6.
La dernière averse venait de rincer la cour. Étienne, posté devant la fenêtre, repensait à l’insoutenable expression d’effroi qu’il avait lue sur le visage de Maude. Elle avait perdu tout contrôle à l’instant où elle avait découvert la lithographie accrochée au mur. Il trouvait cette réaction excessive. Il avait relevé la nervosité dans sa voix quand elle avait parlé de cauchemars, et que, dans ses songes les plus noirs, elle disait être déjà montée à bord de la Créole. Cela n’avait pas de sens. Il en était le propriétaire.
La pièce était redevenue silencieuse.
Il s’éloigna de la fenêtre, tourna en rond, les idées noyées par le regard affolé de Maude avec ses yeux grands ouverts, brillants derrière ses lunettes. Il appuya les fesses contre le secrétaire, saisit un stylo et d’un geste mécanique se mit à taper la mesure contre le bois. Il contempla sa main et le bruit de la cadence lui fit penser à cette terrible sortie en mer.
Ça s’était passé en 2009. Il blaguait avec Virgil sur cette soirée où Caleb avait goûté à son fameux crochet du gauche. Jeanne vivait désormais dans la cabane du parqueur sur l’île aux oiseaux et Étienne venait d’achever la restauration de la Créole.
Le lendemain, à l’aube, il attendait impatient la mise à l’eau. Le ciel était gris, très bas sur la ligne d’horizon. Au large, les déferlantes cognaient fort dans la passe sud, à l’endroit où les flots calmes de la baie se mêlent au tempérament plus bouillonnant de l’océan. Virgil grimaçait et se disait qu’Étienne avait choisi la pire journée pour sortir en mer.
Sortie de la cale, la pinasse s’était élancée sous un vent contraire. Elle avait disparu dans le creux des vagues et la voile s’était fait bouter par un vent violent. Étienne fonçait droit vers la barre de nuages. Il avait jeté un dernier coup d’œil sur la baie avant d’affronter la marmite du diable, où à la droite du goulet se dressait le banc du chien.
Devant la pinasse, un mur d’eau s’était levé. Des bruits sourds résonnaient sous la coque. Une première lame chargée d’algues avait balayé la jupe, projetant Etienne sur la banquette. Ses doigts s’étaient de nouveau cramponnés à la barre. Étienne défiait la gorge étroite où seule une poignée de marins étaient assez fous pour s’y aventurer. Le ciel s’était encore épaissi à devenir aussi noir que de la poix.
Le vent s’était engouffré dans la voile. Elle sifflait, la toile tendue presque à rompre. Brusquement les bruits s’étaient tus. Une deuxième lame fendait l’écume. Elle s’était fracassée contre l’embarcation la repoussant vers les hauts-fonds. Le pont s’était chargé de sable, et il s’en était fallu de peu que la Créole sombre. La vague géante l’avait chevauché, retourné avant de l’abandonner à la surface, la coque retournée.
Cette journée-là, Étienne avait dû se battre dans un véritable enfer. Les brisants s’entrechoquaient, ballottaient la robe du voilier la plaçant de travers à la merci d’une prochaine vague. Étienne était épuisé, à bout de force. Il avait fini par enclencher la balise de détresse, puis il avait bondi hors de la cabine. C’était à ce moment-là qu’une bâtarde encore plus puissante avait avalé la pinasse propulsant Étienne au fond de la cabine. Oh, mon Dieu ! pensa-t-il, s’agrippant au secrétaire comme si sa vie en dépendait.
Dans l’œil de la tempête, il faisait nuit noire, et il ne restait plus qu’une poche d’air dans le cockpit. De manière miraculeuse, une nouvelle vague avait replacé l’embarcation dans le bon sens, la jupe au-dessus de l’eau. Alors Étienne avait empoigné la rambarde de toutes ses forces. Le temps semblait s’être arrêté, et puis le calme était revenu.
Le cul sur le secrétaire, il songea qu’une bonne rasade de whisky serait de nature à le ragaillardir. Il ouvrit l’armoire, attrapa la bouteille et la vida. Son portable sonna, mais il se retint d’aller décrocher. L’instant d’après, sa tête tournait. Ses jambes chancelaient. Son univers lui parut s’écrouler tout autour de lui. Il s’affala de tout son poids au milieu de la pièce. Étendu au sol, il fixa du regard la lithographie. Il sentit sa gorge se nouer, porta les mains autour du cou, desserra sa cravate, et entendit des paroles étranges.
L’esprit embrumé, il rampa vers la bibliothèque et heurta l’escabeau de la tête. La voix se fit plus incompréhensible, bizarre et semblait se moquer de lui.
Son cœur se mit à battre si fort qu’il avait du mal à respirer. La pièce le déroutait avec les meubles qui dansaient et le sol qui se dérobait. Il voulut se relever, mais son front frappa l’angle du secrétaire. Il perdit connaissance et tomba lourdement, sa tête embrassant le plancher.
Quand il se réveilla, le couloir grouillait d’animation. Étienne s’aida des poignées du fauteuil pour se lever. Il n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé et seule une violente nausée lui martelait le crâne tout comme si quelqu’un l’avait tapé. Tandis qu’il se massait les tempes, la vue encore brouillée et les jambes faibles, il constata que la lithographie avait bougé. La Créole se présentait à l’envers comme si elle sombrait dans un naufrage.
Son dernier souvenir avant de s’effondrer était de s’être dirigé vers le meuble Louis XV. Il ramassa la lampe, ne se rappelant pas grand-chose, troublé par l’étrange vision de la pinasse retournée. D’un pas désorienté, il récupéra son porte-documents, sorti du bureau sans même replacer le cadre, et traversa le couloir la démarche encore lourde.
Quand il passa devant la porte de Maude, il n’eut pas le cran de frapper pour demander de l’aide.
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