6.
Tandis que les éclairs déchiraient le ciel au loin, dans le marais, la moiteur redoublait. Avec un regard inquiet, Jeanne reporta son attention sur la table. Elle risqua une première foulée dans sa direction, puis une deuxième plus lente. Elle réfléchit et se dit qu’elle pourrait la cacher dans le débarras. Elle devait agir rapidement, Caleb était parti depuis une heure et ne tarderait pas à rentrer. Elle estima mentalement la distance jusqu’à la cabane, environ trois cent mètres. Il y avait un tronc qui barrait le sentier, mais elle pensait contourner l’obstacle en inclinant la table par-dessus. Jeanne saisit le meuble et commença à le tirer. Les pieds traçaient derrière eux quatre sillages dans le sable.
Elle fournissait tant d’efforts que la sueur ruisselait et mouillait sa robe. « Fais vite ma fille, dépêche-toi d’arriver avant Caleb », se disait-elle. Elle jeta un coup d’œil sur ses bottines sans lacets et ses cuisses qui tremblaient.
Le tronc était aussi long et large qu’un tuyau d’égout. Elle l’inspecta d’un air dubitatif et lâcha une grimace en réalisant qu’elle avait sous-estimé sa grosseur. Une fois l’étonnement passé, elle se pencha au-dessus. Elle accrocha sa robe et tira de toutes ses forces pour se libérer. Elle la déchira et imagina Caleb la surprendre. Alors, paniquée, Jeanne se jeta à genoux et commença à retirer les éclats de bois les plus encombrants près de la souche. Son regard affolé semblait dire : je n’y arriverais jamais.
Enfin, elle savoura la brèche qu’elle avait déblayée. Elle empoigna la table, la poussa à quatre pattes et s’avachit dessus une fois le passage franchi. Jeanne souffla un court instant puis accéléra le pas sur la dizaine de mètres qui la séparait de la cabane.
De retour à la Bruyère, elle entra dans le hangar à charrettes. À l’intérieur, la pénombre noyait la pièce de part en part. Elle se débarrassa du meuble derrière le tas de bois et la couvrit d’une bâche.
Dehors, les premières gouttes de pluie fouettaient les bardages de la Bruyère. Jeanne courut pour se réfugier dans la cuisine. D’un geste de la main, elle chassa un moustique puis s’épongea le front, ouvrit le vaisselier et saisit une assiette, une seule. Elle s'empara de la poêle sur l’évier en pierre et fit revenir un morceau de foie. Jeanne versa du vin rouge dans un verre qu’elle déposa en bout de table. Ainsi, Caleb en rentrant ne s’énerverait pas pour rien, songea-t-elle. Jeanne remit un peu d’ordre dans sa tenue, épousseta sa robe pleine de sable, attrapa sa brosse et sortit sur la terrasse.
Installée dans le rocking-chair, elle attendit le retour de Caleb. Elle coiffait et lissait avec minutie sa chevelure prématurément blanchie, se disant qu’elle abordait la quarantaine. Son visage devint soudain froid. Elle détestait Caleb au point d’imaginer qu’un jour elle l’empoisonnerait. Jeanne gratta le dessous de ses ongles noirs, regarda sa peau moite et serra les poings, se demandant combien de temps elle pourrait encore le supporter.
Elle ferma les yeux et se souvint de la Fondation où elle avait grandi, il y avait de cela une éternité.
Sa mère lui avait coupé les cheveux courts et l’avait accompagné jusqu’à la grille de l’immense bâtisse. Une femme en blouse blanche s’était présentée en haut du perron, l’avait conduite à l’intérieur.
Quand Jeanne s’était retournée, sa maman n’était plus là.
Des mois plus tard, un matin, alors qu’elle dormait paisiblement, une main lui avait effleuré la joue. Elle avait ouvert les yeux, écarté les bras et poussé un bâillement. Un petit bonhomme se dressait devant elle avec sa bouille ronde et son air malicieux. Il était à peine plus jeune qu’elle.
Se souvenir faisait du bien.
Dans le froid de l’hiver 1976, la veille de Noël, il se tenait à ses côtés, un flambeau levé bien haut. Elle fredonnait une comptine qu’il aimait tandis que ses cheveux blonds tressés en deux longues couettes voletaient sous une nuit enneigée. L’eau avait gelé. Ils couraient dans le parc, puis s’étaient réfugiés sous une tonnelle. Il s’en était fallu de peu qu’il l’embrase.
« Étienne jette cette torche, tu vas mettre le feu partout ! », l’avait-elle sermonné.
Mais il s’en fichait et rigolait à tue-tête. Ensuite, il s’était hissé sur la pointe des pieds, et l’avait embrassée dans le cou. Elle avait ressenti une vague de tendresse si puissante qu’aujourd’hui encore, elle gardait en mémoire ce moment merveilleux.
Elle rêvait et entendait sa voix. Jeanne lâcha la brosse à ses pieds et s’endormit dans le rocking-chair.
À son retour, Caleb la trouva dans le fauteuil à bascule. Il l’observa ouvrir la bouche, expirer, puis inspirer de nouveau. Les joues empourprées par le vin, il ricana, se pencha au-dessus d’elle avec la folle envie de l’étouffer. Puis, il frôla sa peau du bout des doigts, laissa glisser sa main le long de sa gorge si fragile.
Soudain il s’arrêta.
Sa respiration devint plus rapide, ses pupilles se dilatèrent. Il voulait se jeter sur elle, l’écraser de tout son poids, s’en débarrasser. Jeanne sursauta.
« Caleb ! s’exclama-t-elle, regarde à l’intérieur, je t’ai servi un verre de vin et cuisiné un morceau de foie. »
Il s’exécuta avec la fringale qui lui tenaillait l’estomac.
« Gros lard ! », lâcha-t-elle à voix basse dès qu’il entra.
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