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Bertrand était un grand amateur de musées. Il ne concevait pas de voyager sans ponctuer son programme d'une visite dans un temple d'Histoire. Il aimait jusqu’à l'idée même de musée: des lieux dédiés à la préservation de ce qui avait été. Il aimait à répéter qu’on ne savait où on allait que si on savait d’où l’on venait. L’avenir ne s’éclaire qu’à la lumière du passé, disait-il. En cela les musées, dépositaires de l'âme humaine, étaient les garants salutaires de son futur.
Parmi eux, Orsay tenait une place particulière. C'était dans ce musée qu'il avait découvert une nouvelle forme de plaisir qui ne l'avait jamais quitté depuis : l'Art. Le souvenir de ce moment de grâce, vieux de trente-cinq ans, était toujours vivace et occupait une place de choix dans sa collection de moments qui font une vie. Il situait celui-ci à l'instant précis où, fatigué de marcher devant des croutes sans intérêt, il était tombé nez-a-nez avec Les coquelicots de Monet. Il était resté de longues minutes debout face à la peinture, absorbé dans une contemplation béate, incapable de se résoudre à bouger. Bien plus tard, dans un souvenir sans doute enjolivé par les années, il raconterait s'être senti happé par la toile et projeté sur ce petit chemin au milieu des champs, aux côtés de la femme à l'ombrelle. Il irait même jusqu'à ajouter, emporté par son élan, avoir senti le vent souffler sur ses joues. De ce souvenir délicieux il conserva un gout prononcé pour la peinture, et une affection particulière pour l'impressionnisme.
Il émergea de ses souvenirs en même temps qu'il sortit de la brasserie, une main en visière sur les yeux. Un nuage venait de s'écarter et un rayon de soleil tiède lui tomba sur les épaules. Il prévoyait se rendre au musée à pied afin de digérer et faire un peu d'exercice. Un coup d'œil au GPS de son téléphone l'en dissuada pourtant.
Il stationna la Toyota le long du quai Anatole France, ouvrit la portière à Samy et saisit dans le coffre le potelet. Il gravit ensuite les marches de l'esplanade et leva les yeux sur la façade de l'ancienne gare d'Orsay. Elle n'avait pas changée: une gigantesque brasserie parisienne, ouvragée, raffinée, baroque. Il s'approcha de l'entrée principale et posa ses mains en cercle contre les hautes vitres cerclées d'or. Le hall demeurait aussi vaste que dans ses souvenirs, malgré les dizaines de sculptures disséminées en un maillage dense et disgracieux. Une exposition temporaire, estima-t-il, et qui le restera pour toujours.
Il recula son visage de la vitre et jaugea sa solidité de trois petits coups du revers de la main. Elle semblait épaisse. Il saisit le potelet et se tourna vers Samy. « Éloigne-toi, ça pourrait bien te vriller les oreilles. » Comme il ne bougeait pas il se détourna en haussant les épaules et d'un mouvement de balancier, écrasa la tête du potelet contre la vitre. Elle vibra sur toute sa hauteur. Un éclat blanc apparut sur la zone d'impact. Il frappa de nouveau, avec plus de force. Le vitrage éclata dans un fracas de cristal. Samy fit un bond en arrière tandis que Bertrand se protégeait la tête de ses bras.
Le silence revint. Aucune alarme n'avait retenti. Il se demanda, surpris, si la sécurité légendaire des musées n'était pas une autre mystification hollywoodienne.
Il donna quelques coups sur les morceaux de verre restants puis intima l'ordre à Samy de rester à l'extérieur. « Toi tu montes la garde, d'accord? » Pour toute réponse, Samy remua la queue et avança prudemment vers les débris coupants. Bertrand souffla en levant les yeux au ciel puis le saisit contre lui et franchit le seuil du musée sur la pointe des pieds.
