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... C'est comme ça que j'ai compris qu'il fallait que je quitte Paris. On ne peut pas dormir avec une bombe à retardement près de son lit, alors à défaut de m'affranchir totalement du danger, j'ai décidé de mettre le maximum de distance entre lui et moi.
J'ai donc cherché une destination vers laquelle fuir. Pas si simple de savoir où aller quand on peut aller partout. Le choix s'est malgré tout vite restreint: je ne sais pas piloter ni naviguer, donc tout ce qui est au-delà des mers est hors d'atteinte. Où aller en voiture alors? Pourquoi pas la Grèce? Le climat y est doux et la cuisine méditerranéenne est réputée. J'ai réfléchi une seconde et je me suis imaginé dans une situation d'urgence, intoxiqué par une plante par exemple. Je me suis vu dévaliser une pharmacie grecque, en panique, a la recherche d'un antipoison et agoniser devant des milliers de flacons couverts de hiéroglyphes. J'en ai conclu qu'il fallait par précaution exclure les pays dont je ne parle pas la langue. Il me restait donc la Belgique, la Suisse, la France et le Royaume-Uni, grosso modo.
Une rapide évaluation de mes habilités linguistiques et des climats respectifs de ces pays m'a convaincu de porter mon choix sur la France. J'ai cherché une carte du nucléaire et je l'ai superposé à celle des départements. Il y a une grande région exempte de réacteurs au centre du pays. Elle est délimitée par un cercle d'environ 150 kilomètres de rayon et s'étend sur l'Auvergne et le Massif Central. Son centre est à mi-distance sur un axe Bordeaux-Genève. Du bout de l'index j'ai tracé une ligne sur la carte, j'ai posé mon doigt au milieu et prononcé le nom de mon objectif: Puy-de-Dôme.
Sans plus de réflexion j'ai laissé là cette bonne Prius, j'ai chargé le coffre de l'Aston (pas si petit, contrairement à ce que je pensais) et j'ai pris la route, direction le Sud. Je n'ai emporté que le strict minimum: valise, croquettes, matériel de premiers soins et batte de baseball. J'ai gardé dans la boite à gants une bombe lacrymogène et une arme de poing et j'ai jeté toutes les autres. Je suis passé à l'hôpital et j'ai fait le plein de pastilles d'iode. J'en ai profité pour prendre quelques indispensables: désinfectant, bandages, compresses, paracétamol, ainsi que la panoplie des antis: antiémétiques, anti diarrhéiques, antihistaminiques. J'ai également fait le plein de connaissances; j'ai pillé une librairie de tout ce qu'elle possédait sur la vie au grand air. Jardinage, botanique, bricolage, agriculture, et même survie en forêt. Quand j'aurai fini de lire cette somme de savoir, je serais bon pour les Paras, ou bon à marier. Juste avant de partir j'ai refait un rapide inventaire de ce qui pourrait se révéler utile dans cette future vie qui m'attendait et dont j'ignorais tout. Il me semblait n'avoir rien oublié, alors j'ai fait le plein de l'Aston puis j'ai salué Paris de la main, et je suis parti.
Le trajet s'est passé sans encombre. Il est arrivé une chose étonnante cependant. C'était à Paris, juste après la sortie du périphérique. J'allais m'engager sur l'A68 quand j'ai remarqué une tour ronde juxtaposée à un immeuble de bureaux. Elle était pavée de carreaux de verre miroir et m'a fait penser à celle de TF1. Je m'en rappelle très bien car je me suis demandé à ce moment-là si le message radiophonique que je me suis donné tant de mal à produire était toujours sur les ondes — il l'était sans doute, je n'ai pas eu envie de vérifier. J'observais distraitement la tour en passant à sa hauteur, quand ses vitres se sont mises à trembler, comme si un train passait à proximité. J'ai ralenti et baissé la fenêtre côté passager. Comme le phénomène continuait je me suis arrêté, je suis sorti de la voiture et j'ai tendu la main pour vérifier que le vent n'avait rien à voir avec ça. Je n'ai senti qu'une faible brise, rien en tout cas qui puisse secouer du double-vitrage. Et pourtant elles vibraient. Elles émettaient aussi un léger vrombissement, comme un gros nid d'abeilles que j'entendrais de très loin. Je commençais à me dire qu'il ne faisait pas bon rester là. Puis tout s’est arrêté. D'un coup. Plus de bourdonnement, plus de vibration.
