L'ange du marais.

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Quand on l’appelait pour une première consultation, Maude avait pour habitude de recevoir ses patients dans son cabinet à la Fondation Charles Perrens à Bordeaux, une règle à laquelle elle ne dérogeait jamais. Cependant, lorsque Myriam lui avait raconté qu’Ayden communiquait avec une personne disparue vingt-huit ans plus tôt, Maude fut si intriguée qu’elle proposa une première rencontre à leur domicile.

Maude Tirbois était l’une des psychologues cliniciennes les plus brillantes de l’institut. Elle possédait un remarquable talent pour identifier très vite chez l’enfant les signes de malaise, de peur, d’anxiété ou de colère. Elle éprouvait une intense satisfaction lorsqu’elle parvenait à établir une relation de confiance avec lui, l’apaisant et lui permettant de se libérer. Ses conférences à la faculté de psychologie de l’université de Bordeaux, parmi les plus prisées de France, attiraient l’attention des étudiants. À la fin de ses interventions, il n’était pas rare de les voir se rassembler autour d’elle, certains par simple curiosité, d’autres subjugués par la beauté de cette femme aux yeux verts et au sourire éclatant.

Elle habitait sur les hauteurs de la ville d’Arcachon, dans une bâtisse spacieuse, bénéficiant d’une vue panoramique sur la baie. Les demeures du voisinage rivalisaient en magnificence, toutes plus luxueuses les unes que les autres, et reflétant par leur standing la réussite de leurs propriétaires. Un jardin entouré d’une haie de deux mètres séparait la maison de la plupart des voisins. Seul le commissaire Terreu, la demeure d’à côté, prenait toujours le temps de s’enquérir de ses nouvelles, lors de ses promenades quotidiennes au milieu de ses massifs de roses.

Quand Myriam lui avait donné son adresse, Maude avait ressenti un haut-le-cœur. Ayant grandi dans une modeste maison au sud d’Hougueyra, elle se souvenait de la Créole. À présent, elle souriait en pensant qu’elle ne pourrait pas y retourner sans un bon navigateur.

Ce mercredi matin, Maude se leva de bonne heure afin de ranger ce qui trainait dans la cuisine, de savourer une tasse de café, puis de se rendre dans la salle de bain. Après sa douche, elle revêtit une robe fleurie tout en se couvrant d’un gilet en laine.

En descendant dans le hall, elle se mordilla les lèvres. Elle ressentit une angoisse proche de la panique à l’idée de retourner dans le lieu de son enfance. Depuis de nombreuses années, elle refusait de parler de son passé et prétendait ne plus avoir de famille lorsque la question lui était posée. Elle croyait se protéger du poids familial en évitant de s’encombrer des souvenirs, n’attachant aucune importance aux biens dont elle aurait pu hériter à la suite du décès de ses parents.

Elle quitta la voie rapide et roula sans arrêt. En traversant le village d’Hougueyra, Maude ralentit à l’approche du lavoir. Elle freina brusquement pour observer les environs, reconnut le Rallye, l’ancienne cambuse de chez Charly. Elle sortit de sa voiture pour se dégourdir les jambes, laissant la portière ouverte. Un pré d’herbes hautes entourait le bar. Le vent les soulevait pour les rouler en vague. Elle longea le grillage et tomba nez à nez avec un panneau.

« Le rallye a baissé définitivement le rideau après sa plus grosse tournée : trente-six chopines alignées sur le zinc. Samedi 24 mars 2018, à l’heure de l’office, Pamélien a vidé son verre et, sans dire un mot, je l’ai rempli pour la dernière fois. Charly. »

Maude esquissa un léger sourire. Un bref regard autour d’elle suffit à raviver des souvenirs du passé. Elle foula le bitume sur quelques mètres, prit une grande respiration et se sentit immédiatement chez elle.

Myriam l’avait avertie qu’elle risquait de se perdre à l’endroit des granges d’Alfred. Qu’au-delà du lavoir, la route amorçait une ligne droite avant de déboucher sur la piste sablonneuse qui s’étendait sur deux kilomètres de la patte-d’oie jusqu’à la Créole.

