Tempête

7 minutes de lecture

Elle remonta de la cave puis vérifia sa montre.

"Il est en retard".

Maîtrisant sa crainte naissante, elle referma soigneusement la porte et bascula l'interrupteur qui contrôlait les vérins hydrauliques.

La maison vibrait. Ferraillait. Lili rejoignit la pièce à vivre, se planta devant la baie vitrée juste au moment ou le jardin se dérobait à son regard. Seul la cime des arbres était visible. La maison s'éleva encore un peu et s'immobilisa définitivement. Un soupir et elle pivota devant l'écran géant qui occupait la majorité du mur nord. Le journal météo faisait sa une avec la tempête à venir. Entre deux publicités - des véhicules insubmersibles et les nouvelles cités maritimes administrées par IA - il prévenait la population.

Elle s'alarma.

"Qu'est-ce qu'il fait ?".

Suivit une pointe d'appréhension mêlée à un vague ressentiment.

En définitive, Lili alla s'asseoir sur la banquette, se saisit d'un livre qui attendait sur la table basse, le feuilleta, puis reposa l'ouvrage. Dès lors, elle tenta de s'armer de patience : dehors, les arbres s'agitaient et le ciel devenait sombre.

*

La longue file de voitures roulant au pas se figea. Le ruban d'asphalte encombré qui longeait le bord de mer semblait infini. Au-dessus de lui, de pesantes nuées s'accumulaient et s'étreignaient de noir et de gris. Pierre, penché à la fenêtre de son van, leur jetait des regards soucieux. D'angoisse, il en rongeait ses ongles presque inexistants et s'en voulait de s'être attardé en ville pour conclure un contrat que finalement le potentiel client n'avait pas signé. Il secoua la tête avec humeur. Un concert de klaxons s'éleva hors de son habitacle. Sans hésitation, il s'y joignit. La file avança de quelques mètres, puis stoppa. De lourdes gouttes de pluie s'écrasèrent en étoile sur son parebrise ; il rala encore.

*

Cette fois les infos du soir avait remplacé la météo. Lili écouta distraitement les titres annoncés par une présentatrice peroxydée aux yeux exagérément maquillé :

" Le porte-parole de l'Élysée a annoncé que la présidente se rendrait en voyage officiel en Russie le mois prochain afin de rencontrer son homologue. La cheffe de l'état, toujours selon l'Élysée, s'est réjoui de ce voyage prochain qui devrait consolider les liens d'amitié franco-russe."

" Justice : La date d'exécution du tristement célèbre groupe écoterroriste "retour à la Terre-Mère" a été définitivement arrêté au 15 octobre prochain. Les 10 membres emprisonnés, jugés et reconnus coupables "d'entrave au développement économique du peuple français", "Fausses informations climatiques", "destruction de bien publiques" seront guillotinés dans la cour de la prison haute-sécurité toute nouvellement inaugurée d'I..."

Lili, sans regret, avait changé de chaine. Un groupe de musiciens classique au sein d'un décor 18ᵉ siècle jouait une œuvre de Wagner. Les notes grandiloquentes de "La chevauchée des Walkyries" résonna presque en écho avec son état d'esprit. Elle quitta son siège pour une chaise installée devant la baie vitrée. Un éclair de lumière zébra le ciel, un roulement de tonnerre suivit et une pluie diluvienne noya l'horizon ; elle se releva et commença à faire les cent pas.

*

La colonne avançait. Pierre démarra. Cette fois, les véhicules devant lui accéléraient sensiblement. Il fit de même, mais resta prudent. Brutale, la pluie s'en mêla et réduisit la visibilité des automobilistes qui pourtant continuaient d'avancer. Bientôt, Pierre arriva en vue d'un barrage gardée par plusieurs policiers ; le ralentissement de la circulation était de leur fait, l'abondante précipitation, en tous les cas, ne les incommodait guère.

