Partie 3

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Je prenais ma pause de 10 h, Anissa tartinant ses biscottes avec du beurre, lorsque Julien entra en soufflant dans la cuisine.

— Non mais elle m’fait chier, cette pute !

— Qui ça ? demanda Anissa.

— La pute d’la chambre 516. Elle est allergique à tout ! Hier, j’lui ai rapporté des carottes et elle m’a fait r’tourner l’plat. J’lui ai ram’né des tomates, c’était la même ! J’suis pressé qu’elle s’barre, cette pute.

— Elle a une maladie congénitale, intervins-je avec dureté, ce n’est pas de sa faute si elle est allergique à tout.

— C’pas toi qu’doit lire l’double page d’toutes ses allergies ! Non mais r’garde-moi ça : elle peut même pas manger d’chocolat, ni d’fraise, ni …

— Ce n’est pas une raison pour l’insulter, le coupai-je.

Anissa s’amusa de ma réaction et elle ne put s’empêcher de me dire :

— Bah, laisse-le râler. Si ça lui fait du bien, c’est pas un problème. On a tous parlé sur le dos des patients au moins une fois, alors…

— Pas moi, lui répondis-je, outré par ses propos.

Julien s’avança alors vers moi, décidé à me tenir tête.

— Sérieux, Tom, t’es lourd. J’dis c’que j’veux et c’pas un mioche comme toi qu’va m’faire la morale, menaça-t-il.

— Ah oui ? Et sinon quoi ? rétorquai-je en me levant, prêt à l’affronter.

Il recula d’un pas, surpris par ma réaction. Anissa semblait s’être affaissée sur sa chaise, attendant la suite avec réticence.

— Bon, ça va. On va pas s’battre pour ça, souligna Julien en reculant.

— Qu’est-ce qui s’passe ? intervint le jeune aide-soignant en passant la tête par la porte.

Cette intervention coupa court à la confrontation et chacun se remit en mouvement. Anissa se leva de sa chaise pour sortir. En passant à côté du jeune homme, elle lui répondit :

— Oh rien, t’en fais pas. On devait pas faire la chambre 518 ensemble ?

Chacun sortit ainsi de la cuisine, Julien me jetant un regard méfiant par-dessus son épaule. Je pris quelques instants pour calmer mon palpitant, analysant ce qu’il venait de se passer.

Je n’avais jamais aimé l’injustice. Cette patiente ne méritait pas d’être traitée de la sorte. Les mots peuvent faire plus de dégât que n’importe quels coups ; il faut les employer avec précaution.

Je jurai avant de poser ma tasse et de retourner à mes soins.

Je traçais à l’encre noire les différentes étapes de mon plan macabre. Je préparais toujours mes meurtres à l’avance, ne laissant aucune chance à l’imprévu. Chaque détail était réglé au millimètre près, chaque étape peaufinée avec soin. L’Ordre était le fil conducteur. Je préparais toujours deux ou trois ébauches afin de ne pas me laisser surprendre, la nécessité d’ôter la vie pouvant se manifester à tout moment. La victime était souvent choisie a posteriori.

Je suivais un cheminement similaire pour chacun de mes plans, vérifiant si j’avais en ma possession le matériel nécessaire, les plages horaires adéquates, des alibis qui tenaient la route. Cela demandait une concentration sans faille, ainsi qu’une relecture acharnée.

Pourtant, une erreur pouvait être commise : l’autre jour, j’avais brûlé ma voiture, cet incident n’était pas au programme. Je n’étais pas sorti avec l’idée de tuer ce jour-là. Seulement, après une dispute avec Célia, cette fille avait eu la mauvaise idée de traverser devant moi, au passage piéton. Je n’avais eu qu’à lui proposer de la ramener chez elle. C’était simple. Trop simple à mon goût. Elle était tellement faible et inconsciente du danger que je n’avais même pas eu à l’attacher. Trop sûre de ses charmes, elle n’avait pas vu sa mort approcher.

Elle était apparue naturellement sur ma liste. C’était typiquement le genre de personne qui méritait de mourir. D’après mes recherches, elle vivait seule et elle était censée être partie en vacances. La police ne devrait pas parvenir à l’identifier avant quelque temps.

Pour ma voiture, bien qu’elle ait entièrement brûlée, les soupçons pourraient facilement être éveillés ; surtout ceux de Célia. Ses aptitudes lui permettraient de faire le lien. C’est pourquoi, je ne l’avais pas informé de la perte de ma voiture. Je prenais le métro et le bus, me débrouillant pour qu’elle n’y voie que du feu. Il devait être trop risqué de s’aventurer sur les sites de vente auto, alors je prenais mon mal en patience. Si un problème survenait, je miserais sur la fourrière.

