23 — Discrétion (3/3)

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Le lendemain, je me sentais comme neuf. Grâce à ce « traitement régénératif », je pouvais désormais me lever, marcher, bouger, et, accessoirement, respirer, sans souffrir le martyre. Je rattrapai le temps perdu en réexaminant mes découvertes du tunnel. J’avais dessiné pas mal de croquis et pris beaucoup de notes en attendant de pouvoir faire développer mes photos.

Assis par terre, je déballai pour la première fois depuis mon agression les preuves rapportées. Mathilde restait plongée dans son bouquin.

— Qu’est-ce que vous lisez ? demandai-je en extirpant du sac la lentille de l’espèce de projecteur trouvé là-bas.

— Un roman policier écrit en 2354. C’est une histoire racontée d’une façon sortant de l’ordinaire, car l’auteur était une personne artificielle.

2354 ? Qu’est-ce qu’elle me raconte encore ? Nous sommes en 2059. Parlerait-elle encore de ce calendrier géorgien ?

— Une personne… artificielle ? Les machines qui pensent, c’est ça ?

— C’est plutôt réducteur de les appeler ainsi. Les personnes artificielles étaient effectivement des ordinateurs, pour simplifier, mais leurs capacités de raisonnement et l’individualité qu’elles avaient développées débouchèrent à la création d’un statut juridique pour elles. C’étaient des citoyens à part entière dans cette société.

— Vous faites référence à la civilisation ayant bâti la cité sous la Brume ?

— Oui.

— Et ça raconte quoi cette histoire ?

— C’est un détective qui enquête sur une affaire de vol d’œuvres d’art. Il se retrouve confronté à des trafiquants en bande organisée à l’échelle du système solaire. L’intrigue se déroule dans une station spatiale en orbite autour de Vénus qui abrite un casino et un hôtel de luxe. En soi, le décor est assez classique. J’aime surtout la façon dont l’auteur exprime les sentiments des personnages. C’est un exercice impressionnant pour des entités qui ont découvert et développé cette notion par elles-mêmes.

Elle referma son bouquin et m’observa quelques instants. Je venais de sortir mon appareil photo de sa sacoche. J’eus un pincement au cœur lorsque je constatai l’état de l’objectif. Trois lentilles s’étaient cassées, certainement pendant ma chute. Je me sentis las et triste, c’était un cadeau de Nathalie. Par chance, la pellicule dedans n’avait rien. Je la rembobinai pour la ranger avec les autres.

— Ce roman fait écho avec la situation dans laquelle vous vous trouvez, Alexandre, reprit Mathilde.

— Ah oui ? m’étonnai-je en me retournant vers elle.

Pas plus tard que la veille, ce simple geste m’aurait fait hurler de douleur.

— Ces personnes faisaient partie d’un groupe qui est lui aussi conscient de l’existence de l’ancienne civilisation. Nous ne considérons pas cela comme un secret. Eux, si. Ils ont découvert il y a une cinquantaine d’années ce fait, et surtout, de nombreuses technologies laissées à l’abandon. Cela va de certains appareils domestiques qui, mal utilisés, peuvent devenir dangereux. Ou encore des armes dont les humains en ont toujours été très friands, Alexandre.

J’opinai de la tête. Même si j’ignorais tout de cette fameuse société perdue, le monde antique foisonnait de ce genre de récit.

— Le problème, continua-t-elle, c’est que tout ceci revient à mettre des briquets dans les mains d’enfants. Ils ne comprennent pas son fonctionnement, ils jouent avec, et les conséquences sont désastreuses. Et si ce que vous m’avez dit est vrai, ils ont potentiellement obtenu les armes plus dangereuses jamais conçues.

— Le rouquin ?

Elle pouffa de rire.

— Oui. Moi-même, je n’ai aucune idée des détails, et je ne pourrais pas non plus vous dire pourquoi elle a cette apparence. Mais j’en ai informé mon entourage. Je sais que, parmi les miens, certains les connaissent.

— Les vôtres ? Vous me présentez mes agresseurs comme un groupe plutôt organisé, mais j’ai l’impression que vous faites vous aussi partie d’une bande.

— Nous nous considérons comme une famille, bien que nous n’ayons pas de liens de parenté. Nos activités historiques nous ont permis d’évoluer vers un rôle d’observateurs et de protecteurs de la reconstruction.

— Vous parlez comme si vous avez connu cette ancienne civilisation. Vous ne me paraissez pas si vieille, pourtant, ironisai-je.

— Merci, répondit-elle avec un grand sourire.

— Ce que je ne comprends pas, Mathilde, c’est que vous avez l’air d’être très informée sur ce groupe de trafiquants. Néanmoins, j’ai l’impression qu’ils passent leur temps à vous filer entre les doigts. Avec les technologies dont vous disposez, ça me semble étrange.

Mathilde soupira, j’avais peur de l’avoir offensée.

