Chapitre VIII
Hanya avala les restes d’olives et de piments. La gorge serrée par les sanglots étouffés, elle chemina d’un pas lourd jusqu’à la chambre. Sans rien dire à Achour de sa mésaventure avec le fantôme de Lalla Rkia, elle plongea dans un sommeil sans fond dont elle émergea vingt heures plus tard, ruisselante de sueur. Éreintée par des cauchemars où elle se voyait enterrée vivante, elle demeura prostrée un long moment.
Il ne fallut pas beaucoup de temps à l’aïeule pour rassembler un bon nombre d’ancêtres. Les meilleurs experts des deux lignées ne rechignèrent pas de prêter main forte à leurs descendants. Leurs compétences reconnues par les savants les plus aguerris étaient un gage appréciable dans ce conflit aliénant.
Certains ascendants, réputés pour leur caractère exécrable, esprits belliqueux friands de bagarres et autres fracas, se présentèrent à la réunion, prêts à en découdre avec le premier venu.
Aucun d’eux n’était convié. Ils voulaient faire la fête, les réunions sans agapes sont d’un ennui mortel, martelaient-ils. Ils étaient déjà ivres et tenaient à peine debout.
D’un geste à peine perceptible, Lala Rkia les congédia, pour un temps, vers des lieux dont ils ne sauraient revenir de si tôt.
Assistée par des créatures étranges, l’arrière-arrière-grand-mère accueillit ses invités sur une île céleste, propice à la réflexion et à la méditation. Les ancêtres s’installèrent en cercle, confortablement assis sur des nuages moutonneux. L’entrée de l’aïeule mit immédiatement fin aux échanges cacophoniques et éclats de rires. Vêtue d’un voile brumeux, elle s’avança vers un pupitre érigé au milieu du cénacle.
Après avoir salué chaleureusement les ancêtres présents, elle exposa devant l’impressionnante assemblée le cas de la famille Benachour. L’émotion troubla sa voix. Encouragée par des applaudissements, elle poursuivit son discours, avec une maîtrise de l’art oratoire jamais entendue.
La teneur du propos de l’arrière-arrière grand-mère se révéla neutre tout au long de son discours, attitude remarquée et louée par la lignée Benachour, toujours attentive au moindre détail qui pourrait dénouer l’imbroglio qui avait ravagé toute possibilité d’entente entre les deux époux.
L’esprit accaparé par la réflexion, les sages furent brutalement saisis par une voix tonitruante : « Hanya est malheureuse, c’est indéniable. Que diriez-vous si on vous privait de votre liberté de circuler ? Elle est prisonnière, emmurée, étouffée, empêchée ! Ses rêves ont été piétinés. Il l’a manipulée faute d’assumer ce qu’il est ! »
Un grand brouhaha s’éleva et toutes les têtes se tournèrent afin d’identifier l’intervenante sans pour autant y parvenir.
Le plaidoyer de Lalla Rkia fut magistral, il reçut une ovation si tintamarresque que les nuages en tremblèrent.
Sans tarder, l’auditoire se constitua en petits groupes. Les experts et les maâlemin[1] se penchèrent consciencieusement sur les différents éléments du dossier. Ils l’étudièrent en analysant longuement chaque écrit, chaque avis ; dissertant des heures durant, élaborant rigoureusement des centaines d’hypothèses. Aucun compte rendu n’échappa à leur perspicacité et ils ne se turent sur rien.
La grand-mère maternelle de Hanya, aussi belle que fantasque, créa une effervescence parmi les auditeurs. On savait ses emportements dévastateurs. Lors d’un festival manouche et suite à une remarque anodine, sa colère explosive fut à l’origine de bousculades et de bastonnades vite devenues mémorables. Dès son arrivée, elle exigea de l’assemblée des ancêtres qu’Achour Benachour soit rapetissé, voire métamorphosé en une bestiole rampante et dégoûtante. « Aplatissez-le contre le sol, c’est tout ce qu’il mérite, il n’est pas à la hauteur de ma petite-fille, laissez-le-moi, il sera engraissé pour le bonheur de mes fourmis rouges ! » hurla la grand-mère, Yzem l’indomptable, comme la surnommaient les ancêtres.