Je jetai un coup d’œil à ma montre. Célia n’allait pas tarder à rentrer. Je m’étirai avant de commencer à ranger mes affaires. Une fois qu’elles furent ordonnées, je levai l’assise de ma chaise, dévoilant ma planque dans le creux de la ceinture. Je refermai le tout, sortis de mon bureau et me dirigeai vers la cuisine. Ce soir, gratin de pomme de terre.

…Plusieurs années auparavant…

Chaque jour, je devais faire mes devoirs sous la supervision de ma mère. Installé sur la grande table du salon, je travaillais dur aussi longtemps qu’elle le jugeait nécessaire. A chaque perte de concentration, elle me rappelait à l’ordre, surveillant mon temps passé sur chacune des pages. La peur de ne pas être à la hauteur m'étouffait à chaque seconde.

La fatigue accumulée me fit alors commettre l’erreur fatale : j’avais passé une minute de trop sur mon cours de maths.

— Comment veux-tu avoir un bon métier plus tard, si tu n’es même pas capable de comprendre un cours de CM1 ? Reprends depuis le début !

Ce genre de séance durait en général jusqu’au repas, mais pouvait se poursuivre bien plus tard si j’en étais privé pour une quelconque raison.

— Regarde-toi, tu es laid. Ton travail est ta seule chance de t’en sortir.

Alors, j'apprenais, relisant plus que de raison mes cours, faisant des exercices supplémentaires que me donnaient ma mère. Elle avait, d’ailleurs, réussi à me faire sauter une classe. Les maîtresses vantaient mon intelligence particulière ; ma mère ne s’en contentait pas.

— T’en es encore à cette page ? Même les CP iraient plus vite !

Après un temps de révision qui lui semblait suffisant, elle m’interrogeait sur mes cours, me tendait des pièges et me poussait à me dépasser. Si j’avais le malheur de me trompait dans ma réponse, je devais réécrire le paragraphe de mon cours une centaine de fois. La fatigue ne constituait pas une bonne excuse.

— Non. Le 18 octobre 1534 c’est l’affaire des placards, et pas des armoires ! Recommence.

J’aurai pu perdre toute mon énergie à la tâche, mais elle s’arrêtait avant de franchir mes limites.

— Un enfant mort, ça ne sert à rien. Allez. Va te coucher !

…De nos jours…

Célia avait eu l’idée de faire une soirée camping. Cela se résumait, en réalité, à faire griller des chamallows dans la cheminée. Nous nous étions installés sur un coussin, collés l’un à l’autre. C’était étrange, mais amusant. Ma copine avait toujours des idées originales ; j’avais fini par ne plus m’en étonner. Je souris en repensant à la fois où elle avait décidé de faire une soirée mousse. Nous avions passé deux jours à remettre l'appartement dans un état correct.

— Le feu est quelque chose d’apaisant, tu ne trouves pas ? dit-elle, me sortant de mes pensées.

— Oui, c’est vrai.

Le feu représente à mes yeux la justice que Dieu n’a pas donné. Indépendant de toute notion de bien ou de mal, rabaissant la morale à la notion de concept, il est une dualité entre la lumière et les ténèbres ; une presque neutralité.

Le silence se réinstalla avant d’être brisé de nouveau par une question qui me trottait dans la tête depuis quelques jours.

— Du nouveau dans l’affaire du Pyromane ? demandai-je.

Elle se rapprocha un peu plus de moi, le regard perdu dans les flammes.

— Oui, ils ont enfin identifié la dernière victime. C’est une fille de ton hôpital, ajouta-t-elle en me voyant froncer les sourcils.

— Sérieux ? Ça craint…

— Sa famille s’inquiétait de son silence, alors ils l’ont portée disparue. Après, les flics ont découvert un bracelet dans les cendres qui avait résisté à la chaleur. C’était le sien.

— Ah, soufflai-je.

Foutu bracelet. La prochaine fois, je brûlerai les affaires personnelles moi-même. Ce genre d’erreur pourrait coûter cher. Mais bon, on ne naît pas tueur en série, ça s’apprend, pensai-je. Ce qui est sûr, c’est que je ne commettrai pas deux fois la même erreur.

— En tout cas, ils n’ont trouvé aucun lien direct entre toutes les victimes, reprit-elle. Mis à part que ce sont toutes des femmes. Les flics disent qu’il est organisé et que ça pourrait être n’importe qui.

Elle se mit à frissonner.

— Ne t’en fais pas, la réconfortai-je. Il ne t’arrivera rien.

Elle leva les yeux vers moi.

— Comment peux-tu en être si sûr ? me demanda-t-elle.

— Je ferai en sorte qu’il ne t’arrive jamais rien, je te le promets.

Je la sentis se blottir un peu plus contre moi. Je resserrai mes bras autour d’elle. Tout ira bien.

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