16
Je regardai par le hublot la côte escarpée de la Colombie-Britannique. Fil de terre découpé par un fou au sommet de son art. Suivre son trait s’avéra hasardeux, tant mes yeux se portèrent sur les reliefs vert foncé encerclant la ville et le patchwork de bleus du Pacifique. Nous arrivions à Vancouver. La nuit nous rattrapait. Le ciel se para d’incandescence, maltraita le blanc laiteux, guerrier solitaire voué au déclin, puis s’obscurcit. Soudain, des millions de lucioles tapissèrent le sol. Une main de feu se cramponna au sillage de la carlingue et distribua ses étincelles, je pensai à une pluie d’étoiles jetées d’un traîneau. Puis, l’océan dressa son mur de noir. Je fus happée par une gueule béante, un trou dont s’échapper semblait impossible. Une angoisse me gagna. Elle disparut lorsque l’hydravion entama un demi-tour et amorça sa descente. Je m’agrippai aux accoudoirs. Toujours cette appréhension de tomber sans rien pour me retenir. Une main se posa sur la mienne et serra mes doigts.
La clarté des artères de la cité me rasséréna, je préférai être ancrée au sol que volant dans les nuages, fût-ce le pays des anges. Un taxi nous emmena devant un hôtel du centre-ville, une chambre nous y était réservée. Nous disposions de quelques heures de sommeil avant mon rendez-vous, je m’écroulai sur le lit.
Nathalie avait ri aux éclats au moment où je rentrais dans la galerie avec mon pantalon trempé. Les visiteurs aussi, mais de façon plus discrète. Je m’étais mêlée à eux jusqu’à la fermeture, puis nous avions dîné chez Dan. Le Landais nous avait proposé un verre de vin, nous avions imposé qu’il dépose la bouteille sur la table. Mon amie n’avait pas arrêté de parler de cette formidable après-midi et du monde qui avait empli la pièce d’exposition. Du chiffre d’affaires également ! À ce rythme, les tableaux en réserve ne suffiraient pas à tenir trois jours de plus. Je l’avais laissé se perdre dans ses comptes, d’après elle, sa fortune était acquise. Nous avions rigolé comme des baleines. Était-ce l’alcool qui nous montait à la tête ? À n’en pas douter.
La bouteille finie, notre conversation avait pris un virage. Nathalie, les yeux rougis, m’avait dit.
— Tu vas partir, donc !
Ce n’était pas une question. Elle avait senti un changement chez moi, je ne pouvais esquiver ma décision.
— Oui. Je vais retourner là-bas.
— Marc est chanceux de t’avoir trouvé. Tu es une femme formidable et courageuse.
— Pourquoi ai-je peur alors ?
— Parce que t’es aussi un peu timbrée !
J’avais souri.
— Mais c’est ainsi que je t’aime. Tu me manqueras, Caroline. Je m’étais habitué à l’agitation de ta rencontre, à ce grain de folie que tu véhicules, à nous.
— Je viendrai te voir tous les ans. Promis !
— Ce que je veux que tu me promettes, c’est de continuer à peindre.
J’avais fait oui de la tête.
J’étais partie trois semaines plus tard, par un jour de pluie. La veille, nous avions encore mangé chez Dan, toujours dans notre alcôve dédiée. Il était resté déjeuner avec nous. Sa joie contagieuse avait brisé la tristesse du départ « ce n’est qu’un au revoir, avait-il claironné à tout bout de champ. » Lisait-il dans l’avenir au fond de ses gamelles ? Je l’avais espéré.
Un bus en provenance de Whitehorse m’avait déposée au pied de la piste qui montait à Sether Creek. J’avais attendu que mes yeux s’imprègnent du paysage avant d’entamer ma marche. Chaque bouleau, chaque pin, était à sa place, rien n’avait changé. Cela m’avait soulagée. Deux kilomètres plus loin, un énorme pick-up avait stoppé à côté de moi, ses occupants m’avaient proposé de me conduire au lac. J’avais accepté, vingt-quatre kilomètres me séparaient de l’Ethel, mais à la condition qu’ils me laissent avant d’arriver et qu’ils ne parlent pas de moi. C’était des touristes en mal de quiétude, ils venaient au calme et avaient prévu de camper après Sether, dans la forêt. Nous avions peu discuté, j’en avais profité pour encore imaginer toutes sortes de retrouvailles, des plus tendues aux plus douces. Les scénarios s’étaient succédé dans ma caboche depuis que j’avais pris ma décision, j’avais même préparé mentalement deux ou trois listes de mots adaptées à la situation. La question résidait dans ma capacité à les dire. Sans doute ne sortiraient-ils pas de ma bouche, je m’étais encouragée à penser le contraire.
J’approchais du but, une bosse et deux virages plus loin, j’apercevrais le toit de la maison de Janet et Géant. Le chauffeur s’était arrêté avant la dernière courbe, je l’avais remercié. À la vue de Sether Creek, ma gorge s’était nouée, mes jambes ne m’avaient plus portée. J’étais restée plantée. Ma mémoire, en ébullition, débordait du moindre souvenir. Rien ne manquait. Les fleurs, les arbres, la diaprure de l’Ethel, les collines. Tout était identique. Pourtant, là, un peu à l’écart, quatre murs de bois supplémentaires ornaient la clairière. La demeure de Christie et John. Marc avait fini la construction. Un toit rouge couvrait des rondins et des planches peintes en blanc, j’avais imaginé la cabane de Contis, la maison du bonheur.