Ses yeux hazel s’injectaient de sang dès la moindre injustice. Pour sauver sa petite fille, elle organisa une manifestation. Les participants, des immortels venus de galaxies lointaines, défilèrent bras dessus bras dessous. Yzem, prit la tête du cortège, bravant des partisans du patriarcat affiliés à des mouvements dormants.
Certains manifestants brandissaient des pancartes géantes réclamant la libération immédiate de Hanya. Sur les banderoles, les slogans ne manquaient pas : « HANYA DANS LA RUE, ACHOUR EN PRISON ! » Mais aussi : « ON SE LÈVE TOUS POUR HANYA ! » D’autres avaient comme cri de ralliement : « À BAS LES ÉCHASSES, À BAS LES ÉCHASSES ».
Des militantes du MLH[2] qui veillaient comme des chiennes de garde sur la cause de Hanya, tenaient absolument à savoir, non sans canaillerie, si Achour Benachour dormait avec ses échasses.
Ces mêmes activistes avaient propagé des calembours croustillants sur Achour, n’hésitant pas à l’accuser de perversions mesquines. Des blagues équivoques se répandirent parmi les sages qui, pris de fous rires, se contorsionnèrent tels des marionnettes endiablées jusqu’à se prendre les pieds dans leurs longues barbes, s’écroulant comme des dominos, les uns sur les autres.
Il leur fallut beaucoup de temps pour retrouver leur sérieux et mettre fin au cabotinage qui avait contaminé même les sages les plus sinistres.
Alors que des hommes s’empoignaient et des femmes s’affrontaient à cause de leurs divergences philosophiques et politiques, un homme extraordinairement élancé se dressa au milieu de l’assemblée.
Ce spectre au sourire ravageur était un oncle au quinzième degré d’Achour Benachour. De très longs cheveux blancs et une barbe foisonnante couvraient entièrement son corps gracieux.
Il était nu. Seul un sublime panama couvrait ses boucles immaculées
Les femmes oublièrent leur sagesse et succombèrent à son irrésistible aura. « Ciel ! Comme il est charmant ! » Susurrèrent-elles en soupirant.
Certaines frôlèrent par moments la crise d’hystérie, d’autres se pâmèrent. Des hommes chastes déclamèrent leur énamoration flagrante en s’agenouillant devant l’irrésistible aïeul. Il ne mesurait pas moins de deux mètres. « Sûrement plus, sûrement plus ! », chuchotèrent certaines voix. Le panama qui couvrait sa chevelure abondante était légèrement incliné vers l’avant, laissant apparaître une topaze qui ornait son bord gauche. La pierre étincelante aimanta tous les regards.
« Que vive Zayane Ben Achour » cria un sage avec ferveur et admiration, immédiatement suivi par tous les convives.
On se bousculait autour de lui, on cherchait à l’approcher, à le saluer. Il était debout au milieu de l’hémicycle, sourire aux lèvres et la main sur le cœur.
Quand le silence revint enfin, quand les femmes cessèrent de l’encenser, Zayane, d’une voix rocailleuse, grave et posée, exposa avec des mots simples mais bien choisis, ses résolutions au conflit gangrenant la famille Benachour.
Ses propositions furent justes et ingénieuses.
Les ancêtres acquiescèrent, louant la perspicacité de ses analyses et la finesse de ses raisonnements.
Débouts. Tous les invités étaient debouts. Les applaudissements tonnèrent dans l’hémicycle, mêlés aux nombreux youyous.
Après des accolades et des embrassades bien chaleureuses, après les congratulations et les félicitations en tout genre, les ancêtres se dispersèrent et chacun d’eux reprit son chemin vers des lieux où des êtres en souffrance espéraient leur présence.
Quelques subversifs avaient tout simplement poursuivi la fête là où ils l’avaient laissée. Et bien entendu, Yzem ne manqua pas l’occasion pour s’adonner à ses penchants les plus inavouables.
« Hanya est enfin libre ! Un moment historique ! Quoi de mieux qu’une orgie inoubliable pour le célébrer ! », tambourina l’aïeule toujours entourée des militantes du MLH.
"C’est un jour sans précédent. Ma petite fille est enfin libre. LIBRE !" déclama t-elle en sirotant un breuvage divin.
1 Maalemin : pluriel de maalem, celui qui possède un savoir-faire, un maître artisan
2 Mouvement de libération de Hanya
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