6.

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Ce matin, la Créole baignait dans le calme, somnolait dans un silence profond, à peine troublé par les ronflements d’Erick dans le bureau. Seule Myriam s’était levée tôt pour s’accorder un peu de détente.

En sortant sur la terrasse, elle frissonna face au froid mordant de ce mois de mars. Elle inspira profondément l’air frais et ressentit peu à peu la chaleur du soleil l’envahir, lui procurant une sensation de douceur. Ayant troqué sa nuisette pour une élégante robe fleurie, elle savourait quelques minutes précieuses, un chocolat chaud avec des flocons d’avoine à la main, assise sur le rocking-chair.

Un bref souvenir de la chute d’Erick dans les escaliers lui traversa l’esprit. Ayant passé une grande partie de la nuit à pleurer, elle aspirait simplement à profiter de la quiétude matinale. Sous l’airial embrasé par les premières lueurs, Myriam ne souhaitait parler à personne. C’était son moment.

Elle resta là, à contempler les chênes centenaires, lorsqu’elle vit la fourgonnette de monsieur Tach remonter le chemin et s’arrêter près du cyprès chauve. Elle plissa les yeux, but une autre gorgée de chocolat avec un air de soupçon. Quelque chose la taraudait. Pourquoi venait-il chaque mercredi fleurir la croix ?

Elle observa Florence descendre à son tour de la camionnette. Monsieur Tach la soutint par le bras pour la guider et ensemble, ils se dirigèrent vers la croix. Il se traînait. Il s’accroupit en s’appuyant sur la cuisse et déposa de superbes lis sauvages.

Vêtue de lunettes de soleil et d’un foulard, Florence se tenait debout, tournée vers la Créole, un léger sourire aux lèvres. Myriam se figea aussitôt, convaincue que Florence pouvait la voir à travers ses verres, ressentant sa présence comme si elle l’observait derrière une vitre sans tain. Dans la cuisine, l’horloge sonna, affichant sept heures quinze, l’heure de réveiller Ayden. Elle remarqua que Florence la fixait toujours du regard, tendant maintenant la main pour la saluer. Mal à l’aise, Myriam se pinça les lèvres, se leva, s’engouffra dans la cuisine. Elle déposa sa tasse dans l’évier. Alors qu’elle s’apprêtait à monter les escaliers, Flin surgit du bureau et déboula en direction du porche. S’arrêtant pour s’asseoir sur les marches, il scruta la croix avant de s’étirer longuement. Florence lui fit signe et Flin accourut en remuant la queue.

Alors qu’il se déplaçait à travers l’airial, il modifia brusquement sa trajectoire pour se porter aux abords de la lisière. Il se mit à aboyer, dressant les oreilles. Myriam se rendit à la fenêtre, remonta le store et fronça les sourcils en le voyant grogner des menaces vers les taillis, comme s’il percevait une présence. Quelque chose semblait se dissimuler dans un buisson. Elle plissa les yeux pour fouiller l’endroit. Un gros lièvre surgit des fourrés au nez de Flin et s’élança vers les champs, poursuivi par le chien.

Myriam laissa échapper un sourire, monta les marches de l’escalier et ouvrit la porte de la chambre d’Ayden. Elle fut surprise de le découvrir de dos, le front appuyé contre la fenêtre. Elle ne savait pas depuis combien de temps il se trouvait là, mais il contemplait la forêt, là où le lièvre avait bondi. Soudain, elle le vit agiter la main en signe de salut.

« À qui dis-tu bonjour ? »

Il resta silencieux, continuant à agiter sa petite main.

« Ayden ! », s’exclama-t-elle.

Elle attendait une réponse, quand il décocha un baiser bruyant sur la vitre.

« Ayden ! » répéta-t-elle.

Finalement, il se retourna, son visage éclairé et auréolé par la lumière.

« Tu ne m’as pas entendu ? » s’irrita-t-elle.

Il esquissa un sourire et se tourna de nouveau vers la fenêtre, comme si, ce qu’il avait vu allait réapparaitre.

« Elle est seule dans le marais, dit-il d’un air mélancolique, avant, elle habitait la cabane.

— De qui parles-tu ? » l’interrogea Myriam.

— De Pauline, mon amôreuse de la forêt », répondit-il.

