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Je ne sais pas qui vous êtes mais si vous lisez ceci c'est que je ne suis pas seul. Et que je ne suis pas fou.
Voici mon histoire:
7h20. Comme d'habitude je vais être en retard à l'hôpital. J'enfile ma veste, saisis mon attaché-case et sors sur le perron. C'est un beau matin frais comme je les aime: le soleil se lève doucement sur un ciel bleu limpide et les voitures sont couvertes d'une fine rosée qui ne tardera pas à s'évaporer. Je descends les quelques marches qui conduisent à ma voiture. Je tourne la clé de contact, mets un coup d'essuie-glaces et sors de l'allée. La rue est calme comme toujours à cette heure-ci. Elle ne s'anime vraiment que plus tard, à l'heure où les adolescents partent pour le collège.
Au premier feu rouge, comme à mon habitude, j'allume la radio. Silence. Je monte le volume. Rien d'autre qu'un crépitement. Ils sont en grève chez Radio France? C'est possible, ils l'étaient déjà il n'y a pas si longtemps. Ils n'ont pas prévenu hier. C'est curieux ils le font d'habitude.
Le feu passe au vert. Je m'élance doucement quand un lévrier déboule sur ma droite et manque de percuter le pare-chocs. Il s'arrête net, me jette un regard fou, et repart comme il est venu, une laisse de cuir à sa traine.
En roulant je bricole les boutons à la recherche d'une autre station. J'en trouve une qui diffuse de la musique classique. Je cherche encore jusqu'à faire le tour des fréquences. Soyons perspicace, me dis-je, une station fonctionne donc la radio de la voiture fonctionne. Si le problème ne vient pas de là alors il vient des stations elles-mêmes. Mais elles n'émettent pas toutes de la même source que je sache, alors quoi? Une panne de courant généralisée? Il devrait y avoir des batteries... mais pourquoi pas. Je poserai la question en arrivant, il doit bien y avoir quelqu'un qui sait. Je vérifie la présence d'une notification sur mon téléphone. Rien, tout a l'air de fonctionner.
Au feu suivant je consulte mes emails puis je m'engage sur l'avenue Jaurès. C'est calme ce matin, vraiment calme. La rue est déserte, mis a part quelques chiens errants. On dirait un dimanche matin, quand je vais chercher les croissants. Soudain je suis saisi d'un doute: j'étais au travail avant-hier et en conférence hier. Se peut-il que j'ai été tellement absorbé par mes activités que je ne me suis pas aperçu que la semaine était passée si vite? C'est bien possible. Parfois les journées sont si chargées que je ne sais plus en me réveillant si la journée de la veille est terminée. Je me souris dans le rétroviseur central. Voilà une belle anecdote à raconter aux collègues... demain. J'hésite un instant avant de couper la ligne blanche pour faire demi-tour mais à cette heure-ci la police ne risque pas de me tomber dessus.
Sur le chemin du retour, le téléphone bipe. Je le saisis et consulte ma boite de réception. Un courriel publicitaire, que je supprime sans prendre la peine de le lire. Je repose le téléphone sur le siège passager et le reprends aussitôt pour vérifier la date. Mercredi. Je ne comprends pas, quelque chose n'est pas normal. La radio ne fonctionne plus, mon téléphone affiche des dates fantaisistes, les rues sont désertes. Plusieurs idées me passent par la tête: un jour férié? une panne généralisée des réseaux cellulaires et de la radio? Un piratage Internet, pourquoi pas? Tout est lié à Internet de nos jours.
Aussitôt chez moi j'actionne l'interrupteur de l'entrée. La lumière s'allume, on oublie donc l'hypothèse d'une panne électrique. Je dépose mon attaché-case, accroche ma veste et donne une tape sur le flan de mon chien. On dirait que papa s'est trompé mon bonhomme, lui dis-je de la voix enjouée que je prends toujours quand je m'adresse à lui. On va passer la journée ensemble, t'es content? Il me tourne autour et me fait la fête comme lorsque je rentre du travail. J'adore les chiens pour cette façon inimitable qu'ils ont de vous faire sentir indispensable à la marche du monde. Il n'y avait que des chiens dans la rue ce matin mon pépère, lui dis-je pour poursuivre la conservation. C'est bizarre en effet, j'ai vu plus de chiens qu'a l'accoutumée et aucun ne tenait son maitre au bout d'une laisse. Ça fait beaucoup d'incongruités pour une seule journée. Il y a des jours comme ça où on fait mieux de rester couché et de laisser le monde en roue libre.
Comme il faut bien s'adapter je déjeune en écoutant un podcast au lieu de la radio. Ça me rappelle ces soirées de mon enfance quand les plombs sautaient. On se retrouvait dans le noir, mes parents couraient en tous sens pour retrouver les vieilles bougies de secours et on passait la soirée sans télé dans une atmosphère fantastique, entre crainte et exaltation.
Petit-déjeuner terminé, je m'installe au salon et j'allume la télé. Rien, même pas de neige, de mire colorée ou de message "interruption des programmes, veuillez nous excusez pour ce contretemps". Ca fait bien longtemps que les programmes ne s'interrompent plus, ils ne sont surement pas préparés. Qu'est ce qui peut bien avoir détraqué la radio et la télé? J'attrape mon dernier recours, le déverrouille et ouvre une application d'informations. Je remarque que l'article le plus récent date d'hier. Ce n’est pas normal, répète-je, inquiet. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond aujourd'hui, ça ne fait plus aucun doute. Je me rends chez mon voisin, retraité de l'armée. Il est con comme un manche mais passe la journée devant la télé - quand il ne crie pas sur sa femme. Lui sera forcément au courant si quelque chose a été annoncé.
