Note à l'attention du directeur de cabinet du ministre des Affaires internationales et exoplanétaires - compte-rendu d'entretien
Clavius, 30 août 2139
CR 201/DAS
Secret absolu
Le Directeur des Affaires Spatiales a rencontré ce jour l'Envoyé Spécial de la Colonie Lagrange III, avec lequel il a longuement évoqué les derniers développements de la crise de Lagrange I. M. Adamov, semblant manifestement à peine remis du long séjour en apesanteur occasionné par sa mission sur l'Hyperstation Korolev, où il avait en vain tenté de raisonner les représentants de Lagrange I durant « l'éprouvante et interminable » Conférence des Colonies Autonomes, était extrêmement tendu, la position qu'il avait à défendre semblant à première vue bien peu lui convenir.
Il a commencé par rappeler la vive préoccupation des autorités de Lagrange III, relative à l'intention fermement affichée de Lagrange I de se désolidariser du Groupement Lagrange et de transformer la colonie en vaisseau capable de quitter le système solaire. Les motifs religieux invoqués (appel du Grand Tout à le rejoindre au centre de la galaxie) lui paraissaient peu crédibles, et il préférait retenir l'hypothèse (prudemment avancée il y a quelques semaines par notre Ambassadeur sur Mars) d'une dégénérescence mentale grave de l'ensemble des occupants de Lagrange I, qui aurait engendré cette « épidémie de mysticisme de bazar » et mené à cette décision irrévocable, désastreuse pour l'ensemble des communautés Lagrange, sans préjuger des conséquences néfastes sur Terre même.
Après avoir rappelé les menaces à peine voilées d'une utilisation d'armes « secrètes » contre quiconque tenterait de s'opposer au Projet Éternité, menaces qui visaient très précisément Lagrange III, M. Adamov nous a informés de la décision de son Directoire, encore non officielle, de couper toute relation avec Lagrange I, et de mettre au plus vite en œuvre le déploiement du Bouclier de Pavlov, afin de parer à toute éventualité – pour ne pas dire à la certitude d'une tentative de prise de contrôle voire de destruction de Lagrange III par des éléments infiltrés (pour autant qu'il ne fût pas trop tard).
Sur ce point, auquel apparemment M. Adamov ne souscrivait que du bout des lèvres, le Directeur a tenu à souligner que de tels développements ne manqueraient pas de susciter une dénonciation unanime, et a insisté sur la nécessité de ne pas prendre de mesures trop radicales ou disproportionnées. Nous étions par ailleurs défavorables depuis le début au Bouclier de Pavlov, dont la nature instable, révélée par les résultats de recherches récentes, en faisait un outil moins utile que potentiellement dangereux. Le rayon du bouclier qu'emploierait Lagrange III nous étant inconnu ainsi que son degré d'imperméabilité, les plus vives réserves devaient être formulées. Il fallait en outre noter que l'on suspectait ce dispositif d'émettre un taux de rayonnements trop nettement supérieur aux normes admises, et certains experts estimaient enfin que le bouclier, dès sa mise en action, ferait échapper Lagrange III à toute influence gravitationnelle, et qu'ainsi la colonie deviendrait purement et simplement incontrôlable.
M. Adamov, théoricien reconnu et admiré des champs aléatoires séquentiellement continus, a répondu assez sèchement à ces objections, en remarquant qu'à la tête de notre comité d'experts se trouvait le professeur Benford, lequel était unanimement considéré comme un âne, et de surcroît un âne émasculé (ceci en référence à l'attentat perpétré en juin dernier lors de l'Assemblée Universelle des Astrophysiciens par des relativistes durs, qui fit sept morts et une quinzaine de blessés, dont M. Benford). Les avis du professeur Benford devaient être considérés pour ce qu'ils étaient, à savoir des stupidités insondables, d'autant qu'ils négligeaient ouvertement et systématiquement l'ensemble des recherches menées sur Lagrange III par un collège de physiciens de haut niveau, dont les capacités intellectuelles étaient « sans conteste plus flagrantes que celles de ce sale petit con d'Anglais ».