Je suis remonté en voiture et j'ai repris la route. Je n'ai pas compris ce qui s'est passé. Aujourd'hui encore je l'ignore et je ne le saurais sans doute jamais (ça fait un moment que je n'essaie plus de comprendre, je me contente de vivre, un jour après l'autre). Je me rappelle m'être demandé si j'aurai été capable d'enregistrer mon message à la télévision. Je me suis dit que ça devait être une autre paire de manche. A moins que non, qui sait. J'ai balayé ces pensées d'un revers de main, puis j'ai allumé la radio, station RTL. Je me suis rappelé de leur slogan : « la première radio de France » et j’ai ajouté « et la seule ! » Je me suis écouté débiter ma litanie deux ou trois fois puis j'ai éteint et je me suis concentré sur la musique du V12 anglais. Avant que j’aie le temps de m'en lasser j'étais dans le Puy-de-Dôme.
Peu de temps après Clermont-Ferrand je suis sorti de l'A75 et je me suis laissé guider par la providence, ou l'instinct, ou le hasard, qu'est-ce que j'en sais? Sur une trentaine de kilomètres j'ai zigzagué sur de petites routes de campagne. J'ai regretté à ce moment-là de n'avoir pas gardé la Prius, et Samy (c'est mon chien) m'a fait savoir d'un coup d'œil malade qu'il était du même avis. Au bout d'un moment nous avons croisé un petit bourg juché sur le flan d'une courte montagne. J'ai tout de suite senti que c'était là que nous allions nous établir. L'instinct encore, sans doute. J'ai ralenti, descendu la vitre de ma portière et tendu l'oreille. Je n'ai rien entendu d'autre qu'une sorte de hululement que je n'ai pas jugé menaçant. J'ai poursuivi jusqu'à la sortie du village, et j'y ai découvert une charmante fermette. Elle m'a tout de suite plu: ancienne et rénovée, récente et surannée, elle combinait tous les antagonismes que je n'avais jamais pensé désirer (jusque-là une maison c'etait pour moi quatre murs et un toit, point).
La façade du corps de ferme, d'un crépi jaune sable, était percée de deux fenêtres en PVC de part et d'autre d'une porte à double battants superposés. Sur la droite et à angle droit, une grange aux pierres grises apparentes attendait manifestement la fin de sa rénovation. Sur le moment j'ai projeté de terminer les travaux... l'euphorie sans doute.
Je me suis garé dans la cour à côté d'un 4x4 Land Rover et j'ai fait le tour de la propriété. A l'arrière se trouvaient un potager rudimentaire, un verger et un abri de jardin. J'étais ravi. Plus besoin de m'en convaincre, c'était là que j'habiterais.
De retour dans la cour j'ai sorti du coffre ma batte de baseball. Pas question de briser la porte cette fois-ci, je me suis contenté de casser un carreau de la porte arrière, et j'ai pris possession de mon nouveau chez-moi.
L'intérieur de la maison était à l'image de l'extérieur, chic et rustique. Je m'y suis senti tout de suite à l'aise et j'ai rapidement pris mes aises. J'ai ouvert ma valise et posé quelques vêtements sur le lit, geste symbolique plus que nécessaire. De la même façon j'ai posé ma trousse de toilette sur le rebord du lavabo de la salle de bain, j'ai jeté les brosses à dents qui pendaient à un petit râtelier en fer forgé, et glissé la mienne à la place. Puis je suis allé à la cuisine et j'ai réchauffé un pot-au-feu fait-maison que j'ai trouvé dans le congélateur. Et pour pendre dignement la crémaillère j'ai emprunté dans leur cellier un Bourgogne. Les anciens propriétaires - un couple de riches retraités, je crois - avaient du gout et le sens de l'organisation. Les clés étaient posées près de l'entrée, et le code de l'internet etait noté sur un Post-It collé sur le récepteur!
Voilà, nous sommes le 29 septembre selon mon téléphone qui ne se trompe jamais, et je suis installé depuis hier à Mont-Calèche, Puy-de-Dôme, France. Je savourais un café tout à l'heure en profitant de la vue sur la vallée et maintenant j'écris ce billet depuis le bureau de mon salon qui donne directement sur le verger. Mon verger. Si ce n'était ces conditions de vie étranges, je dirais presque que c'est le bonheur.
Je ne sais pas ce que je dois attendre de cette nouvelle vie. Je ne sais pas si je vais réussir à m'adapter. Je ne sais même pas si je suis en sécurité, mais au moins j'ai à faire. Pendant les jours et les semaines qui viennent, j'ai de quoi m'occuper et les mains et l'esprit. Et c'est tout ce qui compte car comme je l'ai déjà dit (l'ai-je déjà dit?) je suis de ceux qui, sans objectifs, dépérissent.
