Partie 5

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…Plusieurs années auparavant…

Je n’avais le droit à aucun jouet, hormis un ours en peluche que j’avais nommé Mika. Il était mon ami et mon seul réconfort. Le soir, lorsque je pleurais silencieusement, je le serrais fort et ça allait mieux.

Aujourd’hui était le jour de mon dixième anniversaire. J’arborais désormais deux chiffres, ainsi que deux ailes qui avait subitement poussées dans mon dos.

J’avais pris la décision de parler à ma mère.

J’étais allé la retrouver dans la cuisine afin d’avoir une discussion avec elle. J’avais longuement répété ce que je comptais lui dire, mais je ne pus empêcher mon palpitant de battre lorsque ma voix brisa le silence.

— Tu n’es pas gentille, dis-je d’une voix vacillante.

Etant en train d’éplucher des légumes, elle se retourna lentement vers moi, tandis que je lui expliquais point par point ce que j’avais sur le cœur. Tout y passa. Les heures à travailler dur alors que mes amis n’en faisaient pas autant. Les séances devant le miroir qui me rendaient triste.

— Et en plus, tu ne me fais jamais de câlins !

Elle se contentait de m’observer, impassiblement, couteau à la main. Rien dans son expression ne m’indiquait que mes paroles atteignaient leur but. Lorsque j’achevai enfin mon monologue, elle me regarda droit dans les yeux. Soutenant son regard, je ne bronchai pas.

Au bout de plusieurs minutes, elle posa le couteau sur le rebord du plan de travail, puis sortit de la cuisine. Etonné, et m’attendant à être disputé, je pensai alors innocemment que j’avais gagné. Elle n’avait peut-être pas trouvé quoi répondre à ma révolte, après tout.

Je fus désabusé lorsqu’elle réapparut dans le salon, tenant Mika par une jambe. J’avançai vers elle, une boule au ventre. Elle s’arrêta à mi-chemin, face à moi, et leva mon doudou au-dessus de sa tête, sortant de son mutisme :

— Pour que tu n’oublies jamais.

Elle se remit à traverser le salon. Je ne comprenais pas où elle voulait en venir. Puis, je réalisai qu’elle se dirigeait vers la cheminée. Non, elle ne peut pas faire ça, pensai-je. Je n’eus pas le temps d’esquisser le moindre geste que Mika était déjà dévoré par les flammes.

Je me ruai devant la cheminée, de grosses larmes roulant sur mes joues. Mika disparaissait sous mes yeux. Je ne le reverrai plus jamais. Bientôt, il se changea en un tas difforme. Mon ami était mort.

Je sentis ma mère s’approcher, puis s’agenouiller à mes côtés. Sa voix n’avait jamais été aussi amère.

— Tu vois. Au final, tu n’as toujours été qu’un bébé.

Elle se releva et retourna dans la cuisine, comme si de rien n’était. Je restai devant la cheminée pendant de longues minutes, inconsolable. Je regardais les flammes danser, lécher, s’éteindre et se raviver.

Ma gorge me brûlait à force de retenir les larmes qui ne devaient plus jamais sortir. C’est à ce moment que je pris une décision. Celle de ne plus jamais ouvrir mon cœur. C’est plus simple de ne rien ressentir.

…De nos jours…

Quelques jours s’étaient écoulés depuis ma dispute avec Célia. Cette dernière m’avait informé, par SMS, que Johanna l’hébergeait. Elle souhaitait prendre le temps de réfléchir. J’avais accepté son choix, l’informant que la porte lui était toujours ouverte si elle souhaitait revenir. J’avais ajouté, à la fin du message, que sa présence me manquait, ce qui était vrai.

En cinq ans de vie commune, cette situation ne s’était jamais produite. Elle me laissait un goût amer et j’avais beaucoup de mal à m’en remettre. La vie sans elle me paraissait dénuée de sens. C’est pendant ces quelques jours que je compris l’ampleur de mon attachement. Moi, qui m’étais juré de ne plus jamais ouvrir mon cœur, elle me l’avait volé sans que j’y prenne garde.

Je me surprenais à penser à elle au travail, en cuisinant, en regardant la télévision. Le soir, je m’allongeai de son côté du lit, essayant par tous les moyens de sentir sa présence près de moi. Pour le moment, elle ne semblait pas vouloir me laisser une seconde chance.

