Au gré du feu

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Enfoui sous une couverture épaisse, le mage rouge tremblait comme une feuille. La fièvre le faisait régulièrement tomber dans un sommeil profond entrecoupé de sursauts d’angoisse où il reprenait vaguement conscience. A chaque fois qu’il le pouvait, il assurait, encore et encore, qu’il refusait de faire de la magie. Quand Arkan avait essayé de le déshabiller pour évaluer l’état de son corps, il s’était débattu avec une telle violence qu’ils en avaient été choqués. Ils avaient abandonné.

Assis derrière l’unique table de la petite chambre d’auberge qu’ils occupaient, Arkan déclara sombrement :

- Tu ne pourras rien en faire. Il est traumatisé.
- Oui.
- Il ne supporte même pas que je le touche… alors que je n’ai pas la moindre bribe de magie. Si tu l’approches…
- Je ne le toucherai pas. Je ne suis pas… Je ne suis pas un violeur. Je vais voir pour lui trouver autre chose.

Arkan acquiesça doucement, un peu déçu malgré tout pour son ami. Maivy n’avait jamais demandé ou souhaité cette mission, mais il méritait de briller un peu et c’était une excellente opportunité malgré son stress. Tout ce que regrettait Arkan, c’était que ce soit un mage rouge, mais jamais il n’aurait cru que cela puisse se passait aussi mal et finir aussi sèchement.

***

Adelia tenait l’auberge des 4 coins depuis près de dix ans déjà. Cette jeune veuve élevait de son mieux ses trois enfants. Cela supposait de courir dans tous les sens et de ne jamais avoir le temps pour rien. Les esclaves achetés par les villes étaient envoyés d’abord aux champs, une auberge comme la sienne n’y avait pas accès. Elle ne s’était donc jamais posé la question sur comment elle se sentirait face à l’un de ces prisonniers. Pourrait-elle le faire travailler et se regarder dans une glace ? Alors, c’était d’une voix un peu blanche qu’elle demanda, comme pour s’assurer que c’était bien réel :

- Vous me proposez un esclave ?
- Oui.

Elle posa son chiffon sur son épaule et tira la chaise pour s’asseoir devant le jeune aristocrate qui se tenait derrière la table parfaitement lustrée de son établissement.

- Pourquoi ?
- Il est inapte pour le travail qu’on voulait lui confier.

L’aubergiste hésita un instant avant de demander, un peu suspicieuse :

- Quel travail exactement ?
- C’est un mage. Un mage rouge.

Elle se renfrogna, mal à l’aise avec la magie qu’elle avait appris à craindre à travers les histoires de son enfance, même si elle n’en avait jamais vu de ses propres yeux. Par ici, la magie, tout le monde détestait ça d’ailleurs. Mais Adelia n’était pas la plus fermée d’entre toute et surtout, elle était curieuse.

- Expliquez-moi ce que c’est exactement, un mage rouge. Je dois m’attendre à quoi ?
- C’est un mage spécialisé en magie sexuelle. Il ne peut pratiquer qu’avec un partenaire compatible ce qui est très rare. Dans son cas, je pense même que c’est devenu impossible. Il ne veut plus pratiquer, vous ne devriez voir aucune manifestation de magie de sa part et dans le cas contraire, je m’engage à venir le récupérer. Je lui cherche seulement une place… tranquille. Loin de la magie. Il a besoin de se sentir en sécurité.

