Nebulae paludis
Nebulae paludis[1]
Septembre 1996.
Le marais s’éveillait doucement, l’aube n’allait pas tarder à poindre. Le ciel pourpre s’élevait à l’est. Un silence paisible régnait, à peine rompu par le murmure des flots de la Leyre. C’était en ces lieux que la rivière donnait naissance au delta nourricier au fond du bassin d’Arcachon, entamant son dernier parcours avant de se jeter dans la baie. Les vasières et les ilots la ralentissaient, la dissimulant presque entièrement, comme pour préserver sa beauté fragile.
Une épaisse crinière végétale se brisait sur les eaux du bassin, abritant au milieu d’une clairière une cabane de résinier. En amont, un pont en poutres de chemin de fer la reliait à la rive opposée, où se dressaient le hangar à charrettes, le four à pain et les vastes champs de maïs et de tabac de monsieur Tach. La piste de sable traversait ses terres sur près de deux kilomètres, tel un trait disgracieux coupant à travers le massif forestier. En partant de la clairière dans l’autre direction, le sentier menait à une étroite langue de sable avançant dans la baie. De ce côté-ci, qu’il fasse jour ou nuit, personne n’osait s’y aventurer.
Au sein de cet endroit étouffant, une croyance repoussait les gens et les maintenait à distance des bancs de vase, les contraignant à contourner le marais. Ce coin était redouté et pouvait vous avaler d’un claquement de doigts. Ici, la légende de la Cama Crusa[2] hantait les esprits, et pour les villageois, elle expliquait les rares disparitions survenues au cours du siècle précédent.
Sur les étendues généreuses des rives de la Leyre, baignées par les premiers rayons du soleil, deux jeunes filles se tenaient assises à bord d’une embarcation. Leurs pieds minuscules coincés sous un gros sac, elles riaient et chuchotaient, comme le font habituellement des adolescentes de treize ans. À l’abri des regards indiscrets, Pauline et Florence amarrèrent la barque à l’endroit où une branche de saule plongeait dans l’eau.
Pauline bondit sur la rive et fit signe à Florence de la suivre. Elles scrutèrent les alentours, attentives au moindre bruit, retenant leur souffle. Elles étaient seules. Sous le couvert des arbres, Pauline jeta un regard du côté de la Bruyère, éloignée d’une centaine de mètres, aucune des deux fillettes n’étant autorisée à s’aventurer au cœur de ce dédale végétal. Elles étaient heureuses à l’idée de désobéir, toujours en quête de nouvelles aventures.
Prenant soin de ne pas déchirer leurs robes sur les ronces, elles longèrent la rivière, tumultueuse, se dirigeant vers la baie. Le son des flots se brisant contre les vasières les guidait. Après avoir marché une centaine de pas, le delta s’ouvrit devant elles. Pauline et Florence descendirent jusqu’à la bande de sable et se dévêtirent avec l’impudeur de leur âge innocent, déposant en boule robes et chaussures.
« Wow, Flo, t’es trop belle ! », lança gaiement Pauline avec un large sourire qui lui plissa le nez.
La fille de monsieur Tach, d’un an sa cadette, rehaussait déjà d’une main experte l’intensité de ses yeux verts d’un trait de mascara.
Florence lui adressa un sourire irrésistible.
« Tu sais quoi ? dit Florence en lui attrapant la main. La semaine prochaine, pour la photo de classe, je vais te dessiner des yeux à croquer. Tu vas rendre jalouses les autres filles de la classe.
— Je ne sais pas. Si Caleb l’apprend, il me frappera avec sa ceinture.
— T’inquiètes, il n’en saura rien. Je demanderai à mon père de cacher la photo à l’intérieur de la Créole. »
Florence vit le visage de Pauline s’illuminer.
« C’est une super idée ! reprit Pauline en contemplant l’île des cotonniers en face d’elle.
— Bon, et maintenant, à quoi joue-t-on ? proposa Florence.
— Sais-tu faire des ricochets avec des cailloux ?
— Non.
— Je vais t’appendre », suggéra Pauline.
Elle ramassa un petit galet poli, recula de quelques pas, abaissa son bras très bas et l’envoya rebondir sur la surface de l’eau. Mais, au lieu de ricocher, le caillou coula à pic. Elles se mirent à rire sans réserve.
« Je vais te confier un secret, commença Pauline, mais jure d’abord de ne jamais le raconter à personne.