Il s'avança vers le hall et découvrit en dépassant le comptoir de services un tableau de bord. Une dizaine de voyants rouges clignotaient en silence au-dessus de quatre écrans sur lesquels il vit, depuis quatre angles différents, un bonhomme avec un chien dans les bras. Si ce n'est que ça tout va bien, se dit-il en posant le pied sur la première marche de l'escalier principal. C'est alors que l'alarme retentit. Le hurlement strident le renversa et il lâcha le chien qui s'écrasa lourdement sur le flanc. Lui-même tomba sur l'angle d'une marche et sentit une onde sourde remonter depuis son coccyx. Le choc de l'impact l'empêcha de respirer pendant de longues secondes, pendant lesquels il observait Samy dégringoler l'escalier en silence. L'animal peina à se redresser mais y parvint cependant. Il remonta aussitôt les marches en direction de son maître, lentement, une à une, en boitillant. Il vint s'enquérir de son état d'un coup de truffe sous le coude. Dès qu'il en fut capable Bertrand posa ses mains sur ses oreilles et se releva. La douleur le traversait verticalement comme s'il était empalé sur une tige de métal. Il gravit les marches jusqu'au comptoir, se pencha en serrant les dents, prit Samy dans ses bras et franchit la vitre brisée. Une fois dehors il le déposa prudemment puis tous deux claudiquèrent comme des infirmes jusqu'à la voiture. Il s'installa au volant et claqua la portière sans l'entendre. L'alarme continuait de résonner dans sa tête, percutant à l'infini les parois de son crâne. Il resta les yeux fermés jusqu'à distinguer le son de sa voix. Il démarra ensuite et s'éloigna sur les quais.
Quand il fut assez loin, il sortit de la voiture et fit quelques pas. Il se rassura vite; s'il s'était cassé le coccyx, il serait incapable de marcher. Il observa Samy tourner autour de lui et fut soulagé de constater que le Beagle était solide. Il ne boitait plus et semblait même avoir retrouvé toute son acuité auditive.
Bertrand marchait à grands pas autour de la voiture en prenant de longues inspirations, quand soudain il fut attiré par un son sourd et rauque filtrant à travers le sifflement de l'alarme. Il regarda autour de lui, puis leva la tête. Il cligna des yeux plusieurs fois, et les frotta ensuite, incrédule. Il n'en croyait pas ses yeux; c'était bien quatre traînées blanches parfaitement parallèles qui zébraient le ciel. La signature d’un avion de ligne, sans le moindre doute.
Il les suivit du regard jusqu'au-dessus de l'horizon, où elles se dissipaient dans les nuages. La tête lui tourna tout à coup et il s'assit par terre, dos à la portière. Un avion! De ligne qui plus est. Qui cela pouvait-il bien être? Un survivant, pilote d'avion professionnel (un simple quidam, même un pilote du dimanche, ne pouvait pas piloter un avion commercial)? Où allait-il? Et pourquoi?
Il ne savait plus quoi penser. La présence d'un avion dans le ciel était-elle un bon présage, l'indicateur irréfutable de la présence d'autres survivants, ou bien la preuve — une de plus — de la lente déliquescence de son esprit?
Il prit sa tête dans ses mains. Les questions le submergeaient et il n'était plus capable de penser. Ses oreilles, ses dents, et jusqu'à ses cavités sinusales, pulsaient au rythme des battements de son cœur et le faisaient souffrir. Tout ce qu'il voulait pour l'instant, c'était dormir. Fermer les yeux et tout remettre à demain.
Il se releva lentement et se mit au volant. Il roula à trente kilomètres/heure jusqu'à l'hôtel Bristol. Il sortit sa valise et chercha dans le coffre la boite de premier secours. Il prit un tube de paracétamol qu'il glissa dans sa poche avant de franchir la porte-tambour. Il contourna le comptoir et découvrit un écran d’ordinateur, une borne de paiement, et une pile de cartes plastiques. Il se démena de longues minutes avec le système informatique d'assignation des chambres, et parvint à programmer une carte magnétique. Il la retira de la borne et monta au premier. Chambre 101. Il pénétra dans la pièce et sans attendre, s'étala sur le lit. Sur le point de s'endormir, il remarqua une odeur de lavande, de pâte à crêpes et de jambon grillé, et se demanda s'il n'était pas victime d'une hémorragie cérébrale. Il sombra alors dans un profond sommeil, convaincu de ne jamais se réveiller.
A minuit il émergea en sursaut. Samy jappait devant la porte. Il se leva lentement et s'approcha d'un pas hésitant. Il passa la tête par l'entrebâillement. Samy en profita pour se glisser à l'extérieur et disparaître au bout du couloir. Trop hagard pour le poursuivre, il mit l'entrebâilleur, laissa la porte entre-ouverte et retourna se coucher.
Il dut se couvrir les yeux quand il se réveilla de nouveau. Le soleil se déversait dans la pièce comme une cascade. Samy était assis au bout du lit et le regardait en remuant la queue. Bertrand plongea la tête sous un oreiller. Quand il fut certain de ne pouvoir se rendormir il se leva. Au moins il était vivant, se dit-il, ce qui ne le réjouit qu'à moitié.