Au bout de cette conversation qui dura fort longtemps, Adelia demanda à le voir ce fameux mage rouge. Elle s’attendait à un genre de pervers lubrique à l’air vicieux, après tout, un mage qui pratiquait de la magie liée au sexe, à quoi ça pouvait bien ressembler d’autre ? En grimpant à l’étage pour rejoindre les chambres, l’image mentale qui s’était formée dans son esprit était particulièrement nette, mais ce mage rouge n’était rien de tout cela. La vision de ce jeune homme blottit sous les couvertures, tuméfié et terrorisé l’avait fait basculée. Immédiatement, l’aubergiste avait compris qu’il avait été abusé. Pourquoi avait-elle accepté exactement ? Elle n’aurait pas pu mettre de mots précis sur sa décision. Une partie de son cœur de maman avait saigné. Il était trop vieux pour être son fils, mais il était le fils de quelqu’un malgré tout et sans le vouloir, elle se dit que l’un de ces petits auraient pu se retrouver à sa place. Ce n’était déjà plus un mage rouge à ses yeux, mais l’une des nombreuses victimes de la guerre. Durant les trois années qui suivirent, elle ne regretta pas son choix.

***

Depuis deux mois maintenant, cela faisait trois ans qu’il était arrivé à l’auberge. A l’époque, il avait franchi les portes en tant que mage-esclave dans les bras d’un homme qu’il ne connaissait pas et dont il n’avait jamais su le nom. A présent, il passait ces mêmes portes en tant qu’homme libre. Clarence était devenu un simple serveur qui enchaînait les tâches au sein d’une auberge florissante. Il dormait dans l’une des plus petites chambres de l’étage, était nourri et blanchi avec soin par la patronne, Adelia. Elle était adorable avec lui… Ca n’avait pourtant pas toujours été facile. A son arrivée ici, il était détruit, inapte au travail et pas franchement conciliant.

Clarence secoua la tête pour chasser ses pensées désagréables et avança jusqu’à la cheminée imposante où plusieurs pièces de viandes ne demandaient qu’à être arrosée de jus. Il saisit la grande louche, le carré de tissu nécessaire pour saisir les plats sans se bruler, et les fit basculer pour récupérer le précieux liquide. Contre sa peau la chaleur était assez forte pour provoquer une légère douleur.

Il ne voulait sincèrement pas y penser. Son passé était traumatisant et quand il n’y prenait pas garde, il se retrouvait piégé dans des souvenirs affreux qui semblaient courir sur sa peau et dans ses veines. Le futur n’était pas mieux. Les troupes ennemies se rapprochaient et ce qu’il avait vécu jadis dans sa ville natale allait se reproduire ici. Les maisons seraient brulées. Les gens assassinés. Les forces de frappes seraient réduites à néant. L’horreur allait se répandre à nouveau.

Il reposa le plat et la louche, plia le tissu et le rangea proprement avant de retourner au bar pour prendre le plateau rempli de commandes à distribuer entre les différentes tables. Y penser ne changerait absolument rien. Ou plutôt, il ne se sentait pas prêt à faire le nécessaire pour changer quoique ce soit car, au prix d’un sacrifice immense, il pourrait peut-être agir.

Si Clarence avait été chez lui au moment du premier drame, s’il avait été avec Jonuh alors ils auraient pu ensemble mettre en déroute des factions entières d’ennemis. Jonuh était si fort… Seulement le temps qu’il rentre, c’était trop tard et il ne restait plus que le corps froid de son compagnon qui l’attendait. Il n’avait rien pu faire. C’était tout le malheur de sa magie, il n’y accédait jamais seul.

Il déposa une série de choppes à une tablée bruyante et ignora de son mieux les hommes alcoolisés qui essayèrent de l’aborder. Ils furent d’ailleurs rapidement repris par la tablée voisine pour leurs comportements inappropriés. Ici, personne en dehors d’Adelia, ne savait qu’il était un mage rouge. Cette simple idée le rassurait énormément. Les propositions sexuelles étaient lourdes et pénibles, mais ce n’était pas autre chose. Clarence avait été violé tant de fois pour ses pouvoirs, sans aucun succès d’ailleurs, qu’il en gardait une angoisse quotidienne profonde. L’angoisse que des personnes intéressées par ses compétences passent la porte et l’emmènent pour le replonger dans l’enfer le plus total.

