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Pelle et râteau rangés, je grimpai les marches, le cœur lourd. Mon retour précipité, pourtant obligé, se parait de bien des désillusions sur celle que je croyais être. Neuf mois, et déjà, je retombai dans les travers de mon ancienne existence. Pourquoi me servir d’un trésor volé ? Je n’avais qu’à demander à Nathalie une avance sur les ventes, elle me donnerait. Sans doute ne pourrai-je éviter une salve de questions, j’y répondrai. C’était la seule personne, l’unique amie à qui je pouvais me confier.
Soudain, un coup de vent fit claquer la porte. Je regardai le ciel, d’épais nuages approchaient. D’ici peu, les cumulonimbus masqueraient le soleil, le temps tournait à l’orage. Je me dépêchai de fermer les fenêtres. L’atmosphère devint lourde, je ressentis sa pression et m’assis dans mon fauteuil en rotin. De suite, mes pensées fusèrent vers le froid initial, brut, décisif, qui s’abattait avec la force d’une massue sur mon coin de Yukon.
Le premier hiver était arrivé d’un coup, sans prévenir, une nuit d’octobre. La veille, je travaillais dehors avec une fine veste de laine sur les épaules, le matin, trente centimètres de poudreuse couvraient Sether Creek. Du blanc partout ! Les chaises, la table, mes fleurs, le chemin, les abords du lac, tout disparaissait sous la ouate. Comment autant de neige pouvait-elle tomber en si peu de temps ? Je n’en étais pas revenue ! Après de longues minutes à observer par une fenêtre, j’avais ouvert la porte d’entrée, un vent glacial avait transpercé mon pyjama. Jamais je n’avais ressenti de tels picots de froid, j’avais compris que, sans vêtements adaptés, j’étais condamnée à rester enfermée. Marc était parti de bonne heure et tardait à rentrer, je m’étais demandé ce qu’il trafiquait. Soudain, une ombre, semblable à la stature d’un ours, se profilait devant la baie vitrée et stoppait. J’avais poussé un cri lorsque la poignée pivota. Ryan était entré. Je ne l’avais pas reconnu sous ses habits en peaux ; on aurait dit un trappeur. Il avait grogné, puis avait ri.
« — Géant, tu m’as fait peur !
— Je n’ai pas pu résister à l’envie de te faire une blague, Caroline ! Je te porte des affaires à Janet, elles sont sûrement trop grandes, mais au moins tu pourras sortir sans risquer de geler.
— Super ! Je viendrai lui claquer une bise tout à l’heure. Tu sais où est Marc ?
— Il s’occupe des chiens. Les bêtes sont folles avec cette neige et ont besoin de se dégourdir les pattes. Si tu tends l’oreille, on les entend aboyer. Habille-toi et va le rejoindre si tu veux.
— Bonne idée ! »
Avant de sortir, il se retourna et abaissa sa capuche.
« — Caro, avec Janet, on voulait te dire un truc, mais avec tout ce boulot, on n’a pas trouvé le moment. On est content que tu sois là ! »
Moi aussi j’étais contente de vivre ici. Tout me convenait, mes amis, la nature, les chiens, le travail. Et avec Marc, j’étais heureuse, nous filions le parfait amour.
Je m’approchai de Géant, le serrai dans mes bras.
En cinq mois, j’avais pris mes marques, la saison n’avait pas connu de temps mort, Sether Creek jouissait d’une bonne côte. Le matin, je m’occupais des petits déjeuners pour les locataires, puis assistais John aux bateaux. On préparait les canoës. J’aidais par la suite les participants à enfiler leur gilet de sauvetage et à embarquer. Je rejoignais Janet aux chalets, lorsque tous étaient sur l’eau. Ensemble, nous nettoyions les chambres et les pièces à vivre, puis nous concoctions le repas du midi. À parler avec elle, mon anglais avait progressé, j’arrivais à tenir une discussion. Nous finissions de servir à manger aux ventres affamés qui revenaient de pagayer vers quinze heures, certains repartaient ensuite sur le lac, quand d’autres s’adonnaient aux joies de la pêche. Janet profitait de ce temps mort pour se détendre, moi, j’allais rendre visite aux chiens. À tous, j’adressais une caresse puis passais quelques minutes avec Vasco de Gama. Un rituel s’était établi entre nous, il attendait que je sois assise pour venir se coller à moi et poser son museau sur mes genoux. Dans cette position, il ne bougeait plus, parfois, je me demandais s’il respirait. Marc et Géant s’occupaient des randonneurs. Tôt le matin, à l’aurore, ils formaient un ou deux groupes et partaient dans les collines ou autour de l’Ethel. Ils rentraient avant que le soir tombe, s’enquéraient auprès des clients qu’ils en avaient pris plein la vue, puis déchargeaient leur carabine. Jamais ils ne trekkaient sans être armés, ici, c’est le territoire des animaux sauvages.
Je m’étais habillée, avais enfilé une paire de bottes fourrées puis étais sortie. Dehors, le froid m’avait assaillie. J’avais remonté le col du pull de Janet et avais enfoncé davantage son bonnet. Une lame de vent m’avait fouettée, j’avais perdu l’équilibre et m’étais agenouillée. J’éclatai de rire, mon premier jour d’hiver et déjà je m’étalai. Quelle idée de sortir ! Mais ici, la neige dure sept mois, je devais m’y habituer et ne pas capituler. Debout, en prenant soin de marcher dans les traces de Géant, j’avais rejoint Marc. Il finissait de harnacher les chiens à un traîneau. Les bêtes trépignaient d’impatience, seul Vasco ne bougeait pas. Le corps tendu, il regardait au loin, prêt à s’élancer aux ordres du musher.
« — Je t’attendais, me lança Marc en souriant.
J’avais compris qu’il n’était pas étranger aux chauds vêtements de Janet.
— C’est toi qui as demandé à Ryan de me porter les habits de sa femme ?
— Cette tenue te va à ravir ! Tu n’as pas trop froid ?
— Si, un peu !
— Grimpe dans le traîneau et couvre-toi. On va ouvrir la première trace de l’hiver. »
Marc s’était installé derrière moi sur les patins, puis il avait posé sa main sur mon épaule.
« — Tu es prête ? »
J’avais tendu le pouce vers le haut
« Vasco ! S’était-il exclamé ? »
Le chef de la meute tournait la tête, Marc lâchait le frein.
« Mush mon grand, mush ! »
Les longes s’étaient tendues, sans bruit, le vaisseau s’était élancé. Dans un souffle, nous avions longé le lac, escaladé les collines, traversé des forêts, nous volions sur la neige à la poursuite des nuages. À bord de l’esquif, je grimpais dans les voilages afin de voir toujours plus loin, j’étais timonière, capitaine, exploratrice d’un monde inconnu qui, déjà, me fascinait.
L’orage passa dans un bruit de tonnerre, le vent fit grincer toute la cabane. Dehors, les pins projetèrent par myriades leurs épines sèches, un tas s’accumula devant la porte. Je regardai, sans peur, le déferlement de puissance. Partout, la nature est maîtresse.
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