5 - Dans la brume
Surpris par la purée de pois qui venait d'envahir l'horizon, Eléas dut se résoudre à cesser sa route. En homme prudent, il rangea sa voiture sur ce qui lui sembla être une place de stationnement et continua son chemin à pied. Le Gps lui indiquait la présence d'une auberge à moins de cinquante mètres. Quelle aubaine, dire qu'il aurait pu être pris au piège du brouillard en rase campagne.
La ouate tendre de la brume se dispersa légèrement pour lui laisser entrevoir la façade d'une bâtisse et ses lumières, promesses de chaleur et d'hospitalité. L’édifice en pierres taillées semblait austère et nimbé de mystère, au-dessus de la porte en bois massif se balançait, tel un gibet à sa potence, la silhouette d'une enseigne . Il s'agissait bien de l'auberge. Eléas se saisit du heurtoir. L'anneau en main, il hésita un instant avant de le taper contre la tête diabolique en laiton. Il émit trois coups, et entra.
L'auberge possédait un charme suranné. Des candélabres au mur éclairaient l’entrée jusqu'à la réception. Un homme en costume lui souhaita la bienvenue.
- Bonsoir, est-il possible d'avoir une chambre pour cette nuit ?
- Je suis au regret de vous informer que l’hôtel est complet cette nuit. Vous n’êtes pas le seul voyageur à avoir été piégé par le brouillard. Néanmoins, cette nuit étant spéciale, je peux vous proposer de passer la nuit dans notre salle de réception, nous disposons d'un bar bien garni et vous serez au chaud.
- C'est mieux que rien. Je vous remercie pour votre hospitalité.
- Laissez-moi vous montrer le chemin.
Eléas suivit le réceptionniste qui l'escorta jusqu’à une salle dont les grosses poutres en bois conféraient au lieu un caractère chaleureux. Une dizaine de personnes étaient en train de boire, manger et converser. Eléas remercia le réceptionniste et alla s'accouder au bar. Il commanda un verre de Lagavulin et posa son regard sur les personnes qui l’entouraient. Dans le coin, les gens avaient un sens étrange de la mode, un côté retro voire vintage, comme sorti d'un autre siècle. L'homme à sa droite portait une redingote noire sur un gilet d’où il tira une montre à gousset et un foulard de soie lui couvrait le cou. Se sentant observé ce dernier se tourna vers Eléas.
- Puis-je faire quelque chose pour vous monsieur ?
- Pardonnez-moi, je me disais que vous possédiez une bien jolie montre.
- En effet. Dommage qu'elle ne fonctionne plus. Offrez-moi un verre et je vous conte son histoire.
- Avec plaisir, cette nuit passera plus vite ainsi et je suis friand d'histoires.
Son verre offert entre les mains, l'inconnu débuta son histoire.
- Voyez-vous mon cher monsieur, cette montre m'a été offerte il y a maintenant très longtemps. Il y a plus d'un siècle il me semble, par une nuit similaire à celle-ci. J'étais un homme d'affaire, j'aimais les femmes plus que de raison. Et par une soirée de brouillard je l'ai rencontrée. Une beauté absolue, la peau claire, des cheveux ébène, des yeux gris , un port altier... Si jamais vous croyez aux sorcières je vous dirais bien qu'elle m'avait ensorcelé. D'ailleurs, croyez-vous à ce genre de chose, mon cher Monsieur ?
- Je suis du genre cartésien.
- Il vous faut des preuves pour croire. Soit ! J'en étais où ? Ah oui ! Je lui ai sorti le grand jeu, mes meilleurs atouts de séduction. Ça l'a fait rire. Elle m'a expliqué qu'elle ne se donnait qu'aux hommes qui lui offraient leur âme.
- Rien que ça. Elle était du genre romantique et entière, voire possessive ?
- Allez savoir qui voulait posséder l'autre. Mais elle voulait mon âme de façon littérale.
- Une folie que de dire oui alors...
- Ah bon ? Qu'est ce qu'une âme ? Utilisez-vous souvent votre âme ? Savez-vous à quoi elle ressemble ? Et où se trouve-t-elle, Monsieur le Cartésien ?
- Effectivement, vu sous cet angle.
- Est-ce que cela vous dirait que nous dînions pendant que je continue mon récit, c'est moi qui offre cette fois-ci. Je vous dois bien ça.
Le dîner servi, Eléas reprit la conversation.
- Dans les histoires où il est question de vendre son âme, en général ça s’avère être une mauvaise idée.
- Donc vous diriez non si on vous proposait ce genre de marché ?
- Sans hésitation !
- Je n'ai pas hésité longtemps, peut-être avais-je perdu la raison, mais je pensais que si je ne finissais pas ma nuit avec elle ma vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue. Alors j'ai dit oui. Nous avons partagé une nuit sublime. Bien au-delà de toutes mes aspirations.
- Mieux qu'avec les autres femmes ?
- Rien à voir. Tout était tellement plus intense. Un festin pour mes sens et mon cœur. En parlant de festin, comment est votre pièce de bœuf ?
- Très bonne merci. Et donc une fois votre nuit finie, que s'est-il passé ?
- Quand elle a voulu partir, je l'ai suppliée de rester. Elle m'a dit que cela lui était impossible, qu'elle n'avait qu'une nuit de liberté dans l'année et qu'elle me l'avait déjà offerte .
- Je ne comprends pas, une nuit par an... Elle avait un mari ?
- Ouvrez votre esprit mon cher compagnon. Ouvrez votre esprit au monde de l'occulte, des sorcières et des fantômes. Elle m'a offert cette magnifique montre à gousset qui s’arrêta à l'instant où je mis fin à mes jours. Un souvenir de notre nuit de passion. Mais à quoi bon vivre sans elle, après avoir connu l'extase de la serrer contre moi ? Alors je me suis pendu.
- Vous avez dû abuser de la bouteille bien avant mon arrivée.
- Des preuves pour un incrédule, dit-il en soulevant les pans de son foulard de soie argenté dévoilant les marques encore rouges de la corde sur sa peau.
La peur commença à remonter le long de colonne vertébrale d'Eléas, ses poils se hérissèrent et son cœur accéléra alors que sa mastication se fit plus lente.
- Savez-vous quel jour nous sommes ? demanda l'inconnu
- Le 31 octobre, répondit Eléas la bouche pleine, la peur lui faisant oublier les principes de politesse.
- Alors voilà, j'ai le droit à une nuit par an sur cette terre comme tous les esprits. C'est cette nuit. Et si je veux pouvoir la passer avec elle, il me faut lui offrir une preuve de mon amour, un sacrifice. Vous ai-je dit que cette montre fonctionne une fois par an ? Écoutez la divine mélodie de ses aiguilles qui s'agitent enfin. Elle est en chemin. Et vous allez mourir mon cher. Ce fut un plaisir de partager ce moment.
Tétanisé par l’incompréhension et la peur, Eléas en oublia d'avaler le morceau de bœuf qu'il avait dans la bouche. La porte de la salle claqua. Une sculpturale et éblouissante femme aux cheveux de jais parut. Eléas en eut un hoquet de surprise, la pièce de bœuf alla se loger droit dans son gosier pour en obstruer les voies aériennes. Et alors qu'il s'étouffait, l'inconnu se leva et lui glissa à l'oreille « À l'année prochaine peut-être mon ami, je vous laisse, je ne voudrais pas perdre une seconde de cette nuit »
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