Il sursauta lorsque la porte s’ouvrit effectivement, mais les personnes qui venaient d’entrer ne venaient pas pour lui. Leurs regards n’étaient pas remplis de convoitises mais d’horreur. Ils venaient des champs, assurément. On disait que l’odeur de la fumée avait déjà rempli toute la partie basse de la vallée et c’était en train de remonter. C’était la cité voisine qui brûlait et bientôt ce serait leur tour.

Beaucoup avait déjà fui, mais Clarence n’avait nulle part où aller. Il avait toujours la sensation d’appartenir à Adelia. Ce n’était pas le cas, il n’était plus un esclave après tout. Elle lui avait déjà expliqué mille fois qu’il était devenu un homme libre en arrivant sur le quai, mais tout ça, ce n’était que des mots, dans son cœur, il était toujours un esclave. Alors il resterait là, avec elle, jusqu’à la fin. Que la fin soit l’horreur des massacres commis par des bouchers qui envahiraient leurs rues ou que ce soit autre chose. Il espérait seulement avoir le droit de mourir et que personne ne se rende compte de ce qu’il était. Si un ennemi découvrait sa magie, alors il serait perdu à plus d’un titre. Ils le captureraient pour l’utiliser… Ou au moins, ils essaieraient.

Mais une idée plus que tout autre chose le hantait. La question n’était pas de savoir s’il allait mourir ou rejoindre, contre son gré, les rangs ennemis. Non, la question qui le réveillait en pleine nuit était bien différente. Pourrait-il faire quelque chose pour éviter tout ça ? S’il le demandait, s’il s’offrait, pourrait-il réussir et sauver la ville ? Le simple fait d’y penser lui donnait la nausée, mais si la réponse à cette question était « oui » et qu’il ne faisait rien, alors c’était comme si c’était lui qui tuait Adelia, sa sauveuse et ses enfants, Flinn, Jean et Ospern. Est-ce que ce n’était pas encore pire ?

- Eh !

Clarence se figea et se retourna vers les nouveaux venus. Contrairement à ce qu’il avait cru, ils n’avaient pas rejoint une table pour se consoler dans un bavardage quelconque. Non, ils étaient restés immobiles au milieu de la salle. Un lourd silence s’imposa et Clarence recula jusqu’au bar, incertain de la conduite à tenir. Le plus grand des deux reprit avec une voix bourrue.

- On a besoin de volontaires… Les champs commencent à être incendiés. Il faut faucher tout ce qui peut encore l’être.
- Ça servira à rien Joh ! s’écria un homme un peu trop alcoolisé avant qu’une femme n’ajoute :
- Ils l’ont fait à Braska, à Filhouet, à Grandville, … Ca ne sert jamais à rien.

Joh baissa un peu la tête et la secoua, parce qu’elle avait parfaitement raison, mais il pensait malgré tout qu’il fallait prendre la peine d’essayer. En carrant un peu les épaules comme pour se donner de la contenance, il se redressa et gueula :

- Ça servira à gagner des jours ! Et c’est mieux que rien. C’est tout ce que l’on peut faire ! Ça ou fuir et vu que vous êtes encore là, vous feriez mieux de décuver et de vous mettre au boulot !

Pas un ivrogne ne bougea, pas une chaise ne fut reculée. Ils l’observèrent avec tristesse car dans cet homme résidait encore un peu d’espoir. Il n’y en avait plus chez eux. Clarence le savait. Ils finiraient leurs jours en jouant aux dés. Ils n’iraient pas se battre. L’envahisseur aimait fermer les portes des bâtiments avant d’y mettre le feu. Peut-être que les clients se trancheraient la gorge avant de bruler vif ou peut-être qu’un sursaut étrange d’espoir les ferait tambouriner sur les portes qu’ils n’avaient pas envie de franchir pour l’instant. Au bout du compte, ils allaient tous mourir. Dans cette salle, il n’y avait que des futurs cadavres. Pas un n’y rechaperait, pensa sombrement Clarence.