Myriam entrouvrit les lèvres avant de les refermer, restant muette. Dès le premier jour, un soupçon s’était insinué en elle. Elle était consciente de la présence d’une personne rôdant à proximité, mais les paroles d’Ayden l’effrayaient. Elle traversa la pièce à la hâte, l’enlaça et comprit qu’une situation anormale se profilait.

Myriam rentrait chez elle après avoir déposé Ayden à l’école. Le moteur à l’arrêt, elle se pencha sur le tableau de bord et sentit les larmes lui monter aux yeux. Au moment de sortir de la voiture, Ayden s’était accroché à la portière, criant qu’elle allait revenir, son beau sourire s’effaçant lentement. Devant l’entrée, il l’avait repoussé en lui assénant un coup de pied à la jambe, la faisant reculer. Ce geste impensable la laissa déconcertée, elle ne le reconnaissait plus. Quelle était l’origine de cette rage soudaine ?

Myriam relâcha le volant et répéta à plusieurs reprises le prénom de Pauline. Son teint était livide. Elle était prise de tremblements. Levant les yeux vers le ciel, elle pleura à chaudes larmes. Aussi loin qu’elle se souvienne, c’était la première fois qu’elle craquait.

Myriam se demanda à qui elle pourrait se confier. Après avoir envisagé ses proches, elle se rendit compte qu’Erick serait aussi désemparé qu’elle, les membres de sa famille et ses amies trop éloignés, et conclut que seul un spécialiste des troubles du comportement pourrait l’aider. Elle devait en informer Erick, sachant pertinemment qu’il serait difficile de le convaincre sans rencontrer de résistance. Une fois la tête relevée, elle prit sa décision.

Elle descendit de la voiture et pénétra dans la demeure, se concentrant sur les corvées domestiques qui l’attendaient. Elle envisageait de laisser la matinée suivre son cours habituel en attendant le moment opportun pour aborder le sujet avec Erick. Elle frappa doucement à la porte du bureau, entra sans réellement s’attendre à une réponse, et découvrit une pile de livres poussiéreux sur le bureau. Craignant le qu’en dira-t-on, elle s’affaira à nettoyer, ramassa une bouteille ici, essuyant des taches de vin par là. Même la vieille machine à écrire, l’Underwood, était tachée. Cloué dans son fauteuil, un plaid sur les cuisses, Erick dormait profondément.

La pièce servait de débarras, où il était difficile de se frayer un chemin parmi les bibelots sans valeur achetés aux puces et la console Louis XV sur laquelle trônait l’Underwood. Depuis leur emménagement ici, elle avait remarqué qu’Erick ne se consacrait plus à l’écriture et passait des heures devant le clavier de la vieille machine. Cette situation devenait préoccupante : il semblait avoir perdu tout intérêt pour l’acte d’écrire et en souffrait en silence. Elle réalisait que cela frisait l’absurdité. Parfois, la nuit, elle l’entendait taper sur les touches depuis l’étage. Au lever du jour, en pénétrant dans la remise, elle découvrait de nombreuses feuilles vierges froissées sur le sol. Malgré son désir profond de le secouer, elle se contentait de lui assurer que ce n’était qu’une passade, que l’inspiration finirait par revenir.

Elle referma la porte du bureau derrière elle avant de monter à l’étage. La fenêtre était grande ouverte, les rideaux balayés par une brise venue d’Afrique. Une bouffée d’angoisse l’envahit alors qu’elle s’installait au bord du lit pour contempler son reflet dans le miroir. Ses doigts parcoururent délicatement sa chevelure en désordre, et elle remarqua l’apparition de nouvelles rides autour de ses yeux, signes de son épuisement. Myriam demeura plongée dans ses pensées, restant le regard vide quelques minutes.

Elle frissonna lorsque le vent s’engouffra plus en profondeur dans la pièce. Elle porta le regard vers le recueil de contes déposé sur la table de nuit. Elle l’examina attentivement et fut attristée d’y trouver au dos une illustration perturbante avec une jambe coiffée d’un œil. Un soupir s’échappa de ses lèvres alors qu’elle se questionnait sur l’esprit cruellement doué, capable de concevoir une telle horreur. Elle se remémora ensuite l’histoire contée par monsieur Tach pour dissuader sa fille de s’aventurer dans les marécages, trouvant cette coïncidence d’autant plus étrange. Myriam se leva, profita de la chaleur apaisante du soleil et décida qu’il était temps d’avoir une discussion avec Erick.