J’avais peur de l’influence que ses amis pouvaient avoir sur elle. Même si je connaissais le caractère fougueux et indomptable de Célia ; dans les moments de faiblesse, il arrive qu’on laisse entrevoir une faille exploitable par des esprits malveillants. Je fulminai intérieurement à la simple pensée qu’ils puissent m’enlever celle que j’aimais. Je savais que si cela arrivait, ma liste funèbre augmenterait le nombre de ses invités.

Je m’étais également promis de lui parler de mon enfance. Mieux me connaître lui permettrait d’appréhender de façon objective et éclairée mes actes au quotidien. Elle comprendrait, j’en étais certain.

Ces quelques jours loin d’elle me permirent au moins de prendre certaines résolutions : j’avais décidé de lui ouvrir moi-même mon cœur. J’étais impatient qu’elle revienne pour que l’on puisse se réconcilier.

Et ce jour arriva enfin. Il était 10 h du matin, lorsque j’entendis la porte d’entrée s'ouvrir doucement. Je me levai précipitamment de ma chaise de bureau : j’avais reconnu ses pas, je les connaissais par cœur.

— Célia ? l’appelai-je en me dirigeant vers le salon.

Elle se tenait immobile, les pieds joints et le visage tourné vers le sol. Quand elle m’entendit arriver, elle leva ses yeux vers moi et me sourit tristement. Mon cœur descendit d’un étage : je pressentais le pire. Voyant mon désarroi, elle s’empressa de venir me serrer dans ses bras. Surpris, mais rassuré, la pression redescendait tandis que je l’étreignis à mon tour.

— Célia, par rapport à ce qui s’est passé. Je voulais te dire…

Je ne pus finir ma phrase car elle plaça son doigt devant ma bouche.

— Ce n’est pas entièrement ta faute, dit-elle. J’ai aussi ma part de responsabilité.

Elle resserra un peu plus son étreinte.

— Il faudra que l’on fasse des compromis. Tous les deux. Mais nous verrons ça plus tard. Pour le moment, j’ai juste besoin d’être avec toi.

Elle leva son visage vers le mien. Je lus dans ses yeux que je lui avais manqué.

— Moi aussi, j’ai besoin d’être avec toi, chuchotai-je en m’imprégnant de son parfum.

Nous avions toute la vie devant nous. Je n’avais pas abandonné l’idée de lui parler de mon enfance. Pour le moment, nous devions prendre le temps de nous retrouver. Une chose après l’autre.

Quelques jours s’étaient écoulés depuis le retour de Célia. Sa présence avait atténué mon envie de vengeance, mais ne l’avait en rien effacée. Elle grandissait dans l’ombre, attendant le bon moment pour éclater au grand jour. Croiser Margot au travail n’arrangeait en rien les choses, au contraire. Ces derniers temps, elle prenait un plaisir non dissimulé à s’acharner sur ma personne. Ce jour arriva donc plus vite que prévu.

J’étais de l’après-midi. J’avais fait en sorte d’arriver en retard, afin de pouvoir crever les pneus de sa voiture. Une fois notre service terminé, j’avais prétexté la fuite d’une stomie, que j’avais préalablement trafiquée, pour qu’elle vienne changer les draps du patient. L’équipe de nuit se préparait, alors, à débuter son tour. Anissa et les autres étaient déjà partis depuis longtemps. Il était 20 h 50 lorsque nous arrivâmes au parking, désert à cette heure.

Margot découvrit avec stupéfaction le sort de sa voiture et jura pendant dix bonnes minutes. Fatiguée, elle ne souhaitait pas attendre une dépanneuse. Je lui proposai gentiment de la raccompagner. En effet, je m’étais résigné à louer une voiture. Une fois qu’elle fut montée à bord, je pris soin de verrouiller les portières. En se rendant compte que je ne prenais pas la bonne direction, elle m’intima à plusieurs reprises de faire demi-tour.

Puis la panique la gagna, et je fus alors contraint de lui injecter la solution de loxapine. Je m’arrêtai un instant sur le bord de la route, afin de lui attacher les poignets et les chevilles. Mieux valait prévenir : elle semblait plus encline à se débattre que les autres. Je continuai à rouler jusqu’à une certaine distance en dehors de la ville, ses gémissements anesthésiés par le produit.

Nous étions arrivés sur une colline où la protection des arbres était satisfaisante. Je cherchai un endroit dégagé, ne souhaitant brûler la forêt pour rien au monde. Je trouvai rapidement l’endroit idéal : une esplanade surplombant un étang, assez loin de toute habitation. Cette fois, je laissai la voiture en dehors de mes plans et la garai près d’un arbre.