Le Directeur a alors réitéré notre volonté, parfaitement connue de tous, que fût respecté un moratoire sur le développement du Bouclier de Pavlov, malgré les menaces pressantes de Lagrange I. Il convenait également de rétablir des contacts de haut niveau, leur absence pouvant se révéler catastrophique, et il a suggéré que, puisque le nœud de la crise était religieux, bien avant d'être d'ordre stratégique ou économique (les incidences sur ce plan étant extrêmement limitées), une mission de bons offices menée par le Saint-Siège pourrait être montée d'urgence.
M. Adamov, balayant toutes nos suggestions, dont cette dernière qu'il tenait pour « parfaitement risible », a ainsi montré combien l'ampleur du problème avait pu échapper au Département, et combien les relations bilatérales entre Lagrange I et III s'étaient rapidement dégradées depuis la récente Assemblée des Directoires, où leurs dissensions avaient fait l'objet d'un nombre non négligeable de débats. Il lui fut alors rappelé qu'un conflit militaire dégénérerait inévitablement et que tant les colonies (orbitales ou planétaires) que l'Union Terrienne auraient à souffrir durablement de ses retombées. Nous appelions chacun à la plus grande retenue, et espérions que le Secrétaire Général de l'Assemblée des Directoires, connu pour avoir su dénouer bien des crises graves, devant prochainement visiter l'ensemble des colonies, saurait apaiser les humeurs belliqueuses de Lagrange I qui avaient suscité la mise en œuvre de sanctions économiques drastiques.
M. Adamov ne tenant aucun compte de ces propos, le Directeur a cru bon de souligner avec vigueur que la politique menée depuis plusieurs mois par Lagrange I, ainsi que la dérive sectaire constatée, n'étaient pas de nature à bouleverser l'équilibre politico-stratégique. Lagrange I était une colonie de taille très modeste et assez ancienne. Son influence était restreinte. Son retrait du Groupement Lagrange ne pourrait, à tout prendre, qu'être bénéfique pour l'ensemble des Colonies, dont les relations multilatérales souffraient des manœuvres obscures de Lagrange I.
M. Adamov a alors, sans nul doute volontairement, trahi la réalité des intentions réciproques de Lagrange I et III. Il est apparu que le Département avait estimé, à tort, que l'enjeu de la crise était la cohésion du Groupement Lagrange, dont on connaît les fragilités (des tensions persistant entre elles, relatives à l'unification monétaire et à la libre circulation des spationefs), et à plus vaste horizon de l'Union des Colonies Autonomes, dont la structure encore lâche pourrait être mise à mal par la défection d'un de ses membres. Ayant traité le Directeur et ses collaborateurs de « sous merdes à la bite pleine de pus », il s'est lancé dans une diatribe scatologique et touffue contre les gouvernements terriens puis, louant le Grand Tout et ses prêtres, il a annoncé qu'il sodomisait tout le Département, que, par ailleurs, le bouclier venait d'être mis en service au moment de cette entrevue, et que nous ne pouvions désormais plus empêcher Lagrange III de distancer radicalement Lagrange I dans la course engagée, à notre insu, ainsi qu'à celle des instances multilatérales compétentes, pour gagner le noyau galactique.
Il a en outre déclaré que d'ailleurs le bouclier mis au point par Lagrange III était d'une nature telle qu'il allait d'ici quelques heures générer un trou noir artificiel, lequel leur permettrait de « prendre un raccourci », que si nous devions en subir les effets, ce serait à ses yeux d'une importance minime, et enfin que lui, esprit supérieur, avait « trouvé bien mieux » et serait le premier arrivé. Puis, après un dernier et tonitruant rire, accompagné d'une invitation plusieurs fois réitérée à ce que chaque agent du Ministère aille se faire « sauvagement défoncer le trognon », M. Adamov a sorti un annihilateur de poche et s'est suicidé sous les yeux du Directeur.
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