— Je l’jure, je suis une tombe, s’exclama Florence excitée.
— Sur l’île d’en face, il y a une cabane de pêcheur, et à l’intérieur, se trouve une petite table qui sait beaucoup de choses.
— Pfff… Ne te moque pas de moi ! déclara Florence en fronçant le front et secouant la tête.
— C’est vrai. Quand je lui pose une question, elle me répond.
— T’as déjà posé des questions à une table ? Et combien ? s’enquit Florence, les yeux amusés.
— J’ne sais pas. Peut-être mille.
— Waouh ! T’es trop ouf ! J’aimerais trop la voir, s’exclama Florence, impressionnée.
— Viens avec moi ! », lança Pauline en se hâtant d’entrer dans l’eau.
Florence suivit Pauline des yeux jusqu’à ce qu’elle s’enfonce jusqu’à la taille dans les flots, puis se retourne pour lui adresser un signe de la main. Puis, elle prit une profonde inspiration et lui emboîta le pas avec une certaine appréhension, contemplant les remous dans l’eau sombre. Ses pieds pataugèrent dans la boue en partie découverte par la marée et s’y enfoncèrent dans un bruit de succion. Un peu plus en avant, face à la puissance des flots, son ardeur s’amenuisa au moment de traverser le bras d’eau. La gorge nouée, Florence s’arrêta en sentant son pied frôler quelque chose et retint Pauline par l’épaule.
« Pas question d’aller plus loin, le courant va nous emporter ! décréta-t-elle avec inquiétude.
— Y’a pas de soucis, on va se laisser porter », répliqua Pauline avec assurance.
Florence s’efforça d’adopter un air calme alors qu’elle ressentait l’envie irrépressible de rebrousser chemin, y renonçant pour prendre exemple sur Pauline. Elle lâcha un sourire forcé afin de cacher son angoisse. Juste avant de se fondre dans les flots, elle se retourna une dernière fois vers la berge, vérifiant que ses vêtements y demeuraient toujours.
Les traits assombris, elle nagea, le corps collé à celui de Pauline, avec les bras qui s’entremêlaient et battaient les épaules de son amie. Au milieu du chenal, une vague plus forte lui submergea le visage, et, la bouche grande ouverte, elle but une énorme tasse la faisant tousser violemment. Elle agita les bras, s’accrochant désespérément à Pauline qui lui administra une tape dans le dos. Florence leva le pouce en recrachant toute l’eau avalée. Avant qu’elle ait eu le temps de souffler, Pauline se tenait debout devant elle, les mains sur les hanches.
« Ici, nous avons pied. », lui dit Pauline en la tirant hors de l’eau.
Leurs regards se portèrent vers un monticule d’herbes hautes surplombant le rivage, et Pauline pointa du doigt un passage. Une volée d’hirondelles de mer voletaient au-dessus de leurs têtes, piaillant et criaillant avant de plonger dans les roseaux.
« Allez, on va se faufiler à travers les cannes, surtout ouvre bien tes yeux et le bon, il y a des écrevisses et des crabes qui se planquent là-dedans. Fais gaffe là où tu mets tes pieds ! », lança Pauline.
Florence souffla, accueillant ces paroles avec un haussement d’épaules.
« Je ne suis plus une gamine. »
Pauline lui adressa un clin d’œil complice, ricana et l’entraîna d’un geste doux.
Elles pressèrent l’allure, Pauline peinant à contenir sa joie à l’idée de retrouver la table.
À la sortie de la sente, une cabane jaillit à côté d’un pin parasol. Le regard curieux, les deux jeunes filles surveillèrent les environs avant de s’autoriser à s’approcher plus en avant. Clignant des yeux, elles chassèrent les gouttelettes d’eau de leur visage.
« La petite table se trouve à l’intérieur », dit Pauline, tandis que Florence se blottissait dans son dos, sentant son estomac se nouer davantage.
Les filles filèrent rapidement contre le mur de la cabane, pour s’y réfugier en silence. Le sable alourdissait leurs pas. Parvenue près de la porte, Florence remarqua un lézard sur les planches et commença à l’embêter du bout du doigt.
« Cesse tes bêtises ! » l’admonesta Pauline avec une pointe d’agacement.
Puis, elle poussa la porte et jeta un coup d’œil à l’intérieur.