Jeudi 6 octobre 2016
Ça fait un peu plus d'une semaine que je suis installé ici et... tout va bien! J'ai commencé par faire l'inventaire de toutes les denrées disponibles à la ferme. Je les ai trié: périssable, non-périssable, périmé. Ensuite j'ai pris le Land Rover - plus commode que l'Aston sur les routes de montagne - et j'ai parcouru les environs à la recherche d'un supermarché. Je l'ai trouvé dans la vallée, à une dizaine de kilomètres de Mont-Calèche. On peut affirmer sans exagérer que je l'ai dévalisé. J'ai dû faire quatre ou cinq aller-retours, chariot à ras-bord, et je ne me suis arrêté que quand le Rover a été plein. Conserves et produits surgelés pour l'essentiel, ainsi que du matériel que j'ai pris au rayon bricolage, par précaution, même si je peux revenir ici quand ça me chante.
En rentrant à la ferme j'ai de nouveau entendu ce hululement que j'avais perçu à mon arrivée. Il venait de l'arrière d'une petite maison mal entretenue à trois habitations de la mienne, en direction du bourg. Je pris ma batte, j'ai poussé le petit portillon et j'ai contourné la bicoque. Au fond du jardin il y avait un chenil grillagé de trois mètres de long sur un de large. Je me suis approché et c'est là que j'ai compris: sur le sol couvert de déjections, deux épagneuls étiques gisaient sur le flan, chacun à une extrémité de la cage. L'un d'eux à relever la tête quand il m'a vu, avant de la laisser retomber sur le béton dans un « poc » dégoutant. Entre eux, trois gamelles renversées et une carcasse sanguinolente que j'ai identifié à la tête, intacte: un autre épagneul.
Il fallait faire quelque chose pour ces pauvres bêtes. J'ai regardé la batte de baseball qui prolongeait mon bras, puis j'ai porté mon regard sur la voiture. Samy m'observait, les pattes sur le volant. Je suis allé chercher le calibre dans la boite à gants.
Et j'ai fait ce qu'on fait à la campagne quand on trouve une bête galeuse dans le fossé.
A part cet incident malheureux, je n'ai pas à me plaindre. La vie s'écoule paisiblement. Peut-être un peu trop, mais je reste occupé. Je lis beaucoup et j'apprends chaque jour un peu plus. Pour le moment je m'informe sur le jardinage, essentiellement. La semaine prochaine je vais couper du bois en prévision de l'hiver.
Aucun commentaire à mes billets, aucun mouvement sur l'internet, mais je reste optimiste.
Il le faut.
19 octobre 2016
Il commence à faire beaucoup plus frais désormais. La température tombe sous zéro la nuit. Je pense être prêt pour l'hiver. J'ai rempli le cabanon de cinq stères de bois, ça devrait être amplement suffisant. Je me suis fait des épaules de bucheron à force de jouer du merlin, et des mains de lépreux par la même occasion.
J'ai commencé à me laisser pousser la barbe, comme ça, pour voir, parce que je ne l'ai jamais fait. Verdict: ça gratte.
J'écris de moins en moins, mais je me parle de plus en plus j'ai remarqué. A Samy aussi je parle beaucoup, heureusement qu'il est là je me dis parfois. Je sors de moins en moins et j'ai écumé la moitié de mes lectures. Je suis allé à Clermont-Ferrand la semaine dernière pour trouver un Jardiland. J'ai ramené du terreau et des dizaines de semis. Je vais pouvoir me faire un potager gigantesque au printemps. Si je tiens jusque-là...
2 novembre 2016
Ça fait maintenant plus de deux mois que j'habite cette fermette. Je ne dirais pas que ça va, mais on fait aller, comme on dit. A ma connaissance il n'y a pas eu d'explosion de centrale nucléaire, peut-être que je me suis inquiété pour rien, mais comment savoir? Il y a un soir l'intensité lumineuse a subitement baissé. Je me suis retrouvé dans la pénombre quelques secondes seulement, mais assez longtemps pour m'apercevoir que je n'avais rien prévu pour une panne de courant. Moi qui pensais être paré à tout. A combien d'autres évènements ne suis-je pas préparé? Une angoisse sourde m'a pris à ce moment-là, et je me suis mis sur le champ à lire le livre sur la survie en forêt. Réaction puérile et pourtant vraie… Je peux me permettre de tout dire ici, puisque personne ne le lit. Je vérifiais chaque jour au début, mais comme je ne voyais rien changé sur internet, j'ai commencé à me dire que ce n'était pas la peine, que j'étais définitivement perdu sur cette planète. Ça m'a mis un coup terrible au moral. Je n'ai rien appris que je ne sache pas déjà, mais c'est comme si cette fois, j'en prenais réellement conscience. Comme si j'étais Robinson sur son ile, et que je voyais la dernière lueur du bateau s'évanouir derrière l'horizon.