"Manquait plus que ça !", grommela-t-il entre ses dents, tout en guidant son van sous une sorte de chapiteau. Là, un représentant de l'ordre attendait. Pierre sortit ses papiers et sans un mot les lui confia. La vive clarté d'une lampe l'aveugla, ses yeux se plissèrent, un feu roulant de questions suivit :

"Vous venez d'où ?"

"Qu'êtes-vous allé y faire ?"

"Où travaillez-vous ?"

"Où allez-vous ?"

Sans se troubler, et en dissimulant son agacement, il répondit. Hors de l'abri, l'orage prenait de l'amplitude. Finalement, ses papiers lui furent rendus, on lui dit :

"Circulez."

Sans se faire prier, il démarra, roula au pas, puis dès la barrière franchit, appuya sur l'accélérateur. Derrière lui, les forces de sécurité évacuaient les lieux aussi.

*

La nuit devenait impénétrable. Lili ne voyait plus rien au dehors et avait toutes les peines du monde à maitriser ses affres intérieures. Elle se doutait que Pierre était sur le chemin du retour, cependant arriverait-il avant que l'escalier extérieur soit inaccessible ? Un énième coup de tonnerre la fit sursauter ; la lumière s'éteignit brusquement...

À l'aveuglette elle partie à la recherche de bougies, en dénicha quelques-unes au fond d'un tiroir de sa cuisine. Ainsi, quelques minutes plus tard, éclairée d'une faible luminosité, elle retrouvait son canapé, s'enroulait dans un plaid, et s'enlisait dans un désarroi croissant...

*

Son van dû ralentir de nouveau puis freiner brusquement afin d'éviter un véhicule à l'arrêt ; il l'avait vu à la toute dernière minute !

"Putain !"

Sans se préoccuper de la pluie battante, il sortit en trombe, s'avança d'un pas furieux, dépassa le break immobile au milieu de la route, avant de marquer le pas ; ses invectives moururent sur ses lèvres. L'autre conducteur se tenait, les bras ballants, dégoulinant et bouche bée ; la chaussée devant lui s'était effondrée.

Cette constatation faite, Pierre retourna dans son van et tenta de réfléchir à une alternative. Il se rappela d'une petite route qui menait à une éminence rocheuse. Au pire, il pourrait se mettre à l'abri d'éventuelles inondations, fréquente en bord de mer depuis quelques années. Pour cela, il devait rebrousser chemin et rouler sur une bonne quinzaine de kilomètres. Il n'hésita pas et redémarra. La pluie et les rafales venteuses gagnaient en force. Presque une heure plus tard, alors qu'il désespérait de la trouver, la déviation s'imposa à lui ; juste à temps, la voie du littoral s'inondait. Seul à l'emprunter et l'arpenter, preuve qu'elle n'était guère connue, il accéléra alors que derrière lui l'eau gagnait du terrain.

C'est de peu qu'il arriva vers les rochers salvateurs, cependant il dut abandonner son véhicule pour y grimper. L'ascension fut brève, éprouvante cependant. Hors d'haleine, il arriva au sommet : une surprise l'attendait. Un homme se tenait là, sous une barque retournée qui lui servait de toit et d'abri. Il s'adressa à Pierre sur un ton rogue :

"Vous venez faire quoi ici ? "

"Je vous en prie, je ne resterai que le temps de la tempête."

"Et vous repartirez comment ? Ne comptez pas sur moi pour vous emmener dans ma barque quand ce sera fini !"

"Je reprendrai mon véhicule, la décrue..."

Il l'interrompit.

"Il n'y aura pas de décrue, croyez-moi, pas dans l'immédiat en tous les cas. cette fois la mer n'abdiquera pas !"

"Mais si... Ça ne dure jamais !"

L'autre ricana :

"Je suis sûr que votre voiture est déjà sous l'eau !"

Pierre alla vérifier et réalisa qu'il disait vrai : il ne s'était jamais senti aussi pitoyable, seul et trempé jusqu'aux os ! Il revint vers l'homme en frissonnant et plaida ainsi :

"Au moins puis-je me protéger ? "

L'autre le scruta avec attention et demanda abruptement :

"Quelqu'un vous attends ? "

"Ma femme Lili."