Le réveil affichait onze heures et demie. Elle chassa une mouche de son front, sortit de la pièce en se précipitant dans l’escalier qu’elle dévala en trombe. Myriam renversa le cadre sur le guéridon, une photographie où Ayden semblait radieux, entouré de trois camarades de classe. L’une d’entre elles était de dos, avec des boucles blondes. Une autre avait son bras posé autour de son épaule. Enfin, la troisième jeune fille se tenait à sa gauche, vêtue d’une jupe courte laissant entrevoir de longues jambes fines.

Arrivée au rez-de-chaussée, baigné de lumière et étouffant, Myriam hésita quelques instants. Puis, elle prit une profonde inspiration et ouvrit la porte du bureau.

Erick demeurait silencieux devant l’Underwood, tandis que les pales du ventilateur ronronnaient au-dessus de sa tête. Il redoutait la venue de Myriam, espérant qu’elle ne fasse pas allusion à sa soirée arrosée la veille. Il occupait le fauteuil, où d’ordinaire, il s’asseyait chaque soir pour écrire.

« Puis-je te parler ? », demanda Myriam.

Erick la regarda, se demandant si elle allait le réprimander. Sa question suivante le prit au dépourvu.

« Comment te sens-tu ce matin ?

— Il fait vraiment chaud, répondit-il en s’essuyant le front. J’ai encore un peu mal au crâne.

— J’ai besoin de discuter d’Ayden avec toi. »

Il la fixa, surpris.

« Qu’est-il arrivé ?

— Ce matin, en le déposant à l’école, il s’est emporté.

— Notre petit ange ? s’enquit-il.

— Oui, il était en colère. »

Elle était au bord des larmes.

« Il me semble nécessaire de lui faire rencontrer quelqu’un capable de nous éclairer sur son changement de comportement, suggéra-t-elle.

— Oh, Myriam, tu es vraiment insupportable ! Ayden se porte très bien, laisse tomber ces absurdités, répliqua Erick.

— Écoute, Erick ! Depuis que vous êtes allés dans cette cabane, il n’est plus le même. Ce matin, en allant le réveiller, je l’ai surpris le nez collé à la fenêtre de sa chambre, saluant en direction du parc comme s’il y voyait une amie. »

Un silence s’ensuivit. Erick haussa les épaules.

« Je vois ça », admit-il.

S’enfonçant dans le fauteuil, il chercha le plaid sur le sol et bâilla. Myriam lui tapa sur la main.

« Il m’a frappé ! » s’exclama-t-elle, à bout de patience.

Un peu bêtement, Erick la fixa d’un air étonné.

« Peut-être s’amusait-il.

— Non. Dans sa chambre et en voiture, il ne cessait de parler d’une certaine Pauline ! Il hurlait qu’elle vivait seule dans le marais. 

— Quel prénom dis-tu ? », demanda Erick, une lueur de terreur grandissante dans les yeux.

Myriam eut comme la prémonition qu’il allait lui révéler quelque chose de terrible.

« Il affirmait que Pauline avait vécu autrefois dans cette maison ! »

Cette fois, le regard d’Erick exprima une révélation douloureuse imminente.

« Oh mon Dieu ! Monsieur Tach m’a mentionné cette affaire hier soir. Elle a disparu sans laisser de trace, déclara-t-il d’une voix agitée.

— De qui s’agit-il ? »

Il plongea sa tête dans les mains comme pour chasser un cauchemar.

« Pauline. Une jeune fille qui vivait avec ses parents dans la cabane en bois près du marais. Cet évènement s’est passé en 1994 », l’informa-t-il.

Un non-dit s’installa entre eux. Myriam se figea, ressentant un frisson lui parcourir le corps, lui rappelant l’angoisse éprouvée dans la voiture.

« Erick ! Il prétend être en contact avec elle  ! 

— C’est insensé ! Ma chérie, personne ne sait ce qu’il lui est arrivé. L’enquête menée à l’époque a été un échec. Il est probable qu’Ayden se trompe de personne, tenta-t-il de la rassurer en se frottant les yeux.

— Je pense qu’il serait judicieux de lui faire consulter un spécialiste. De toute façon, ma décision est prise, Ayden a besoin d’aide. »

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