Sether était désert, tous devaient vaquer à leurs occupations. J’avais hésité à avancer, au point d’envisager le demi-tour, mais des aboiements familiers m’avaient poussée à m’élancer. Vasco m’avait flairée, j’en étais sûre. Janet, attirée par les jappements, était sortie d’un chalet. Lorsqu’elle m’avait vue, elle s’était figée.
« Marc !… Marc ! »
Son cri, strident, avait percé l’immobilité. L’instant suivant, elle courait vers moi.
Je ne me rappelle plus très bien ce qui s’est passé ensuite. Un tourbillon de rire mêlé à des pleurs, des paroles de pardons, de joies. Je crois que nous avions roulé à terre, enlacées, à jamais liées. Marc était arrivé quelques minutes plus tard, d’abord affolé puis abasourdi. Il s’était agenouillé l’air hagard. J’aurais pu ne pas le reconnaître. Sa barbe s’était allongée, ses cheveux, d’habitude courts, étaient désormais longs, ses yeux semblaient fatigués. J’avais saisi sa main et l’avais attiré vers moi. Nous n’avions pas parlé, nous nous étions serrés fort. Si fort. La scène s’était répétée avec Géant, John et Christie. J’avais remarqué son regard différent et son ventre arrondi. Moi qui n’avais jamais été mère, avais éprouvé un bonheur immense. La vie, malgré ses vicissitudes, sortait vainqueur. Puis, j’avais rendu visite aux chiens. Vasco avait cessé d’aboyer, de son point dominant, il m’avait suivie du regard. Tous, sans exception, m’avaient fait la fête, je n’avais pas été avare de caresses. Je m’étais accroupie face au chef de meute, pendant longtemps nos yeux ne s’étaient pas séparés. Entre nous s’inscrit un lien indéfinissable, bien au-delà de l’amitié. Il m’avait sauvé la vie, j’aurais agi à l’identique pour lui. J’avais dit merci, il m’avait donné une patte.
Le soir, dans la chaleur de la nouvelle maison, tous collés, j’avais demandé que nous parlions de ce jour où nos existences avaient basculé. Ma conscience voulait se libérer d’un poids et j’avais des excuses à prononcer.
« Tu n’es pas obligée », m’avait dit Géant. J’avais insisté.
C’est Janet, les yeux dans le vague, qui avait commencé.
« — Ces types, c’est moi qui les ai accueillis. J’étais aux chalets avec Christie quand ils sont arrivés. Le bruit de leur motoneige nous a surprises, on n’attendait personne ce jour-là. Je suis allée seule à leur rencontre. Ils avaient l’air sympas, mais ne baragouinaient pas un mot d’anglais. À se demander comment ils avaient pu venir jusqu’ici ! Heureusement que Marc m’avait inculqué quelques notions de Français, on a discuté un peu. Ils te cherchaient, Caro, ils avaient un message d’un ami à toi. Connaissant ton passé, je me suis méfiée. Pourquoi envoyer deux émissaires pour te parler ? Je leur ai dit que tu étais parti vivre à Ottawa depuis longtemps, mais ils ne m’ont pas cru. Le plus grand a sorti une arme et m’a braqué.
« C’est pas ce que nous a balancé la femme qui tient l’épicerie de ce bled à la con au bout de la piste ! Tu nous racontes des salades, ça vaudrait mieux pour toi que tu nous conduises à elle. »
Je n’ai rien compris, mais comme il agitait son pistolet, j’ai reculé jusqu’au chalet. C’est à ce moment-là que Christie est sortie. Quand elle les a vus, elle est partie en courant vers l’abri à canoës où était John, mais un gars s’est élancé à sa poursuite. Il l’a rattrapé en dix mètres et empêché de crier. Il a repéré la maison de Marc, et c’est tourné pour l’indiquer à son collègue. Le grand m’a fait signe d’y aller. John, devinant ce qui se passait, s’y était faufilé. On entrait lorsqu’il s’est jeté sur un type. Mais le pauvre a pris un coup de crosse au visage, puis il s’est effondré. Tu es arrivé dix minutes plus tard, Caro.
— Et tu leur as foncé dessus en me criant de déguerpir.
— J’ai reçu une gifle aussi !
— Les salauds ! »
À mon tour, je leur avais raconté comment, avec l’aide de Vasco, nous avions pu nous enfuir et les tenir à distance jusqu’à la nuit. Du froid dont m’avait protégée le chien. Puis, qu’au petit matin, nous avions rejoint la cabane de chasseur, sans que je me doute qu’ils nous suivaient. Ma voix s’était délitée quand je parlais de la mort du premier, mes yeux avaient coulé lorsque je décrivais Vasco mordant puis poussant dans un trou l’un des agresseurs. Marc m’avait serrée.