Alors qu’elle remontait la départementale sous un ciel d’un bleu éclatant, elle redécouvrait le paysage ennuyeux de son enfance, composé de rangées de pins, un coin figé dans le temps, dépourvu de toute féerie. Il lui avait fallu revenir sur ses pas à deux reprises pour trouver le bon chemin. Elle poussa un soupir et son attention se reporta sur un fermier. Celui-ci marchait le long du bas-côté en menant ses vaches à la baguette. Elle le dépassa, se gara un peu plus loin et consulta ses notes. Puis, elle fit demi-tour. Elle se dit qu’il n’y avait rien de tel qu’un gars du coin pour la guider. Les pneus crissèrent sur le gravier et résonnèrent sur le pont en bois. Parvenue à la hauteur du paysan, elle abaissa la vitre et lui adressa un signe de la main.

« Bonjour, monsieur, je suis à la recherche de la résidence de la famille Grenereau. »

L’homme sembla réfléchir, passant en revue ses cheveux mi-longs soigneusement coiffés, sa jolie mèche brune rabattue derrière l’oreille. Sans lui répondre, il se remit à trottiner au cul des vaches, ne lui accordant pas plus d’attention qu’au panneau publicitaire criblé de plomb pour du savon à l’huile d’olive. Son comportement agaça Maude qui pesta haut et fort. Ensuite, elle écrasa la pédale d’accélérateur, poursuivant sa route pour se ranger le long d’une clôture sur laquelle galopait une passiflore en fleurs. Quand le fermier la rejoignit, il tapota le toit de la voiture avec son bâton.

« Eh ben, vous avez trouvé. »

Maude serra les dents. Elle fit mine de l’ignorer et descendit de la zoé.

« Si c’la Créole qu’vous cherchiez, ma p’tite dame, c’est la maison d’en face », dit-il avec une petite lueur de malice dans les yeux.

Au moins, ce gars avait l’art de la répartie, songea-t-elle.

Dans la cuisine, Myriam sursauta au son du claquement d’une portière. Elle posa sa tasse de chicorée et sentit un serrement dans la gorge. Elle avait demandé à Erick d’être là pour accueillir madame Tirbois, mais celui-ci avait refusé. Lorsqu’il avait aperçu la Zoé surgir près de la patte d’oie, il s’était rendu jusqu’à la mare.

« C’est ta décision, donc je n’ai pas mon mot à dire », lui avait-il déclaré.

Maude se présenta à mi-chemin dans l’allée.

« Bonjour, Madame Grenereau, excusez-moi pour mon avance, je suis Maude Tirbois.

— Je suis ravie de vous voir, balbutia Myriam, qui, malgré tous ses efforts, paraissait gênée.

— Il y a quelques jours, nous avons échangé au téléphone. Votre cottage est magnifique, la complimenta Maude.

— Oui, c’est très gentil, merci, répliqua Myriam en fixant Erick sur le ponton.

— La chaleur est suffocante ce matin, n’est-ce pas ? enchaîna Maude comme pour détendre l’atmosphère.

— Souhaitez-vous un verre d’eau ?

— Non, merci. Votre mari n’est pas là ? », conclut Maude.

Elle n’attendait guère de réponse. Il était probable que l’homme qu’elle venait d’apercevoir sur le ponton soit Erick. Elle l’avait remarqué et entendu bougonner depuis le portail.

« Je partais chercher Ayden à l’école, je serai de retour bientôt, veuillez patienter à l’intérieur, je peux vous accompagner jusqu’au salon, proposa Myriam.

— Prenez votre temps, je vous attendrai dans le parc.

— Dès mon retour, je nous préparerai une tasse de thé ».

Pendant que Myriam s’éloignait, Maude marcha le long de la terrasse et admira la bâtisse qu’elle trouva aussi belle qu’autrefois.

La Créole, avec la rivière en face, ne manque pas de charme. Elle contraste nettement avec les fermes alentours, se dit-elle.

Alors qu’à Arcachon, ville dans laquelle elle résidait, Maude étouffait, se sentant écrasée par le bruit et les immeubles, ici tout demeurait grand ouvert avec un panorama spectaculaire sur les champs et la forêt. Elle descendit du porche, respira l’air pur et profita de la chaleur du soleil sur son visage. Les chênes séculaires projetaient leurs ombres sur ses pas. Maude se dirigea vers une rotonde. Ce n’était qu’une tonnelle en fer couverte de chèvrefeuille, avec un rocking-chair et une table basse ornée de la figure d’une Vierge.

En marchant le long de l’allée de rosiers, elle trouva que cette belle propriété évoquait toujours l’Oak Alley Plantation, avec ses chênes majestueux et son ambiance du sud de la Louisiane. Elle éprouvait un sentiment de sécurité et se rappelait la modeste maison où elle avait grandi.