Quand il se retourna pour reprendre son plateau et ses activités, le jeune mage croisa le regard d’Adelia qui le fixait. Il évitait de regarder qui que ce soit trop longuement, ses yeux violets avaient tendance à perturber les autres, mais Adelia s’y était faites. Elle était légèrement penchée vers l’avant, vers lui. Il se pencha aussi en comprenant qu’elle voulait lui parler.

- Je ne te le demanderai qu’une seule fois, Clarence.

Elle attendit un peu jusqu’à ce qu’il acquiesce en douceur, montrant qu’il avait parfaitement comprit la gravité de la situation.

- Est-ce que tu pourrais nous sauver si tu le voulais ? murmura-t-elle.

C’était comme si l’auberge venait de s’effondrer sur lui. Tout son corps lui parut lourd et douloureux. Il vacilla et s’accrocha au comptoir avec force pour ne pas tomber. Il ferma les yeux et tenta de ravaler les larmes qui déjà lui monter aux yeux. Il ne put rien faire par contre pour contenir le tremblement violent qui le secouait à présent. La main chaude d’Adelia se posa sur la sienne. Elle n’ajouta rien, se contentant d’attendre. Il fallut une bonne minute pour qu’il réussisse à croasser doucement :

- Oui.

L’aubergiste hocha doucement de la tête sans rien ajouter, sans lui réclamer de le faire ou lui demander les raisons de son inaction. Elle se remit simplement au travail comme si de rien n’était.

***

Clarence était assis sur un tabouret, le regard perdu dans les flammes de l’immense cheminée. Le feu était entretenu pour ne jamais s’arrêter. Derrière lui, Flinn, le fils ainé, était au service. Clarence avait fini sa journée depuis longtemps mais ses mains tremblaient toujours. Oui, s’il le voulait, s’il le voulait vraiment, il pourrait les sauver. Une partie de lui ne désirait que ça d’ailleurs. Une partie seulement. L’autre ne cessait de trembler en sachant ce qu’il faudrait faire pour y arriver.

Il faudrait contacter la personne qui était venue le chercher à la sortie de cet horrible bateau. Ce ne serait sans doute pas le plus dur, il ne doutait pas qu’Adelia possédait de quoi le joindre. Jamais il n’aurait été laissé là sans un minimum d’assurances. Puis, il faudrait qu’il demande si un mage de Triomphe était disponible pour lui… Ce serait une condition incontournable. Il connaissait les rumeurs bien avant sa propre initiation. Ces mages étaient réputés pour une compétence très particulière. Ils pouvaient utiliser les mages rouges dans les pires conditions qui soient, même sans avoir la moindre compatibilité. Utiliser.

Lentement il se tourna vers Flinn. Le gamin qu’il avait connu au départ avait bien poussé. Les sourires francs s’étaient vus balayés par un pli soucieux entre ses sourcils et une bouche pincée même s’il n’oubliait jamais de sourire poliment aux clients. Dans un coin de l’auberge, sur une petite table, Adelia était occupée à faire manger Ospern sous l’œil critique de Jean. Trois petits gars. Flinn irait sans doute se battre au bout du compte. Les plus jeunes se cacheraient dans la grande réserve ou peut-être dans la petite cave qu’Adelia utilisait uniquement pour les produits les plus délicats. Ça ne les sauverait pas.

Clarence cligna des yeux, intrigué par une sensation étrange sur sa joue. Il y porta la main et observa ce qu’il avait collecté sur son doigt. Une larme. Ce n’était pas une larme pour eux. C’était une larme pour lui-même parce qu’il allait le faire. Il allait s’offrir à un mage de Triomphe, cette cité lointaine qu’il avait toujours crainte, pour sauver leurs vies et s’il parvenait à se donner assez complètement, alors il réussirait.

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