11- Une soirée bien arrosée
Dans le tumulte assourdissant du pub, Antoine boit. Il y a deux heures, il riait attablé au bar avec deux collègues. De pinte en pinte, et de shot en shot, il s'est mêlé aux conversations et a tissé des amitiés d'un verre. Au fil de la soirée ses compagnons d'armes l'ont abandonné à ces amitiés qui durent le temps de vider sa chope. Mais qu'importe, Antoine fraternise à coups de carte bleue et de tournées offertes, il ne veut pas rentrer ce soir. Après trois mois de mer, il veut rire et tout oublier. Il veut vivre, et quand le liquide frais et ambré coule dans sa gorge, il se sent vivant.
Il titube de groupe en groupe, sourit, il est heureux, les mots commencent à s'emmêler. La terre vacille, mais comme il a le pied marin, il garde le cap et boit un nouveau verre. D'ailleurs, comment ce verre est-il apparu dans ses mains ? Antoine n'a plus conscience de tout, mais il s'en fout. Ça y est, il se souvient, il a donné son portefeuille à la jolie blonde à l'entrée pour qu'elle lui ramène un verre. Et elle l'a fait. Elle lui a aussi remis son portefeuille dans sa veste en lui disant de faire attention. Il y a encore des bonnes âmes dans ce monde.
Alors qu'il rigole avec deux types et leur expose sa dernière théorie du complot, le barman prend sa chope, la transvase dans un gobelet en plastique et l'escorte gentiment vers la sortie. Il est deux heures du matin, le bar ferme ses portes et la soirée tire à sa fin.
Sous la lune d'hiver et ses constellations glaciales, les gens s'embrassent et se quittent. Bientôt Antoine se retrouve seul sur la grande place, il hume l'air à s'en déchirer les poumons. Ivre de liberté il court vers la fontaine qui trône au centre de la place, mais le sol se dérobe sous ses pieds et il s'écrase sur les pavés. Le barman qui rangeait les chaises de la terrasse s'inquiète.
- Comment tu comptes rentrer chez toi ?
- À pied, je dors sur base, répond-il péniblement en pointant du doigt la porte principale de L'Arsenal. J'ai juste à traverser.
- Ok, ça va, sois prudent et couche-toi vite.
Antoine se concentre sur ses pas, il regarde le sol, et tente dans le noir d'en deviner les moindres obstacles. Tout à sa concentration, il ne voit pas le signal piéton passer au rouge. Il avance, pied droit, pied gauche, pied droit... La voiture surprise de voir un homme en plein milieu de la rue, pile. Les pneus crissent, le chauffeur donne un coup de volant et change de voie au dernier moment. Antoine n'a rien vu, un ange doit veiller sur lui.
- Laisser-passer ! lui demande l'agent chargé de la sécurité de la porte.
Les doigts gelés, Antoine fouille dans ses poches, il tire sur son porte feuille et avec son habileté d'homme saoul, le portefeuille et son contenu se déversent sur le sol. Il se penche pour le récupérer et s'affale de tout son long. Un agent de sécurité quitte la guérite pour voir la scène et l'ivrogne de plus près.
- Vous ne pouvez pas rentrer. Pas d'homme saoul à l'intérieur du site.
- J'suis Ieutenant d'vaisseau, laizez-moi renter, fais foid dehor.
- Vous prenez un véhicule capitaine ?
- Non, à pied, j'dors su base.
- Laisse-le rentrer, que veux-tu qu'il lui arrive ? Demande le deuxième agent
- C'est bon pour cette fois capitaine. Rentrez vite.
- Merci.
Quel soulagement, pendant un moment Antoine s'est imaginé dormir à la belle étoile, mais avec ce froid de fin décembre il n'aurait pas vu le jour poindre.
Ça fait déjà bien trente minutes qu'Antoine marche dans l'obscurité, il a perdu tout repère et ne sait plus où se trouve son baraquement. La fatigue et le froid le taraudent, c'est bien malheureux ça de ne pas retrouver son habitation alors que des marins ont traversé des océans en se servant des étoiles et sont arrivés à bon port. Alors c'est décidé, il va marcher et suivre l'étoile du berger, ça finira bien par le mener quelque part.
Le nez dans les étoiles il avance, des minutes durant, il marche inlassablement, il ne voit ni son baraquement, ni le quai qui finit sous pas. Dans le silence d'une nuit d'encre, Antoine disparait dans un plouf.
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