Je sonne. Le vieux militaire ne répond pas. Seul le chien de la maisonnée aboie pour mériter sa pâtée. Je sonne de nouveau avec plus d'insistance. Toujours rien. Impossible qu'ils soient allés quelque part, ils ne sortent jamais de chez eux. Je commence à me demander s'ils ne sont pas morts et puis je réfléchis; ils ne peuvent pas être morts tous les deux. A moins qu'il l’ait tué... Je tambourine à la porte et crie leurs noms avant de me raviser. Ils doivent être sortis, exceptionnellement. Pas la peine de paniquer. Je fais tout de même le tour de la maison et pose les mains en cercle sur un carreau de la porte de la cuisine. Aucun signe de vie à part Médor qui fait du zèle. Je m'essaie à ouvrir la porte. Connaissant les manies du vieux soldat, je m'étonne qu'elle ne soit pas verrouillée. Il n'aurait jamais quitté les lieux sans avoir vérifié dix fois que le bunker était scellé.
Je pénètre dans la cuisine. Le fox terrier tourne sur lui-même, hystérique. "Eh oh, il y a quelqu'un? Monsieur Michon?" Je passe au salon, la télé est allumée, elle crache une neige comme seuls les postes cathodiques savent le faire. Le vieux radin n'aurait jamais quitté sa maison sans l'éteindre. Il a quelque chose qui ne va pas. Qui ne va pas du tout. Bon sang mais où sont-ils?
Je monte à l'étage et passe devant leur chambre. A travers l'entrebâillement de la porte j'aperçois leur lit. Les couvertures sont tirées, elles sont juste un peu froissées. Dans la salle de bain le bruit d'un robinet se fait entendre. Je colle mon oreille contre la porte et écoute. Rien que l'eau qui coule régulièrement. Je m'évertue encore une fois à m'annoncer avant de frapper à la porte puis je tente de l'ouvrir, en vain. Je me résous à l'enfoncer d'un coup d'épaule avant de m'apercevoir qu'on peut la déverrouiller à l'aide d'une grosse pièce de monnaie. Je tourne le verrou, pose la main sur la poignée et tourne doucement.
Personne. Juste ce fichu robinet qui mousse à gros bouillon dans le lavabo. Je remarque qu'au sol trainent une brosse à dent et un gobelet. Il se passe quelque chose, mais quoi? L'angoisse me tenaille tout à coup. Je ne me sens pas bien. Il faut que j'appelle la police, mais pour leur dire quoi? Et s'ils étaient juste partis chercher une baguette, de quoi j'aurai l'air d'avoir ameuté les flics? Je me contrains à réfléchir. La télé est allumée, l'eau coule, ils sont donc partis précipitamment. Mais qu'est ce qui peut bien être si urgent qu’on n’ait pas le temps de fermer le robinet bon sang?!
Soudain, l'illumination: une attaque cardiaque, bien sûr! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt? me dis-je en me frappant le front. Leur voiture est encore dans l'allée, ils ont dû appeler les secours pendant la nuit. Et moi qui n'ait rien entendu, quelle marmotte je fais!
J'appelle l'hôpital Sainte-Justine. C'est sans doute là qu'ils ont été transportés. Ça sonne, je tombe sur la messagerie habituelle. « Tapez 0 pour l'accueil ». Je patiente. Ça sonne encore. Pas de réponse. Je recommence. Toujours rien. Je m'impatiente et peste contre cet incapable de préposé qui prend surement l'une de ses innombrables pauses cigarette. Je me décide à y aller directement.
Je file chez moi, j'attrape ma veste et saute dans ma voiture.
Il n'y a personne sur la route, pas un chat. Enfin si justement, je ne vois que des animaux et personne pour les accompagner. Pas âme qui vive. Il est 8h45, on est dimanche - ou pas d'ailleurs, je ne suis plus sûr de rien - et les rues sont vides. Ce n’est pas normal, ce n’est pas NORMAL! Bon dieu mais qu'est ce qui se passe? Est-ce que je suis en train de devenir dingue? Je baisse la vitre de la portière et lance des appels, de plus en plus forts, de plus en plus désespérés. Mes cris se transforment vite en rugissements. Je n'arrive plus à me contrôler.
J'arrive enfin à l'hôpital. Huit minutes pour m'y rendre, record personnel pulvérisé. Je me gare devant l'entrée, à l'endroit réservé aux ambulances. Merde, tant pis pour l'interdiction. Moi aussi c'est une urgence, je suis peut-être malade après tout. Je me précipite vers les portes automatiques et manque m'écraser dessus. C'est seulement là que je réalise.
Dans le grand hall blanc d'ordinaire bondé règne un silence de mort. Pas un patient, pas un médecin, pas un bruit. L'hôpital est un tombeau aseptisé. Et ce silence, mon dieu ce silence... Je sens les larmes me monter aux yeux. Je porte les mains à mes tempes. Mes genoux flageolent. Je serre les poings...
Et je hurle.
Ma voix heurte les parois de ce volume stérile et revient me frapper de plein fouet tandis que j’éructe de plus belle, comme un fou dans une chambre capitonnée.
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