— Vous avez raison, Alexandre. Nous avons du mal à les arrêter. Même si nous avons quelques talents utiles, nous ne sommes pas des créatures omniscientes. Nous étions beaucoup aidés dans nos missions auparavant, car nous profitions d’une logistique et de réseaux de communication très performants. Grâce à ces moyens, on pouvait retracer seconde par seconde l’activité d’une mouche depuis l’espace. Aujourd’hui, tout ceci n’existe plus. On doit donc les traquer à l’ancienne.

Elle saisit son livre et le pointa de l’index. Je remarquai que la couverture portait des inscriptions similaires à l’alphabet inconnu rencontré à plusieurs reprises.

— Comme le détective de cette histoire. Son enquête s’avère ardue, car il doit opérer sous les radars pour éviter de se faire repérer. Pour nous, c’est l’inverse : les détecteurs ont disparu, et donc tout le monde arrive à agir en toute discrétion. C’est pourquoi nous surveillons les personnes susceptibles de devenir des cibles pour eux, telles que vous, ou les Van Enhoorte.

— Je pense que je comprends.

Cette phrase sortit de ma bouche comme un automatisme. En réalité, ses explications m’embrouillaient encore plus. J’avais fini par admettre cette théorie d’une ancienne civilisation humaine plus avancée, et les preuves collectées allaient m’aider à l’appuyer. En ce qui concerne les motivations de mes agresseurs, cela restait bien trop flou. Je ne savais pas si Mathilde faisait exprès de me cacher des informations, ou bien si elle-même atteignait les limites de ses connaissances.

Mathilde se leva, enfila sa veste et rangea son livre dans la poche intérieure.

— Vous n’avez plus besoin de moi dans l’immédiat, Alexandre. Je dois partir m’occuper d’autres affaires.

Je me redressai dans un grognement et lui tendis ma main pour la saluer. Elle serra la mienne avec une poigne dont la fermeté me surprit.

— Merci encore pour votre aide, Mathilde. Sans vous, j’étais mort. Je ne l’oublierai jamais.

— Je tâcherai de veiller sur vous, mais faites attention. Et continuez d’explorer, de vous poser des questions, et d’écouter votre curiosité. À ce propos, je crois que mon frère vous a évoqué un endroit à aller voir, non ?

— Votre… attendez, le type de la gare, c’est ?

— Oui, nous faisons partie de la même famille.

Je grimaçai involontairement. Elle hocha de la tête avec un sourire.

— Il m’a donné des coordonnées que j’ai presque aussitôt oubliées, bougonnai-je.

Mathilde soupira d’un air dépité en se frottant le front.

— Il est incapable de s’exprimer clairement… Transportez-vous une carte du monde dans vos affaires ?

Je partis fouiller dans ma valise et en extirpai un atlas. Elle l’ouvrit et le feuilleta pendant quelques instants. Elle me tendit le livre en désignant un endroit sur le continent sud, au niveau de l'équateur.

— C’est là. Le train mondial s’arrête à côté, vous pourrez vous y rendre avec. Ça sera l’occasion de faire un voyage sur la moitié du globe avec votre petite-amie.

C’était une bonne idée et je l'avais déjà eue, même si je craignais de voir Nathalie soit encore plus exposée dans cette histoire. Si les trafiquants lui avaient envoyé aussi une lettre de menace pour m’empêcher de venir ici, que se passerait-il si nous partions à deux dans ce but ?

— Qu’y a-t-il là-bas ?

— Vous n’avez qu’un seul moyen de le savoir.

— La manie de votre frère semble héréditaire, ironisai-je.

Mathilde me quitta en me souhaitant bonne chance. J’entourai l’endroit pointé sur la carte, puis le livre retourna dans ma valise.

Je passai l’après-midi à examiner le tas de ferraille ramassé dans le tunnel, affublé de deux lentilles cassées et en partie rongé par de la corrosion. Des inscriptions cryptiques s’y trouvaient, avec ce que j’estimai être des numéros. Les câbles arrachés derrière ne sortaient pas de l’ordinaire. Je notai la présence de vis qui pourrait permettre de le démonter. J’allais donc devoir dénicher un ingénieur capable de s’en occuper en toute discrétion.

Le casque de protection, découvert là-bas, traînait encore au fond de mon bagage. Je l’extirpai pour l’observer à la lumière. Je n’avais pas rêvé, il appartenait bien au centre de recherches volcanologique de Maia au vu de l’inscription dessus. Et il présentait des traces marron inquiétantes.

Je craignais que cette altercation et ma convalescence n’aient retardé mon planning pour le retour. Par chance, je n’avais pas trop perdu de temps et le train devait passer dans six jours à Maia. Je pouvais donc profiter d’une journée sur place pour revoir Erika et lui présenter cette découverte. Un rendez-vous au même restaurant que la dernière fois nous permettrait de rester discrets.

Le mot d’ordre que je m’étais soudainement imposé se répétait dans ma tête : discrétion. Au vu des proportions prises par cette enquête, c’était désormais indispensable. Je ressentais une certaine excitation mêlée à de la crainte à l’idée de jouer les agents secrets.

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