Il se prépara, et sortit dans la rue. Dans un PMU il trouva des baguettes surgelées, de la confiture, du beurre et du café. Pendant que le café infusait, il réfléchit au sens que prenait cette apparition aérienne. Incapable d'arriver à une conclusion plausible, il finit par éluder la question en l'ignorant simplement. Il se concentra alors sur le café, le gout des tartines, la douce chaleur de la lumière d'automne. Il ne savait pas combien de temps il pourrait profiter de moments de paix comme celui-ci, et se força à l'apprécier.
Pendant la semaine qui suivit, il resta à Paris et commença à y prendre quelques habitudes. Il dormait dans le même lit chaque soir, prenait le même café le matin, visitait la même brasserie chaque midi. Chaque jour à dix heures il se présentait sous la Tour Eiffel, sans y croire. Il venait malgré tout — à pied la plupart du temps — et sans plus se cacher. Il s'asseyait sur un banc avec un livre emprunté dans une des librairies du quartier. Il y restait une heure en général, et parfois plus, quand l’intrigue parvenait à l'emporter. La lecture était devenue son principal passe-temps. Il avait terminé La promesse de l'aube de Romain Gary, L'espion qui venait du froid de John Le Carré, et Toute l'histoire du monde de Jean-Claude Barreau. Il était désormais sur le dernier Houellebecq.
Il occupait une autre partie de son temps à errer dans la ville en voiture, à la recherche de lieux d'histoire. Il s'était équipé dans un magasin de sport de vêtements chauds et d'une batte de baseball, bien plus efficace que le potelet. Il avait également fait l'acquisition d'un casque à réduction de bruit Bose, qu'il mettait sous un épais bonnet. Ainsi équipé il put retourner au Musée d'Orsay et apprécier les toiles dans un confort relatif. Il visita également la Bibliothèque Nationale de France, le Louvre, Beaubourg et même le Palais de l'Élysée.
La résidence présidentielle se situait à cinq minutes à pied de l'Hôtel Bristol. Plusieurs fois il était passé en voiture devant le 55, rue du Faubourg Saint-Honoré sans jamais le reconnaître et se sentait coupable d'un tel manque de culture. Il s'était amusé cet après-midi-là: il avait gravi les marches une à une, avait refermé sur le perron le bouton de sa veste de costume fictive, avait serré la main du président et salué les journalistes avant de rentrer dans le sacro-saint Palais de la République. Il avait parcouru la célèbre adresse de long en large, ouvert chaque porte, visiter chaque pièce. Il s'était couché dans le lit présidentiel, bien qu'il doutât que les présidents dormissent encore ici, et s'était étonné que le lit fût si peu confortable.
Un autre après-midi, il avait découvert à l'angle des avenues Breteuil et Duquesne un concessionnaire de voitures de luxe. Il avait emprunté une Aston Martin DB9 Volante anthracite, qu'il avait extrait avec un soin infini de l'étroite vitrine derrière laquelle elle déployait sa gueule béante. Durant plusieurs heures il avait parcouru les boulevards et le périphérique, grisé par les accélérations fulgurantes, électrisé par les rugissements rauques du moteur et ébahi par le raffinement du bijou anglais. Il se rappela d'un court-métrage qu'il avait vu au cinéma, en exergue d'un film de Lelouch. Une Ferrari y parcourait à l'aube les rues vides de Paris. Il se souvint s'être émerveillé de cette prouesse — la ville déserte plus que le pilotage — et s'être imaginé au volant du bolide. Et voilà qu'il y était. Dans son rêve de gosse.
Les balades en bolide, si enivrantes fussent-elles, ne suffisaient pourtant pas à son bonheur et l'ennui fit bientôt son chemin dans son esprit, comme une fissure se propageant sous la glace. Il réfléchissait de plus en plus au passé. Et à l'avenir. Ce qu'il avait accompli durant sa vie, ce qu'il avait manqué, ce qui pouvait être réparé, ce qui était définitivement perdu, ce qui l'avait rendu heureux, jadis, et ce qui le rendrait heureux désormais. La solitude allongeait les heures et la ville, si grande et si belle, manquait déjà de nouveauté. L'image de cet avion croisant dans le ciel lui revenait sans cesse. Combien étaient-ils, comme lui, à parcourir le globe? Et comment les contacter?
Un jour où il marchait sur les bords de Seine, autour du vingt-sept septembre (Il ne comptait plus; à quoi bon?), empêtré dans ses réflexions, il fut percuté par une idée lumineuse.
Internet.
