrigué, il scruta plus attentivement la bordure du bois lorsque Erick apparut dans son dos.

« Nom d’un chien ! Quelle satanée soirée ! Ayden est endormi et Myriam s’est couchée », confia-t-il.

Monsieur Tach le contraignit à se taire d’un geste de la main.

« Qu’y a-t-il ? », demanda Erick en se tournant à son tour vers les fourrés.

Des battements rapides résonnèrent, accompagnés du vol bruyant d’une sterne qui frôla les eaux de la mare.

« Qu’est-ce que ça peut être ? interrogea Erick.

— Il semblerait que nous ayons dérangé une hirondelle de mer. Prenez une chaise et une bière dans la glacière, proposa monsieur Tach d’une voix bienveillante.

— Que Dieu vous bénisse.

— Alors, votre nouveau bouquin, ça avance ?

— Bah, à vrai dire, non. Ça doit vous paraître bizarre, mais depuis notre installation, je n’ai pas réussi à écrire une seule page, pas une seule, avoua Erick, l’air abattu, en décapsulant la canette.

— Ce sont des choses qui arrivent. Les histoires qu’on crée n’accrochent pas toujours. Les récits qu’on a vécus ou entendus sont parfois assez troublants sans que nous ayons besoin de les embellir », déclara le vieux après une brève pause, se calant confortablement au fond de sa chaise.

Des milliers de questions se bousculaient dans la tête d’Erick, mais la cabane continuait à l’obséder et méritait une clarification immédiate.

« En fin de journée, pour me changer les idées, j’me suis baladé jusqu’à la baraque en ruine dans la forêt. Le temps et l’humidité ont endommagé les bardages des façades, avec la peinture qui s’écaille et le toit en partie affaissé. Je me demande si quelqu’un la squatte, dit-il, estimant qu’il était trop tôt pour évoquer le mystérieux phénomène de la pendule.

— Que trafiquiez-vous là-bas ?

— Simple curiosité. Il y a un truc qui m’étonne.

— Quoi donc ? L’interrogea, monsieur Tach.

— Le jour de la visite, vous n’avez pas mentionné cet endroit, observa Erick.

— J’ai tout bonnement pensé que cette ruine ne représentait pas d’intérêt, personne n’y vit, répliqua le vieil homme en le fixant intensément. En revanche, écoutez ce récit bien plus piquant, qui pourrait vous plaire pour votre roman. »

Erick lui jeta un regard interrogateur.

« Cela s’est déroulé en 1994, de l’histoire ancienne… Il s’était passé quelque chose d’étrange ce jour-là au moment de sceller le puits près de cette maudite cabane. Louis Forge, le tailleur de pierre du village, avait déterré un rocher plat qui ressemblait à la forme d’une main. Dans le groupe, beaucoup avaient vu l’empreinte du prince des ténèbres. À dire vrai, nous avions pas mal carburé à l’eau-de-vie. »

Les sourcils arqués, Erick lâcha un sourire en coin.

« Louis l’avait déniché à l’endroit où les eaux douces de la rivière se déversent dans le Bassin. Là-bas, elles donnent l’impression de rebondir mollement sur les vasières du marais. Cette pierre énigmatique, légèrement poreuse, avait suscité beaucoup d’interrogations à l’époque dans la gazette locale, sans pour autant apporter de réponse, après tout, il s’agissait d’un évènement parmi d’autres. Mais, vint le jour où Louis Forge et sa femme ont disparu sans laisser de trace. »

Erick haussa les épaules.

« Si vous pensez que je vais avaler ça à la suite de votre plaisanterie sur la chasse aux ragondins, vous vous trompez. »

Monsieur Tach ne releva pas et se contenta de poser sa canette sur le ponton.

« Ils avaient déserté leur propriété, se dépouillant de leurs meubles, des champs de maïs et de tabac qui promettaient une belle récolte. Très vite, les ragots s’étaient mis à circuler dans tout le village. La bête du marais les avait engloutis.

Erick jeta un regard intrigué en direction de la forêt-galerie. Sa masse sombre enveloppait la créole, tissant sa toile obscure tout autour. Il saisit son smartphone, prêt à entamer des recherches, lorsque le vieil homme lui tapota le bras. Monsieur Tach plongea ses yeux bleus dans les siens.

«  À quoi jouez-vous encore ? demanda-t-il.

— Je voulais me renseigner sur cette pierre du diable, plaisanta Erick, en observant le front plissé de monsieur Tach.

— Oubliez cela et écoutez plutôt la suite. À l’été, la fuite de ce fripon de Louis ne valait même pas l’argent dépensé pour enquêter sur sa disparition. Il avait sûrement dû croire que l’affaire serait vite enterrée et ne s’attendait pas à ce que les autorités lui posent le grappin dessus. Alors qu’il venait d’effectuer des achats à l’épicerie du patelin de Moustey et se préparait à remonter en voiture, il était surveillé. Dans le calme palpable de la rue, ne se doutant de rien, les gendarmes lui sont tombés sur le paletot sans crier gare. Dans le village, certains furent choqués d’apprendre qu’il était ruiné, mais Louis continuait à clamer que chaque nuit, la bête les tourmentait, lui et sa femme.