Il soupira et concéda :

"Bien, venez !"

Pierre le remercia vivement et s'installa et le silence avec lui.

*

Vaincu par la fatigue, Lili s'était endormie. Toutefois son sommeil restait tourmenté. Autant que les éléments dehors, qui agitait jusqu'aux fondations de la maison. Les vérins grinçaient, tanguaient. Tiendraient-ils ? Les bougies lentement terminaient de se consumer. Un éclair zébra les cieux en colère et éclaira brièvement les traits de la jeune femme. Dans son sommeil, elle murmura avec effroi : "Pierre !"

*

L'un et l'autre s'installèrent dans une longue nuit. De veille pour Pierre et de cauchemars pour Lili. Juste avant l'aube, l'ire des éléments se calma, la pluie cessa de tomber et les nuages commencèrent à se déchirer. Sur la colline de cailloux, l'homme déclarait :

"Ah, je vais pouvoir y aller !"

Pierre se redressa et remarqua que leur belvédère n'était plus qu'une ile de roche au centre d'une mer à présent presque sereine. Il soupira et lui dit :

"Eh bien merci pour l'abri !"

L'autre le regarda intensément :

"Comment vous appelez-vous ? "

"Pierre."

"Vous avez une maison sur pilotis ? Avec vérins hydrauliques peut-être ?"

"Oui, en effet, dans le lotissement des mouettes, enfin le 415 M."

"Hum Il y a de bonnes chances qu'elle soit hors de l'eau. "

"Oui, enfin, je l'espère."

L'autre parut réfléchir puis déclara :

"Bien, aidez-moi à mettre ma barque à l'eau, je vous y emmène et pour la peine vous m'offrirez l'hospitalité jusqu'à la décrue. Ce sera votre obole."

Pierre ne se fit évidemment pas prier. L'accord se scella par une poignée de main et cette ultime déclaration de son sauveur :

" Je m'appelle Mourad."

*

La tempête s'éloignait, elle emportait les nuages dans sa fuite. Cela libéra des coins de ciel bleu et un soleil levant rougeoyant. Les rayons cramoisis passèrent à travers la croisée et vinrent caresser le visage endormi de Lili. Elle soupira, ouvrit un œil.

"Tient ? C'est déjà le matin ?"

Elle se redressa brusquement en s'exclamant :

"Pierre !"

Alors, elle se leva, se précipita vers la baie vitrée et l'ouvrit. À ses yeux ne s'offrait que la cime d'arbres presque totalement immergés. En réalité, aussi loin que portait son regard, il n'y avait que de l'eau ; de l'eau à perte de vue ! Çà et là, divers débris surnageaient ; branches d'arbres, poches et bouteilles de plastique. Quelques mouettes passèrent au-dessus en rase-motte en criant, s'élevèrent ensuite et disparurent de sa vue.

"Pierre..."

Cette fois, c'était à peine un murmure, altéré d'un chagrin qui la prenait au cœur. Puis un appel lointain l'interrompit :

"Lili !"

Elle posa ses mains en visière et tendit l'oreille. Elle voyait maintenant une frêle embarcation fendre les flots et les ordures pour se diriger vers elle. Un des deux occupants, tout juste visible, lui faisait de grands signes :

"Lili !", cria-t-il encore.

Folle de joie, elle leva la main et l'agita.

"Pierre !"

La barque glissait sur les ondes placides. Le stress s'envolait et la jeune femme riait et pleurait tout à la fois. Son compagnon, impatient, n'attendit pas que l'esquif arrive jusqu'à la maison ; il se jeta à l'eau. Et, c'est d'une brasse rapide qu'il la rejoignit.

Une fois de plus, la maison avait survécu.

Commentaires

Annotations

Vous aimez lire Beatrice Luminet-dupuy ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0