Il rentra précipitamment à l'hôtel, monta à sa chambre et redescendit dans la salle à manger du restaurant avec son sac de cuir. Il écarta les couverts d'une table de quatre personnes, s'assit et posa devant lui son ordinateur portable. Il se connecta à Internet et fouilla parmi les paramètres de recherche. Il lâcha un cri d'excitation quand il découvrit que son intuition était juste: il était possible d'effectuer une recherche par pays, par langue et surtout, par date. Il pouvait chercher toutes les pages qui en France avaient été modifiées dans les semaines, les jours, les heures précédents. Il pouvait savoir si quelqu'un, quelque part, vivait.
Il chercha frénétiquement parmi les dizaines de liens que proposait le moteur de recherche, mais aucun ne conduisait à une page modifiée par un être vivant. Ce n'était que des mises à jour automatiques et des pages techniques. Une fois il avait cru à une activité humaine avant de s'apercevoir que ce n'était qu'un billet programmé. Il le savait avec certitude, et pour une raison simple: il était impossible que quiconque ayant survécu au grand « ca » parlât d'autre chose.
Il posa ses coudes sur la table, de part et d'autre du clavier, et posa sa tête dans ses paumes. Il sentit ses forces le quitter et se mit à sangloter en silence.
Il attrapa une serviette de tissu brodé et se moucha. Il s’approchait doucement du désespoir; il le sentait. Comment inverser cette tendance? se disait-il. Était-ce même possible? N'était-il pas sur une pente inéluctable? Un mot lui venait de plus en plus : « suicide ». Il s’efforçait chaque fois de l’écarter de son esprit, mais chaque fois il revenait avec un peu plus d’insistance.
Il posa son regard sur l'écran vierge de recherche et observait le curseur clignoter avec une régularité de métronome. Une nouvelle idée s'immisça progressivement dans son esprit. Il posa les doigts sur le clavier et pressa cinq touches.
B. L. O. G. Entrée.
Une liste de dix plateformes apparut. Bertrand cliqua sur celle qui affichait dans sa description le plus de « simple » et de « facile ». Il créa un compte, puis rédigea un court billet qu'il posta tout de suite. Il attendit une dizaine de minutes, et en profita pour aller chercher un café en cuisine.
Quand il revint, il ouvrit une page vierge et chercha « tout » ce qui avait été modifié durant la dernière heure. Il frappa la touche Entrée d'un index rageur et leva les bras au ciel. Le premier résultat proposé par le moteur de recherche était un billet de blog intitulé « TEST TEST TEST ».
Ça fonctionnait. Il pouvait désormais communiquer à une échelle mondiale. Il pouvait aussi être contacté par quiconque sur la planète penserait à fouiller internet comme il venait de le faire. Il but une gorgée de café puis se pencha sur le clavier et rédigea un nouveau billet.
C'était plus ou moins le même message que celui qu'il avait donné à la radio, il avait juste retiré la partie sur le rendez-vous sous la Tour Eiffel et ajouter une injonction à déposer un commentaire.
Il cliqua sur « Poster maintenant » et se félicita: il était désormais présent sur la toile, visible de partout dans le monde et aussi longtemps que les serveurs voudraient bien fonctionner.
Tant qu'il y avait de l'électricité, en somme.
Il tiqua à cette remarque. L'électricité. La précieuse électricité.
Jamais jusque-là il n'y avait songé. Pour combien de temps encore en disposait-il? Il avait toujours considéré son nouvel environnement comme un instantané du monde en date du 14 septembre 2016. Jamais il n'avait imaginé qu’il put changer, ni devenir une menace.
Il se mit à réfléchir à toute vitesse. La France est le pays du nucléaire-roi. Nucléaire. Centrales nucléaires. Jusqu'à quand allaient-elles être en mesure de produire? Et combien de temps avant qu'elles n'explosent?
Soudain il blêmit.
Tchernobyl.
Son visage s'allongea. Il imaginait les soixante réacteurs nucléaires du pays livrés à eux-mêmes, comme de gigantesques, monstrueuses bombes à retardement. Combien de temps avant que les tiges d'uranium ne s'échauffent, que les cuves d'eau lourde ne s'évaporent et que les cœurs instables ne fusionnent? Combien de temps le séparait d'une explosion atomique? Combien de temps avant que le ciel ne soit saturé de particules radioactives? Combien de temps avant qu'il meure d'un horrible cancer? Combien de TEMPS? Des jours, des semaines tout au plus. Il prit soudain conscience de l'inéluctable: il était condamné, à plus ou moins brève échéance.
Il fut pris d'un haut-le-cœur. Sa tête se mit à tourner. Il prit soudain conscience qu'il fallait fuir. Fuir cette menace sourde et mortelle. Fuir au plus vite.
Se mettre à l'abri quelque part.
Mais où?
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