« — C’est à ce moment-là que tu as décidé de ne pas revenir à Sether ?
— En partie oui. J’étais devenue une meurtrière, la police m’aurait jetée en prison. Sans parler des problèmes que je vous aurais causée. J’ai fui en pensant que c’était la seule solution. J’ai mis du temps à me rendre compte que je me trompais. Vous avez dû me croire morte !
— Quelques heures ! Nous sommes rentrés à la nuit tombée. On garait les motoneiges quand Janet nous a expliqué ce qui s’était passé. On est reparti aussi sec après avoir fait le plein. La tempête nous a rattrapées alors qu’on s’enfonçait dans la forêt, on ne voyait pas à cinq mètres et les traces avaient disparu. Ryan a monté un campement de fortune pendant que je continuais un peu à pied. J’ai rebroussé chemin, prendre des risques ne servait à rien, j’ai toujours su que Vasco veillerait sur toi. On s’est remis en route à l’aurore, et bien sûr, on s’est dirigé dans le mauvais sens. Puis on a entendu des coups de feu qui venaient de derrière nous, et j’ai compris que tu étais allée à la cabane des chasseurs. On a trouvé Vasco sur la piste, j’ai cru que ces enfoirés t’avaient tuée. On a roulé comme des fous malgré la neige qui tombait fort. Pendant que j’avançais jusqu’à la passerelle, Ryan déblayait le premier piège, il avait servi. Je constatais une autre ouverture dans la chausse-trappe contre la maison, j’ai pensé “deux hommes deux trous, elle est vivante”, mais tu n’étais pas là. Au bout de quelques minutes, Ryan a confirmé que c’était les deux types embrochés sur les pieux. Nous n’avons trouvé le scooter au bord de la route que le soir.
— Tu as compris que j’étais partie.
— Oui ! Par contre, je ne savais pas pourquoi. C’est le lendemain, quand le nouveau responsable de la police est venu que je me suis expliqué ta décision. Il cherchait les deux zigotos qui avaient volé une motoneige, Myriam lui a appris qu’elle les avait croisés et envoyés ici. Elle lui avait dit aussi que les types voulaient te voir. Le chef pensait que tu étais de mèche avec eux. Il est devenu dingue lorsque je lui ai raconté que les deux gars n’étaient plus là et que tu étais partie. Son adjoint l’a retenu, sinon il nous embarquait. Il est venu tous les jours à des heures différentes pendant un mois, il ne nous croyait pas. Si ce couillon avait regardé comme nous les listes de passagers de l’aéroport de Whitehorse, il aurait remarqué que tu avais pris l’avion. Puis ça s’est tassé jusqu’au printemps, lorsqu’un groupe de chasseurs a découvert les cadavres à moitié rongés dans les pièges à ours. Les corps n’étaient pas identifiables, mais on a eu droit à un nouveau numéro du chef. Heureusement que tu n’étais pas là.
— Je suis revenue, il le saura vite.
— On l’a muté le mois dernier.
— Et son remplaçant ?
— C’est son adjoint, le fils de Conrad, un ancien chercheur d’or comme Ryan et moi. »
Marc m’avait lancé un clin d’œil, j’avais souri. Finalement, tout s’imbriquait, je m’étais sentie libérée d’un fardeau. Pourtant, je me devais de m’excuser. Je l’avais fait en demandant à Janet, Christie et John de me pardonner pour ce qu’ils avaient subi et les risques qui auraient pu leur coûter cher. Ils s’étaient levé un par un et m’avais embrassé. Puis à Marc, pour le mal et l’angoisse qu’il avait ressentie, mais aussi pour ne pas lui avoir donné de nouvelles. Géant était intervenu.
« — Peut-être que maintenant que tu es revenue, il se rasera les cheveux et la barbe. Là, il ressemble à l’ours que j’ai croisé pendant trente ans à la sortie de l’hiver, l’odeur en moins ! »
Nous avions éclaté de rire.
« — J’avoue, c’était difficile à vivre de ne pas savoir où tu étais, je ne te croyais pas assez folle pour retourner à Contis et te jeter dans la gueule du loup. J’avais tort ! Je vais te dire un truc, je préparais un sac de voyage quand Janet a crié ton prénom ce matin. Je venais te chercher.
— Vraiment ? Comment as-tu su où j’étais ?
— Par un article paru dans un journal. Tu peins, c’est génial ! »
La nuit à Vancouver fut insondable, sans rêve. J’avais passé les trois dernières semaines à ne pas toucher terre. Avec Marc, nous avions randonné dans les montagnes et dormi quelques nuits dans la maison de la mine où il avait creusé. Besoin de se retrouver, de parler, de rire. Vasco nous accompagnait. Puis, j’avais repris mon travail à Sether Creek. Je peignais lors de mes temps libres. Il disait ne rien comprendre à mes traits, mais restait admiratif du coup de pinceau et des couleurs. C’est toujours le cas je crois ! Un matin, je lui avais montré la carte de visite des galeristes de Vancouver. Il l’avait regardé l’air étonné. Le lendemain, il s’était exclamé.
« Prends tes toiles, on part tout de suite ! »
C’était hier.
FIN
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