J’eus du mal à extirper Margot de l’habitacle : elle se débattait avec force, et pour tout dire, elle était un peu enrobée. Ses va-et-vient dans les couloirs de l’hôpital n’étaient pas parvenus à allonger sa silhouette. Je finis par la traîner par les pieds, faisant attention à ne pas me briser le dos. Je n’étais pas très sportif et déjà essoufflé par cet effort.

Un corbeau passa au-dessus de nous. Il devait sentir ce qui se tramait. Je retournai Margot sur le dos, observant l’incompréhension dans ses yeux exorbités.

— Tom, qu’est-ce qui s’passe ? geignit-elle, sa voix encore pâteuse après l’injection.

Je partis alors chercher l’essence dans le coffre. Lorsqu’elle vit le bidon, elle se mit à hurler.

— Silence, ordonnai-je.

Et elle se tut, pensant ainsi gagner mes faveurs. Elle ne les avait plus depuis bien longtemps, mais du moment qu’elle ne criait pas, peu importait.

— Putain, Tom, c’est toi ? C’est toi le Pyromane ?

Elle se traînait par terre, entravée par ses liens, tentant de s’éloigner de moi en gémissant.

— Apparemment, dis-je.

Comme à chaque fois, je restai calme, parvenant à contrôler entièrement chacun de mes gestes, chacune de mes pensées. Je ne ressentais rien. Je commençai alors à l’enduire d’essence, ne faisant pas attention à ses cris de détresse et à ses lamentations. Puis, j’allumai une cigarette, recrachant la fumée au visage de Margot en m’accroupissant.

Un sentiment de supériorité s’empara de moi, tandis que je déclenchai un brasier avec mon briquet. Le feu se répandit rapidement, l’essence ayant l’un des meilleurs points éclair. Je tirai sur ma clope en contemplant les flammes danser au milieu de la nuit. Le paysage était sublime.

Bientôt, les cris s'éteignirent et je pus profiter pleinement du spectacle. Provoquer un embrasement est un jeu d’enfant lorsque l’on possède les trois éléments clés du triangle du feu : un combustible, de l’oxygène et une source d’inflammation.

— Mince, j’ai oublié de vérifier qu’elle n’avait pas de bijoux, dis-je en jetant mon mégot dans le feu.

Je décidai alors d’attendre que le brasier se meure, l’aidant un peu. Cela mit assez longtemps, mais je pus finalement fouiller les cendres à la recherche d’un quelconque objet. Comme je ne trouvai rien, je décidai de rentrer, effaçant mes traces en retournant vers la voiture. C’est alors que je crus entendre des bruits de pas qui provenaient de la forêt. Inspectant les alentours, je finis par conclure qu’il s’agissait d’un animal sauvage. Je partis l’esprit libre.

Elle avait eu la justice qu’elle méritait.

En rentrant, je trouvai une place assez éloignée de l’appartement. Je devais ainsi marcher quelques minutes pour arriver jusqu’à chez moi. Je n’étais qu’à quelques mètres lorsqu’une voix m’interpela. Elle semblait provenir d’une ruelle perpendiculaire de l’autre côté de la route.

— Ce n’est pas bien.

Je m’arrêtai, scrutant l’obscurité afin de tenter d’apercevoir la personne qui m’adressait ainsi la parole. Malheureusement, il faisait nuit et je ne voyais pas grand-chose d’autre que du noir. Je distinguais seulement la silhouette d’un homme assez grand, son visage masqué par la pénombre. Quelque chose dans sa posture me fit évoquer la possibilité qu’il ne soit pas humain… Mais je devais mal voir. Ce ne pouvait être que ça.

— Pardon ? répondis-je alors.

Il se tenait toujours immobile, les bras tendus de chaque côté du corps.

— Nous te laisserons une deuxième chance si tu mets un terme à tes plans.

Sa voix était grave et rocailleuse. Interloqué, j’écarquillai les yeux. Ce n’était peut-être qu’un SDF, un peu bourré, qui délirait. La police ne pouvait pas m’avoir retrouvée, et si c’était le cas, elle ne me laisserait pas de seconde chance. Réfléchissant, je finis par statuer sur l’hypothèse du SDF et repris mon chemin en accélérant le pas. Il était peut-être saoul, mais il faisait bien peur.

Une fois dans la sécurité de mon appartement, je me détendis. Célia vint m’accueillir, enroulée dans un plaid.