« Hou hou ! Il y a quelqu’un ? »
La cabane en planches brutes était sombre, avec ses fenêtres ornées de moustiquaires déchirées.
« Là, regarde ! s’écria Pauline en indiquant d’un signe la table tout en se baissant pour que Florence puisse la voir.
— Oh là ! On dirait qu’elle bouge, reprit Florence, sentant son cœur battre la chamade. »
Pauline éclata de rire.
« Non, c’est le rideau de la fenêtre qui remue avec la brise. »
Au même moment, un échassier s’envola au-dessus de leur tête. Les deux fillettes, effrayées, plongèrent dans le sable, puis les buissons retombèrent dans le calme. L’oiseau se posa sur les eaux claires avant de revenir nicher ses œufs au milieu des cannes. Florence se redressa et s’élança vers lui en criant, les bras levés bien haut. Pauline aurait voulu la réprimander, mais elle savait que Florence n’était jamais venue jusqu’ici. Elle soupira et attendit sagement son retour.
Enfin, elles pénétrèrent dans la cabane, toutes deux blotties l’une contre l’autre. Arrivées près de la petite table, elles virent des éclaboussures de sang s’écraser sur leurs pieds. Cela paraissait invraisemblable. Florence effleura de la main la tache rouge sur son orteil, qu’elle retira aussitôt. Puis, elle la renifla et perçut une odeur très forte. Ça sentait le soufre. Alors qu’elle s’essuyait le doigt, l’image du visage d’une femme apparut à la surface de la table. Dès lors, la panique s’empara des deux jeunes filles. Leurs jambes fléchirent, tandis qu’un battement sourd leur martelait poitrines et tempes. Malgré leur envie de crier, Pauline et Florence demeurèrent muettes.
Sur la table, le visage se transforma peu à peu en celui d’une Vierge. Florence se passa la langue sur les lèvres, les yeux aussi ronds que des billes, son visage angélique devenu blême.
« Je vous connais toutes les deux. »
Florence était persuadée que la table venait de parler. Paniquée, elle s’enfuit et courut de toutes ses forces jusqu’au rivage.
Voyant Florence se jeter à l’eau et battre très vite des bras, Pauline la rejoignit aussitôt. Elles traversèrent le chenal. Revenues sur l’autre rive, elles s’étendirent sur le dos, le souffle court, les yeux grands ouverts. Des nuées de moustiques tourbillonnaient autour d’elles. Pauline se redressa pour venir s’accroupir près de Florence. Au même moment, elle remarqua des traces de pas qui partaient de la forêt pour s’arrêter au pied de leurs robes.
« Pourquoi t’as fichu le camp aussi vite ? reprit Pauline.
— Je pensais que c’était une blague quand tu disais que la table parlait.
— Eh bien non, c’était la vérité, je ne suis pas une menteuse !
— Ne me fait pas dire ce que je n’ai pas dit », reprit Florence en bondissant sur le côté, tout en scrutant les alentours.
Le silence la rassura.
« Eh, Flo, il y a des empreintes dans le sable, on dirait que quelqu’un est venu jusqu’ici, lança Pauline en se collant à elle.
— Où ça ?
— Là, regarde, à côté de nos affaires.
— Ça alors ! s’exclama Florence.
— Bon Dieu, pourvu que ce ne soit pas Caleb. »
Toutes deux tournèrent la tête en direction des buissons. Florence resta muette, ressentant des crampes lui tenailler le ventre.
« On ferait mieux de rentrer et de dire à mon père que Caleb vient nous espionner jusqu’ici, proposa Florence, les jambes encore toutes tremblantes.
— T’as perdu la boule, on n’est pas censé venir au marais, et puis si c’était lui, il se serait déjà précipité sur nous en gueulant comme un dogue.
Promets-moi de ne rien dire à ton père sur la petite table, c’est notre secret, insista Pauline.
— Promis, craché, si je mens, je vais en enfer, répéta Florence, ses traits délicats se faisant soudain sérieux.
À la suite de quoi, elles éclatèrent de rire.
« Bien, rentrons maintenant. Pourvu que Caleb ne nous voie pas.
— Il peut aller au diable ! », décréta Florence.
[1] Les brumes du marais.
[2] Du patois « Cama Crusa », jambe crue, une créature fantastique et effrayante à la forme d’une jambe surmontée d’un œil. Un conte de croquemitaine propre à la Gascogne.
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