3.

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En sortant du bois, Maude remarqua qu’en peu de temps le ciel s’était couvert de nuages. Elle espérait qu’elle saurait dissimuler l’angoisse qui l’étreignait et essayait en vain d’afficher une humeur charmante et joviale. Ses traits la trahissaient. Erick était toujours là, une cigarette aux lèvres dans la pénombre de la véranda à lorgner en direction du marais. Il s’était changé, avait enfilé un vêtement de jogging. Quand elle croisa son regard, elle le trouva si froid qu’elle s’arrêta net. Elle pouvait y lire de la méfiance, avec une manière claire de lui dire « foutez le camp d’ici ». Elle fit mine de l’ignorer et reprit sa marche. Elle boitillait et s’aperçut que l’escarpin qui lui causait des douleurs à chaque fois qu’elle se tordait la cheville, venait du talon cassé.

Sous le kiosque, Myriam avait ramassé la jolie vaisselle en porcelaine. Son absence dans le parc laissait imaginer qu’elle devait sûrement errer à l’étage, peut-être même dans sa chambre à maquiller ses yeux gonflés, signe qu’elle avait pleuré. Maude relâcha la main d’Ayden, qui se mit à courir après Flin.

Elle commençait à ranger ses affaires quand Erick la rejoignit sous la rotonde. Il n’était guère plus de treize heures. Une chaleur humide imprégnait l’air et annonçait une grosse pluie d’orage.

« Veuillez m’excuser pour mon accueil de ce matin, j’ai dû vous paraître odieux, mais ce que nous vivons ces derniers temps est… étrange. »

Maude fronça les sourcils. Était-il en train de s’excuser ? Il ne devait pas être le genre de gars à en donner, et encore moins à en recevoir, mais elle fit preuve de courtoisie.

« Ce n’est rien, dit-elle poliment.

— Alors, qu’en pensez-vous ? Qu’arrive-t-il à Ayden ? », reprit-il sans cesser de la fixer.

Un volet se ferma bruyamment à l’étage. Un vent violent menaçait le marais.

« Il va bientôt pleuvoir, ça souffle fort, se contenta de répondre Maude.

— J’ai compris, vous ne voulez rien me dire. »

Maude s’apprêtait à aborder le brusque changement d’attitude d’Ayden, mais elle se ravisa et préféra ne pas éveiller plus d’angoisse chez lui.

« Il est trop tôt pour me prononcer, fit-elle en sentant le poids de son regard sur elle. Avez-vous noté quelque chose de particulier le jour où vous vous êtes rendu avec lui à la cabane ?

— Comment savez-vous cela ?

— Myriam m’a fait part de la balade l’autre soir lorsqu’elle m’a contacté.

— Il s’y trame des choses terribles. Cela frôle le mystère, dit-il, le visage enfoui dans les mains. On croirait que des gens y vivent toujours alors qu’elle est abandonnée.

— Je suis prête à parier qu’une explication raisonnable serait de nature à éclaircir cela.

— Le comportement d’Ayden a changé la fois où, nous y sommes allés en repérage. Au début, je me mentais à moi-même, je ne voulais pas y accorder d’importance, j’espèrais de tout mon cœur me tromper…»

Erick laissa ses paroles en suspens quelques secondes, afin de bien faire comprendre à Maude que tout était bien réel.

« Ayden avait l’air tellement heureux lorsque je lui ai proposé de rafraîchir cette bicoque pour y installer son télescope. J’aurais dû suivre les conseils de notre voisin, et éviter cet endroit. Il m’avait averti, Ayden ne devait pas entrer dans la Bruyère. Vous ne le croirez peut-être pas, mais dans la cuisine, les choses sont disposées comme il y a vingt-huit ans. Le plus étrange vient de l’horloge.

— De quoi parlez-vous, Erick ? demanda-t-elle, comprenant aussitôt que quelque chose de grave s’y était déroulé.

— Le mouvement de la pendule murale s’est mis à battre tout seul. Puis elle a sonné trois coups.

— Quelle heure était-il à ce moment-là ?

— Dix-huit heures, dit-il avec la gorge serrée, parvenant à peine à articuler les mots.

— Sûrement que le mécanisme est déréglé.

— Comment peut-il se lancer sans que personne ne le remonte ? Mais, il y a plus choquant. L’aiguille s’est replacée d’elle-même sur quinze heures, reprit-il l’air sombre, l’heure à laquelle la gamine qui vivait autrefois dans le marais a disparu. Un soir, monsieur Tach m’a révélé ce qu’il s’était passé en 1994. Elle revenait du collège un mercredi après-midi, et affichait son sourire timide avec ses bouclettes brunes qui tombaient en cascade sur la nuque. Du moins, c’est ainsi que le vieux bonhomme me l’a décrite. Une très jolie jeune fille. J’étais sûr que cette histoire s’apparentait à une fugue des plus banales, mais Monsieur Tach paraissait abattu. Je flaire qu’il cache un secret qu’il ne dit pas.

— Pourquoi vous aurait-il dissimulé quelque chose ? demanda Maude curieuse.

— Il se sentait coupable et m’a raconté que l’autobus avait déposé Pauline à quatorze heures près des boites aux lettres.

— Pauline ? répéta-t-elle en balayant de la main un moustique qui lui batifolait autour.

— Oui. Il se tenait sur le ponton, sous l’ombre du cyprès chauve. Monsieur Tach l’avait observée longuement marcher dans le chemin, un sac en bandoulière, des écouteurs sur les oreilles. Même après tout ce temps il se rappelait des vêtements qu’elle portait ce jour-là, une mini- jupe imprimée qui se soulevait sous la brise et des bottines à talons courts. Il l’avait salué de la main, mais Pauline n’avait pas répondu, elle paraissait triste. Puis la gamine s’était engouffrée dans la forêt en suivant la rivière. Il m’a affirmé que les enquêteurs n’ont pas trouvé la moindre piste sérieuse. Pauline avait tout bonnement disparu, seuls sa peluche et un soulier furent retrouvés près des berges. C’est Alfred, le fermier d’à côté qui les a découverts. 

— Qui aurait pu lui vouloir du mal ?

— Je ne sais pas, ma femme ne doit pas nous entendre, dit-il en se penchant vers elle, monsieur Tach peut balancer ce qui lui chante, mais je suis certain qu’il est impliqué d’une manière ou d’une autre dans cette affaire.

— Excusez-moi, je ne comprends pas bien, expliquez-vous mieux. Les enquêteurs ont dû faire preuve de rigueur et vérifier toutes ses déclarations. »

Il prêta attention à la brume qui tombait sur la forêt et eut une espèce de sursaut des épaules.

« Deviner quoi ? Il était le seul présent ce mercredi après-midi, n’est-ce pas surprenant ? Cette histoire est ignoble et me donne le cafard, même la Créole, notre maison que je trouvais si charmante au début m’apparaît aujourd’hui sordide. », lâcha-t-il d’une voix faible.

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