— Alors, c’était sympa ? demanda-t-elle.

— Oui, tout le monde a pu venir, mentis-je. C’était chouette.

Une fois de plus, l’excuse des amis avait été employée.

— Super ! Bon, moi, je vais me coucher. Viens me rejoindre après, quand tu te seras douché, me lança-t-elle en se dirigeant vers la chambre. Tu sens la fumée.

J'acquiesçai et pris la direction de la douche.

Il pleuvait dehors. Les gouttes martelaient le vasistas de la salle de bain alors que je prenais ma douche. Je passais le gant avec acharnement, au point de presque m’en arracher la peau. Au plus je frottais, au plus il me semblait que du sang pénétrait dans mon corps, me salissant de plus bel.

Au bout d’un certain temps, satisfait de ma propreté, je me rinçai avec avidité, appréciant l’eau parcourant mon corps douloureux. Je restai encore un instant sous l’eau chaude, profitant de la quiétude apportée par la buée imbibant l’atmosphère. Personne ne saurait désormais, pensai-je. Les traces sont effacées. Tout est effacé. Tout va bien. Je vais bien.

Le lendemain, je ne travaillais pas. C’était l’un de mes rares jours de repos que j’attendais avec impatience. Je m’étais levé après que Célia fut partie. A sa place dans le lit, je profitais encore un peu du cocon chaud que formaient les draps sur mon corps. Je humai son parfum, un sourire germant sur mes lèvres. De toutes les femmes sur Terre, j’avais eu la chance de tomber sur celle qui me comprenait.

Soudain, une odeur étrangère vint me tirer des bras de Morphée que je commençais à regagner. Intrigué quant à son origine, je ne mis pas longtemps avant de sauter du lit pour rejoindre le salon. Je découvris, avec surprise, des tiges d’encens posées sur la table de la cuisine. Leurs fumées se répandaient lentement dans l’appartement, y purifiant l’air. Célia avait dû les acheter pour masquer les mauvaises odeurs : depuis quelque temps déjà, les évacuations refoulaient l’eau des égouts. Fort de cette conviction, j’entrepris de me préparer un petit-déjeuner. Une journée reposante était au programme.

…Plusieurs années auparavant…

J’étais assis par terre, dos au mur. Oui, cela reflétait bien la situation dans laquelle je me trouvais. J’étais coincé, sur le point de perdre tous les repères que j’avais tenté de conserver jusqu’à présent. J’allais perdre tous mes amis, et c’était entièrement de ma faute. Je n’aurais pas dû me confier à Jules. Il avait répété à ses parents mes plaintes contre les supplices que me faisait endurer ma mère.

Au départ, je n’avais pas voulu en parler ; mais il avait insisté, constatant sans doute le vide à l’intérieur de mon cœur. Si seulement je ne lui avais pas fait confiance. Pourquoi fallait-il qu’il me pousse à la faute ? Je n’avais, certes, pas tout avoué. Cependant, c’était assez pour déclencher l’alerte de ses parents. Ils avaient alors appelé ma mère, lui reprochant son éducation austère et étouffante, « déconseillé pour un collégien en pleine adolescence ». Elle leur avait répondu sèchement de se mêler de leurs affaires, avant de tourner son visage vers moi. Elle s’était alors avancée, soutenant mon regard de ses yeux de glace. Elle m’avait fait comprendre que la chose ne devait jamais plus se reproduire, puis m’avait envoyé dans ma chambre, où je devais rester dans le noir.

Le soir, elle m’avait annoncé que je ne retournerais plus jamais à l’école. Elle s’était arrangée pour m’inscrire au cours à domicile. Elle avait prétexté une phobie scolaire au téléphone, lorsque mon école l’avait appelée pour connaître la raison de mon absence. Personne ne s’était posé plus de question ; ou n’avait voulu s’en poser, et j’étais à présent enfermé dans cette prison dont je ne pouvais plus sortir. Ma mère m’y enfermait à double tour, chaque jour, en se rendant à son travail. Elle me donnait des tâches à réaliser avant son retour, et j’avais tout intérêt à ce que cela soit fait. Je n’avais pas de temps pour moi, et, plusieurs fois, je faillis à ma tâche, ma mère me punissant pour mon incompétence. Alors oui, j’étais dos au mur, la tête entre les mains dans l’obscurité de ma chambre, attendant que ma mère daigne faire taire le silence qui régnait en toute impunité.

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