Après que la voiture eut disparu près de la patte-d’oie, Maude fit un large détour pour rejoindre la rotonde, s’assit dans le fauteuil et sortit un carnet de son sac.

Le soleil s’élevait au-dessus de la clairière, baignant l’endroit de sa lumière et allongeant l’ombre des arbres. Maude s’imprégnait de la douce atmosphère. Elle remarqua qu’Erick l’observait depuis la mare. Pas besoin d’être fine psychologue pour comprendre qu’il préférait qu’elle déguerpisse. Pourtant, c’étaient eux qui l’avaient appelée à la Fondation Charles Perrens où elle consultait depuis six ans.

Elle échappa un soupir et préféra s’attarder sur le portrait de la Sainte peint sur la table avec son teint jauni au brillant effacé par les années.

Maude retira une fine mentholée de son étui, qu’elle glissa dans un porte-cigarette, sans l’allumer. Erick continuait de la surveiller. Par moments, sa silhouette se dérobait derrière le cyprès chauve, pour réapparaitre ensuite. Ce manège amusa Maude qui se laissa retomber contre le dossier. Son regard se promena le long du cours d’eau paresseux, puis se posa de nouveau sur la mare. C’est alors qu’elle remarqua la croix et le bouquet de fleurs à ses pieds. Elle s’y attarda un instant et vit une sterne qui griffait le bois, semblant la guetter. Maude alluma sa cigarette et en tira une bouffée.

Il faisait déjà chaud. Tandis qu’elle se balançait doucement dans le rocking-chair, quelque chose l’intrigua.

Ça bougeait sous les buissons.

Elle se leva, marcha lentement vers la lisière qui empêchait d’y pénétrer plus profondément, dressant une barrière infranchissable de ronces. À cet endroit, le débit de la rivière y était plus rapide, semblable à un torrent après les dernières pluies. Soudain, elle entendit les pleurs d’une jeune fille, ce qui lui parut étrange, tant les champs s’étendaient à perte de vue. Il n’y avait personne. Tout d’abord, elle pensa que les sons provenaient de la bâtisse, peut-être avait-elle confondu le claquement d’une porte avec des cris. Elle inspecta l’étage de la Créole, mais rien d’anormal n’attira son attention. Elle avança de quelques pas, scrutant toujours la forêt, sans que rien ne remue. Quand les hurlements recommencèrent, ils lui semblaient venir du sentier près des berges. Maude se sentit observée.

Le cri se répéta, mais cette fois, il lui parvint de l’autre rive. Une jeune fille en minijupe lui fit un signe.

La lumière l’aveuglait et Maude se protégea les yeux de la main. À cette distance, elle en déduisit que la jeune fille devait avoir quinze ans tout au plus, d’une beauté frappante. Elle portait une tenue d’ado avec de longs cheveux tressés. Que faisait-elle là, se demanda Maude ? Elle la salua à son tour, mais celle-ci resta impassible, ignorant son geste, comme si le monde autour d’elle n’existait pas. Puis, la jeune fille s’approcha, et Maude s’étonna qu’à son âge, elle ne portait ni mascara ni brillant à lèvres, contrairement à la plupart des filles d’aujourd’hui.

Tout à coup, l’adolescente hurla. Une sueur d’effroi submergea Maude, qui ressentit ce cri comme une déchirure au plus profond d’elle.

Paniquée, elle eut un regard affolé vers le kiosque sous lequel reposaient ses lunettes de soleil. Éblouie par les rayons, elle se retourna brusquement vers l’adolescente. Son cœur s’emballa. La jeune fille avait disparu. Pourtant, Maude l’avait clairement vu. Une angoisse inexplicable s’empara d’elle. Une sensation d’oppression plus forte lui écrasa la poitrine. La frayeur la poussa à se ruer vers la rotonde.

Là-bas, son téléphone portable se mit à vibrer sur la table basse. Elle décrocha.

« Allo ? »

Un lourd silence s’installa.

« Qui est à l’appareil ? »

Ça lui procurait toujours un drôle d’effet lorsque personne ne parlait à l’autre bout du fil. Quelque chose d’étrange se tissait. Maude raccrocha machinalement, d’un air presque désorienté, et consulta sa montre. Le bruit d’une portière de voiture qui se referme la fit sursauter. Depuis le ponton, Erick restait aux aguets.

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