La promesse
Samedi 23 novembre
Gibraltar était derrière nous. L’océan furieux secouait la coque. Et chacun vaquait de son mieux à ses occupations. Finalement, Édouard que j'évitais sans cesse, réussit à me surprendre dans la soute.
Terrifié, je vis ses yeux se retourner et lors qu’il était silencieux, dans mon esprit, la voix d'une femme, séduisante et douce, comme le chant d’une sirène enroula ma volonté et la tint serrée dans sa volonté.
Je repris conscience dans les cuisines où j’avais rejoint le bosco… Du diable si je me souvenais de quelle manière.
Dans ma tête la voix d'une sirène répétait sans cesse :
« Viens partager une éternité d’amour avec moi. Viens en mer profiter de ta vraie famille et découvrir ta véritable nature. Tu trouveras le chemin de la vie éternelle. Tu trouveras près de moi ton paradis. Rien d’autre n’a d’importance, je saurai satisfaire à tous tes désirs, tu n’auras plus à craindre ni la maladie ni la vieillesse. Tu seras pour toujours libre et heureux….
Viens partager une éternité d’amour avec moi. Viens en mer..»
Mon Dieu, comme j’aurais voulu que tout cela n’eût été qu’un cauchemar.
Dimanche 24 novembre
Silence écrasant sur la Goélette. L'île était en vue : Santa-Maria. Chaque fois que je croisais le regard de l’un ou l’autre d’entre-eux, ils me souriaient benoîtement.
Je trouvais ça terrifiant.
Le soir venu, Je ne pus m'endormir. Je me rendis sur le pont avec une lampe tempête, faisant fi des consignes. Comme monsieur Gilling avait peur du noir, j'avais peur de monsieur Gilling et maintenant de tout l'équipage. Je regardais au loin la lumière d’un phare en priant le seigneur d’en sortir vivant.
Lundi 25 novembre
En fin d'après-midi, aucun quart n'avait été tenu, les marins avaient affalé les voiles. Je me tenais près du canot de sauvetage, dévoré d'angoisse.
Comme répondant à un appel, de l’intérieur du navire et des cabines, tous les membres de l’équipage sortirent sur le pont.
Ils s’avançaient vers moi et leurs yeux à tous étaient laiteux ; même ceux de la petite Sophia… Les traits de son visage d'ange étaient transfigurés par ses yeux morts et luisants. C'était elle la plus effrayante.
J'étais acculé, et je me retenais de hurler.
Gilling, une hache à la main, s’adressait à l’air devant lui :
« Je le tue ? »
Et l’air se densifia. Un fantôme souriant lui caressait la joue. Son regard était tourné vers madame Briggs et sa deuxième main, comme une serre étreignait l'épaule de la petite fille. L'enfant chérie. La femme fantôme fit un mouvement de tête dans ma direction. Les frères Volkert m’attrapèrent par les bras. Et Édouard, s’avança avec sa hache. Impatient, il frappa le pont à plusieurs reprises. La créature m'entra dans la tête. Je saisis la moindre des émotions qui animaient cette mère ; elle n'avait pu trouver la paix.
J’entendais la voix de la créature dans ma tête :
« Si tu ne viens pas avec nous, il faudra te taire. Si tu parles, veille à ce que celui qui sait ne vienne jamais en mer, parce que sinon, je le prendrais, car tu auras rompu ta promesse. À tous ceux qui te prêteront l’oreille, j’offre l'éternité en mer : il me plairait d'avoir une grande famille. »
Je hurlais alors de toutes mes forces : « Je promets de me taire ! Je te promets de me taire ! Je te le promets... »
Je sanglotais assis sur le pont, les frères m'avaient lâché.
Je les vis tous monter dans le canot que Richardson avait fait descendre sur la mer. Ils n'emportèrent rien avec eux que quelques appareils de navigation. Désormais, j’étais seul à bord…
Soudain la goélette bondit et comme mû par la poussée d’un Titan, elle se déplaça de cent milles vers la haute mer. Je l'appris plus tard.
Je perdis connaissance et la notion du temps…
C’est le Deï Gracia qui me retrouva. J'avais passé dix jours sur l'océan, seul, et je n’en avais gardé aucun souvenir. On me laissa reprendre mes effets et mon journal. Je me réfugiais dans le silence.
Je ne figurais pas dans le journal de bord. De l'avis du Capitaine Morehouse, j’étais fol et probablement étranger à l’affaire. Le Capitaine du Deï Gracia, avait le sentiment que, de passer mon existence sous silence, simplifierait les choses. Il avait pitié de moi. Il regardait, peiné, tous mes cheveux devenus blancs.
Je retrouvais la mémoire en relisant mon journal et aussi cette histoire qu'elle avait murmuré à mon sommeil.
Ce que je sus alors.
Son navire s’était abîmé dans les flots, il y avait soixante-dix ans de cela. Elle y avait perdu toute sa famille et son petit enfant. Elle errait depuis sur les vagues de l'océan ne trouvant ni les portes du paradis, ni celles de l’enfer…
Se perdre sur les eaux ne lui aurait pas été si désagréable, mais elle ressentait un besoin désespéré d’avoir une famille auprès d’elle. Elle ne voulait plus jamais être seule…
*
Je repose les notes de mon aïeul. Voilà qui n’est pas banal. J'ai, semble-t-il hérité de bien plus qu'une vieille maison de forbans : on m'a légué une malédiction !
Je ne sais pas si j'avale cette histoire. Mes parents y croyaient sans doute : je ne sais pas nager et les grandes étendues d'eau me font peur. Enfant je ne suis jamais allé en bord d'eaux salées…
La malédiction concerne-t-elle la mer et l'océan ?
Dans ma vie d'adulte, bizarrement, aller, ou non, au bord de la mer en vacances, ou à une autre occasion, la question ne s'est jamais posée…
Et maintenant, après ce que j'ai lu, je suis sûr de ne pas en avoir envie.
Les malédictions cachées dans les greniers poussiéreux, n'effrayent pas que les enfants.
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