Les Danseuses
Ma plus grande peur réside dans une situation tout à fait banale, que je pourrais vivre tous les jours si je n’avais pas pris, avec le temps, certaines mesures pour l’éviter.
Lorsque j’étais plus jeune, je vivais dans une longère en pleine campagne. Fille unique, j’avais alors tout l’étage pour moi tandis que mes parents dormaient en bas, à l’autre bout de la maison. Pour le dire sans détour, j’étais pourrie gâtée. Les chambres inhabitées, lorsque nous n’avions pas d’invités, étaient pour moi autant de salles de jeux dans lesquelles se retrouvaient des amoncellements de peluches, d’habits, de costumes en tous genres, et autres jeux pour une enfant seule. Je n’étais pourtant pas exigeante, ne demandais presque rien, et n’avais que très peu de jouets avec lesquels je m’amusais sincèrement. J’avais en revanche de nombreux amis imaginaires, avec lesquels mes parents faisaient semblant d’interagir lorsqu’ils rentraient parfois dans l’une de mes chambres.
Je ne leur donnais pas de nom. Mes amis imaginaires n’étaient là que pour combler un manque. Eux, en revanche, m’appelaient par mon prénom : Emily. J’avais besoin de l’entendre. Parce que je ne l’entendais jamais autrement : je suis sourde depuis mes quatre ans.
C’était chaque fois un sentiment particulier. J’étais jeune, durant cette période-là. Ça a dû commencer lorsque j’avais sept ou huit ans, puis jusqu’à mes onze ans, où après ma rentrée au collège tout s’est estompé.
Ces amis imaginaires allaient et venaient vers moi selon mes envies et besoins. J’en voyais certains plus que d’autres. J’avais beaucoup besoin de câlins, par exemple.
Ces câlins, je les demandais souvent le soir. Car c’était le soir que je me trouvais absolument seule. Mes parents au salon, où parfois déjà dans leur chambre, au loin, me laissaient « comme une grande » m’occuper de me coucher, et de me raconter une histoire.
Alors je jouais jusqu’à ce que mes bâillements m’alertent de l’heure tardive. Puis, ma peluche de loup gris m’accompagnant, je faisais la tournée des chambres de l’étage pour fermer leurs volets, tirer les rideaux de chaque fenêtre.
C’était là que je vivais chaque fois ma plus grande peur.
Traverser ce long couloir, éclairé par une unique lampe en son centre. Pousser chaque porte, que je laissais toutes habituellement entrouvertes. M’avancer vers chaque fenêtre, chaque fenêtre noire, dans lesquelles je ne voyais que mon reflet, mais pourtant plein d’autres choses qui pouvaient effrayer la petite fille que j’étais. Puis tirer chaque rideau avant que mes visions ne puissent peut-être se confirmer. Parfois la lune éclairait le paysage du jardin, ou des nuages. Et j’avais peur qu’elle n’éclaire autre chose. Ou qu’une chose, que je ne cessais de me figurer différemment, ne passe devant.
Une nuit, dans un ciel sans nuage, la lune éclaira quelque chose de plus que le jardin.
J’aimais les regarder, la nuit tombée, à travers les rideaux.
Mon doudou serré entre mes bras croisés et mon torse, je m’accroupissais et les contemplais de mes yeux gigantesques. J’avais des yeux qui dévoraient mon visage, et ceux des autres, répétaient mes parents. Ils aimaient aussi penser qu’ils compensaient ma perte d’audition.
Les danseuses, elles, ne semblaient pas me voir. Peut-être se croyaient-elles seules.
Leur danse était particulière : incontrôlée, minimaliste.
Elles dansaient sans musique, comme moi depuis longtemps.
Je ne savais pas si elles me voyaient. Mais sans comprendre la raison de leur danse, je voyais pour autant bien leur détresse : elles cherchaient quelque chose. Quelqu’un, peut-être ?
Leurs pas, maladroits, les menaient je ne sais où, puis chaque fois elles revenaient sous la lumière lunaire, où leur peau claire semblait scintiller.
Fascinée, je les observais quelques soirs, quand mon regard tombait sur elles à travers une vitre sombre. Elles semblaient à la fois sûres d’elles, puisque n’ayant pas peur du noir, mais aussi, assez perturbées. Sans mettre des mots dessus je le ressentais.
Après le spectacle, c’était moi qui tirais les rideaux, et j’allais alors me coucher plus tranquillement. Le temps que dura cette période, le sommeil me trouva plus vite.
Aujourd’hui je suis plus longue, je tangue lorsque je marche. Ma peau est blanchie par trop d’années enfermées.
Quelques nuits, la nostalgie me pousse à les rechercher, ces danseuses. Je crois les entendre m’appeler : « Emily… Emily… ».
Ce n’est que mon imagination, évidemment.
Je sors, me balade à tâtons, sans autre lumière que celle du ciel, tamisée.
Une fois rentrée, face à la fenêtre de ma chambre, je tire rapidement le rideau.
Car il n’y a plus rien à voir, sauf mon reflet sur fond noir.
Depuis, chaque fois que j’oublie de fermer ces rideaux avant la nuit, je revis mes cauchemars de petite fille face à son reflet sombre.
La lune n’éclaire plus les danseuses.
Alors, que pourrait-elle éclairer d’autre ?
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