— Ce Louis Forge n’était qu’un pauvre gars », déclara Erick qui n’écoutait qu’à moitié, les doigts encore à tapoter sur son portable.

Monsieur Tach soupira en produisant un profond raclement de la gorge.

« D’homme à homme, la dernière fois que le couple a été vu, leurs vêtements gisaient en boule sur les margelles du lavoir à l’entrée du bourg.

— Étant donné qu’ils étaient ruinés…

— M’ouais, sous les fringues, leurs alliances étaient disposées côte à côte. »

Erick lui balança un drôle de regard, se retenant de rire, sûr que le vieux lui jouait une énorme farce.

« Bah, une mauvaise rencontre, voilà tout, reprit-il.

— Difficile à dire, répondit monsieur Tach, les corps n’ont jamais été retrouvés. »

Erick se gratta la joue comme si quelque chose le démangeait, avant de parler de sa balade avec Ayden.

« En me rendant à la cabane, j’ai emmené Ayden avec moi. Il voulait y observer les étoiles, le coin semblait idéal. Ça va peut-être vous surprendre, mais la pendule dans la cuisine s’est remise à l’heure toute seule. »

Monsieur Tach devint nerveux, perdant de sa sérénité habituelle. Erick porta la canette à ses lèvres.

« N’y foutez plus les pieds  ! »

Erick sursauta en recrachant une gorgée de bière par le nez.

« J’aurais juré qu’une force invisible animait cette maudite pendule, nasilla-t-il en toussant. Un type doit traîner dans les parages.

— Des gars qui rôdent dans le marais, il y en a toujours eu. Ayden, est-il entré à l’intérieur de la Bruyère ?

— Pourquoi ? lança Erick, parvenant enfin à parler normalement. En quoi est-ce important ? Vous venez de me dire que cette maison était abandonnée.

— C’est crucial. J’insiste, faite en sorte qu’Ayden n’y retourne plus. Ai-je été clair ? »

Un frisson parcourut le dos d’Erick.

« Cette mise en garde ne serait-elle pas quelque peu exagérée ?

— Connaissez-vous le passé de cette cabane ? Il se peut que vous ayez entendu parler de la disparition de cette jeune fille par les habitants du village, mais il est probable que vous ne connaissiez pas tous les détails.

— Mince, votre truc a l’air drôlement sérieux.

— Il serait peut-être temps que je vous en glisse deux mots. Pauline était la meilleure amie de Florence, ma fille. Pour sûr, cette gamine était d’une extrême gentillesse, le genre de fille que tous les pères aimeraient avoir : souriante, polie, pleine de vie, toujours prête à rendre service. Elle vivait dans cette maison avec ses parents, Jeanne et Caleb. De ces deux-là, je ne pourrais pas en dire autant. Quelque chose ou quelqu’un l’a enlevé.

— Putain de merde ! Tout le monde disparaît par ici !

— Près des salants, les inspecteurs ont retrouvé une peluche et une bottine à bouts carrés. À l’époque, l’enquête n’a jamais pu résoudre ce mystère : une fugue, un meurtre ? Une véritable énigme.

— Pauvre enfant. Hum, laissez-moi deviner, vous allez maintenant m’annoncer qu’elle avait tout bonnement fugué, dit Erick, imaginant que le vieux bonhomme se moquait de lui.

— Bon sang ! Je ne suis pas en train de vous baratiner ! »

Erick acquiesça d’un hochement de tête vigoureux.

« D’accord, je vous écoute.

— La rumeur prétend que la Bête en est responsable. Pensez ce que vous voulez, mais un démon rôde toujours autour de cette baraque. Même si elle semble habitée, plus personne n’y réside.

— De quelle créature parlez-vous ?

— La Cama Crusa.

— J’avais cru comprendre qu’il s’agissait d’un simple conte de croquemitaine, s’enquit Erick, qui par réflexe regardait tout autour de lui.

— Le Mal s’est emparé de cet endroit.

— Pourtant, ce soir, en y pénétrant, j’aurais juré qu’une famille y vivait, on pouvait ressentir leur présence.

— Je sais tout cela, il y a toujours des bols dressés sur la table comme si Jeanne et ce monstre de Caleb s’apprêtaient à déjeuner. Faites comme je vous dis ! N’y allez plus ! »

Les paroles de monsieur Tach produisirent l’effet d’une gifle.

« Oh ! Pour l’amour du ciel ! Vous commencez vraiment à m’intriguer avec toutes ces disparitions », reprit Erick avant de se taire, quelque peu troublé.

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