Héritage du journal de bord
La promesse de Jean
Et c’est à moi qu’incombe l’obligation de vider le bordel de cette maison !
Le dernier-né de cette famille de scélérats. Quand je vois l’amoncellement du grenier, je n’ai qu’une envie : oublier mes racines et disparaître comme ce vieux forban de Jean…
Commerçante, cette famille ? Ouais, tu parles !
Moi je dirais plutôt combinarde et je suis léger ! Ça fait longtemps que j’ai coupé les ponts. Entre moi et mes parents ou même leurs ascendants, il n’existe plus qu’un lien, cette maison qui a autour de deux-cent-cinquante ans… Et qui tombe en ruine.
Je n’ai pas pu renoncer à l’héritage à cause de cette vieille rumeur d’un trésor familial et, peut-être, à cause d'un rien de nostalgie. Et il y a potentiellement, ici, des choses intéressantes à revendre. « Les débrouillards » ont parfois des secrets monnayables et j'aurais bien besoin d’un coup de main…
Ha ! Merde ! Plus vite je m'y mets, plus vite je pourrais passer à autre chose ; autant commencer par le fond du grenier près du vieux coffre dans sa gangue de poussière.
Il contient entre autre, un paquet de feuilles jaunies, couvert d'une écriture serrée et régulière
Tiens ! Justement, Le manuscrit est signé de Jean !
Jean le Forban…Jean les cheveux blancs...
Le père de mon grand-père, celui qui, à la naissance de son fils, a foutu le camp en Amérique…Et qui est rentré quatre ans plus tard, sage, comme un vieux qui aurait traversé l’enfer. Enfin, c'est ce qu'on dit !
Les feuilles craquent comme le bois d’une cagette. L’écriture régulière de son scripteur traduit sa condition d’orphelin, dressé par les Jésuites. Il s’est barré dès que possible -comme je le comprends- pour s'attacher à une fille de maison qu’il a mise enceinte.
Alors, le Jean s’est improvisé mousse et a rejoint l’Amérique, la terre de toutes les libertés…
Autant m'installer confortablement pour lire ses aventures.
La Marie Céleste 1872
Jean Tongiaux
J’ai traversé des choses que j'ose à peine vous rapporter,
mais je me dois de vous mettre en garde.
Ce récit s’appuie sur le journal que je tenais
quotidiennement sur la Goélette.
Dieu vous garde de la mer.
Mardi 5 novembre
Depuis plus d’une semaine, j’errais dans les rues de Staten Island, je cherchais le moyen de rejoindre l’Europe puis la France : l’Amérique était une telle déception.
Je n’étais qu’un mousse avec une seule traversée à son actif. Aucun capitaine de navire n’avait besoin d’un French idiot…
Il y avait deux ou trois voiliers prêts à partir. Je traînais sur les quais de la Mary Celeste. En début d’après-midi, une femme descendit de la goélette avec un petit, abrité sous une cape de laine. Ils étaient accompagnés par un homme qui devait avoir près de vingt-cinq ans.
Je les suivis discrètement. Ils se rendirent à l’établissement du dépôt de courrier, firent quelques achats de bouche et reprirent le chemin de l’estacade.
Puisant en moi un reste de courage. Je m’approchai d’eux pour tenter d’aborder la dame, malgré son garde du corps.
Ils revenaient vers moi. Je les attendais humblement, l’air le moins dangereux possible. Heureusement, mon allure générale n’était pas déplaisante. Et il me restait quelques Trade ‘s gagnés aux jeux. C’était d’ailleurs à la suite de cette chance inespérée que j'avais décidé de rentrer en France. Je regardais surtout le petit, pour paraître inoffensif. Et lorsqu’ils furent à portée de voix. J’interpellai la Milady :
« Madame, je vous prie de pardonner ma hardiesse, je suis rendu aux dernières extrémités. Le petit acceptera peut-être cette sucrerie et vous, d’écouter ma requête ? »
Le jeune coq avec elle tendait ses muscles, prêt à me battre, mais sans doute avais-je positivement impressionné la dame :
« - Laissez, Édouard, nous avons quelques minutes, n’est-ce pas ? Tu peux prendre la sucrerie Sophia…
- Merci de vos bontés. Je suis français, catholique. L’Amérique n’a pas eu de faveurs pour moi. Depuis quatre ans, j’ai dévoré mes quelques économies, et je n’ai pas pu me faire une place ici. J’en viens à regretter ma condition en France. Ma femme et mon fils -que je ne connais pas- me manquent. Je possède quelques dollars sous forme de Trade’ s pour payer mon transport. Et je pourrais participer aux tâches quotidiennes. J’ai besoin de rentrer. »
Je parvenai à verser quelques larmes hypocrites de ce récit cousu de fils gris au sujet de cette épouse qui m'indiffèrait. Mais à une femme, il est judicieux de parler d’amour…
Attentive à ma narration, elle fronçait les sourcils et semblait compatir, je lisais mes espoirs dans son regard :
« - Monsieur, je ne suis pas Capitaine du navir et mon mari a choisi avec soin son équipage. Vous embarquer sur un coup de tête ne lui ressemblerait guère, mais je peux plaider votre cause…
-Dieu vous bénisse ! vous m'êtes d'un grand secours. Je détiens quelques lettres de recommandations des différents postes d’homme corvéable que j'ai occupés. Je les ai demandées fermement pour m'ouvrir d’autres portes. Peut-être trouveront-elles aujourd’hui leur destinataire ?
-Donnez-moi, monsieur, vos lettres et vos Trade ‘s, ne craignez rien, nous sommes une famille de commerçants honnêtes et le capitaine est un bon chrétien. »
Je confiai à la dame mes maigres espérances et mes seules possessions avec une grande appréhension. Aucun autre choix, ni aucune autre chance ne me seraient offerts.
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