Et aucune chanche de le voir revenir.
6 novembre 2016
Il y a eu encore quelques baisses de tension électrique. Je pense que d'ici peu je vais perdre l'électricité. J'ai essayé de me préparer à vivre sans, j'ai installé partout des bougies et des briquets, des lampes à pétrole et des candélabres. Mais je doute que cette ambiance moyenâgeuse ne me convienne longtemps. Alors je suis retourné à Clermont et j'ai « acheté » (reflexe de l'ancien temps) un groupe électrogène. J'ai rempli au passage quelques jerricanes d'essence. On verra combien de temps je tiendrais avec ça.
Oh j'oubliais: je me suis rasé la barbe, ça me rendait fou.
8 novembre 2016
J'essaie de garder un ton positif, autant dans ce blog que dans ma vie quotidienne, mais j'y parviens de moins en moins. Je ne me considère pas comme dépressif, mais chaque jour qui passe m'en rapproche un peu plus (je suis médecin, je connais les signes). La solitude me pèse de plus en plus et parfois, dans un éclair de lucidité, j’entrevois l'inévitable.
15 novembre 2016
Ça y est, première neige. C'est le début d'un long hiver et j'en ai déjà marre. Je ne le passerai pas, je le sens... Les coupures de courant sont quotidiennes désormais, jamais très longues mais de plus en plus fréquentes. Les journées se suivent et se ressemblent. Je ne sors plus, je dépéri... et je pense de plus en plus à en finir.
Voilà, c'est dit.
17 novembre 2016
Ironie. Je suis né au cœur des années 60, à une époque où la technologie c'était l'avenir. Une époque où on parlait de l'An 2000 comme d'un futur lointain dans lequel on volerait avec nos voitures et on porterait des combinaisons argentées. Et bien vous savez quoi? Le futur c'est Cro-Magnon les enfants, l'Age de pierre!
Depuis cinquante ans que je peuple cette planète je n'ai vu qu'une prodigieuse accélération. Tout n’a cessé d'aller toujours plus loin, toujours plus vite. A tel point que je me suis souvent dit que j'aimerai que tout s'arrête. Ralentir. Et en même temps je voulais savoir ce qui allait arriver de plus fou, de plus vite, de plus fort. J'étais bipolaire comme mon époque. Maintenant que mon fantasme de tout arrêter et reprendre à zéro est devenu réalité, je ne sais plus ce que je veux. Je crois que je ne veux plus rien. Je crois que je suis au bout d'un cycle...
J’ai bien réfléchi. Ma décision est prise. Ce sera au gaz. J’ai d'abord pensé à l'arme à feu, puis à la corde. Mais je n’ai pas le courage. Et puis il faudrait que je m'occupe d'abord de Samy, et ça je ne peux pas m'y résoudre... Au gaz, on partira ensemble.
18 novembre 2016
Ces mots sont les derniers que je tape. J'ai calfeutré les portes et les fenêtres et j'ai tourné les boutons de la gazinière. Je suis installé confortablement dans le canapé. J'attends. Samy est assis contre moi, la tête sous mon bras. Je crois qu'il comprend ce qu'il se passe.
J'entends le gaz qui fuit doucement.
Point final.
Adieu.
18 novembre 2016
On est pas sur du gaz de ville ici, et une bonbonne de gaz ne suffira jamais à saturer toute la maison. Quel con. J'ai toujours pensé que les gens qui se rataient étaient ridicules...
Je n'ai pas vu d'autre solution que celle-ci: j'ai sorti la bonbonne et j'ai déconnecté le tuyau de la gazinière. Je l'ai placé devant moi, au pied du canapé. J'ai longuement caressé la tête de mon petit Beagle préféré. Je lui ai dit en chialant comme un môme que je l’aimais. Puis j'ai fait ce que je devais faire. J'ai ouvert le gaz, je lui ai glissé le tuyau dans la gueule et j'ai serré pour la lui maintenir fermée. Il ne s'est même pas débattu, il s'est contenté de rester là sans bouger, et est mort dignement. Une brave bête, jusqu'au bout.
C'est à mon tour maintenant. Cette fois c'est pour de bon.
Adieu.
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