Chapitre 1

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Les lampes à bougies en fin de vie éclairaient faiblement la salle de l’auberge, faisant ramper les ombres des tables au sol. L’aube tirait à sa fin et malgré l’été approchant la nuit était tombée depuis plusieurs heures déjà. Hilde essuyait machinalement les dernières traces laissées par les verres sur le bois de son comptoir, tandis que son regard trainait sur la salle vide de client. Ses yeux s’attardèrent sur une étagère en face d’elle où était exposé un corps d’arc. Une belle structure en bois de såpèdre à double courbure, la poignée joliment gravée. Une arme qu’une aube elle avait rêvé de tenir. Désormais, elle n’avait plus que le souvenir du claquement de sa corde. Hilde s’ébroua, jeta son torchon dans un placard, attrapa deux bocaux métalliques posés sur un coin du comptoir et sortit de la taverne.

Dehors, on retrouvait dans les manches courtes et les pulls fins des quelques passants les prémisses de l’été. L’air frais ne piquait plus les chairs et Hilde avait même osé sortir sans gants et cagoule. En quelques minutes de marche, l’archère rejoignit la place de leur exil forcé pour se planter devant la maisonnette qu’occupait Bjørn. Elle inspira une grande goulée d’air avant de pousser le battant sans prendre la peine de frapper. Une bougie mourante, surement celle qu’elle avait allumée la veille, éclairait difficilement des dossiers de chaises vides et une cuisine silencieuse. Hilde grimpa la volée de marche pour trouver à l’étage une masse de couverture immobile sur un lit en désordre. Sur la table de nuit, un verre d’eau et une gamelle à moitié pleine. La jeune femme débarrassa le bol pour le remplacer par l’un des bocaux qu’elle avait apportés.

— C’est de la soupe.

Hilde s’apprêta à redescendre et resta le pied en suspend au-dessus de la première marche.

— Vis pour elle.

Elle serra les dents et dévala les escaliers sans attendre de réponse. Une fois dehors, adossée contre le battant, elle reprit une grande inspiration. Silas s’occuperait de lui le lendemain. Tous les deux passaient en alternance déposer à manger et le forgeron le forçait à se lever.

— Je t’ai apporté des restes de ragouts.

L’archère avait traversé la placette pour entrer dans la forge.

— Silas ?

Le jeune homme sorti de l’arrière forge en essuyant ses mains sur son tablier de cuir et s’empressa d’enlacer son amie.

— Comment tu vas ?

Silas signa lentement, puisqu’elle apprenait encore, expliquant qu’il avait du travail par-dessus la tête. La rénovation de Vintårdel le sollicitait de toute part et il aurait bien aimé des bras supplémentaires.

— Promis si j’ai client qui s’ennuie, je te l’envoie.

Ses yeux rouges plissés, il ricana silencieusement puis leva soudain la main. Silas disparut dans la réserve et revint aussitôt chargé d’une caisse en bois et la déposa en soufflant sur l’établi tout en gratifiant Hilde d’un large sourire satisfait.

— Tu les as terminés !

Hilde sortit de la caisse une chope au fond métallique et au corps en stålglass, un minerai translucide plus dur que le verre. L’anse était un savant mélange des deux matières formant un arc et le tout était décoré du logo de son auberge : « l’archère assoiffée ».

— Magnifiques !

Le forgeron bomba le torse et tous deux se quittèrent sur une accolade chaleureuse. Caisse en main, Hilde reprit le chemin de sa taverne, non sans quelques pauses pour reprendre son souffle et soulager ses bras. Le temps passant, Silas était devenu un ami proche dont elle appréciait l’humour fin et l’air souvent taquin qui lui rappelait sa sœur.

Teoline.

Elle et Omorkan ne rentraient que très rarement sur Vintårdel et le peu de fois où elles le faisaient, la jeune fille ne prenait même pas la peine de reprendre forme humaine. Son visage manquait à l’archère. Son sourire espiègle, sa véritable voix, sa bonne humeur. Hilde avait le sentiment qu’elle aussi était partie. De tous ses compagnons, ne restait plus que Silas.

Hilde poussa la porte de son auberge pour retrouver ses tables soigneusement rangées. Sa taverne. Une amère réussite. Elle déposa la caisse sur le comptoir puis emprunta l’escalier montant aux chambres. Traversant le couloir en prenant soin de ne pas réveiller les clients déjà couchés, elle entra dans la chambre du fond et s’installa sur la chaise à bascule près du lit. Sur la table de nuit, une bouteille d’eau de Nash ainsi qu’un verre l’attendaient. L’archère se servit un doigt de l’eau-de-vie transparente et soupira longuement.

— Silas a terminé les chopes. Un travail impeccable comme d’hab. D’ailleurs, les bavardages vont vite parmi les nouveaux Vintårdelois, on s’arrache son savoir-faire artistique. Le pauvre croule sous les commandes. D’autant qu’Hellund a préféré retourner à Isstådel, son exil ici l’a beaucoup affecté…

Elle fit une pose.

— Comment une victoire peut-elle être aussi aigre ? Vega a été vaincue et la seule chose que je me sens capable de faire à l’instant, c’est pleurer. J’ai cru que bâtir cette auberge me ferait du bien. C’est ce que je voulais non ? Le va-et-vient des clients, les nouvelles têtes, les histoires…

Hilde joua avec le bord de son verre et finit par lever les yeux. La respiration de Celeste était lente et calme. La capitaine n’avait pas rouvert les yeux depuis qu’elle avait été touchée par l’attaque de Vega. Si Teoline était persuadée qu’il s’agissait d’un coma de symbiose, qu’il suffisait de trouver son kargal, Hilde, maintenant la centaine d’aubes écoulée, doutait qu’elle se réveille un jour. Cela ne l’empêchait pas de venir dans sa chambre tous les soirs, racontant dans le désordre tout ce qui lui venait à l’esprit. Elle n’avait qu’à fermer les yeux pour imaginer son regard austère et son écoute impassible. Souvent, elle parlait simplement de l’auberge, des clients de passage et ce que Vintårdel était en train de devenir. Des ruines qui se rebâtissaient. Les fantômes du passé qui s’envolaient. Il n’y avait ni chef ni roi. Les nouveaux citadins choisissaient seulement une maison à reconstruire et s’installaient. Beaucoup d’ancien Mutin, chasseurs, pêcheurs, bucherons, qui connaissaient la vérité, mais aussi des Gardes. Lorsque le sort d’emprisonnement mental avait volé en éclat à la mort de Vega, tous s’étaient réveillés désœuvrés, incapables de se souvenir du temps passé sous influence. Puis les mémoires étaient revenues. Les meurtres commis sous ses ordres. La surveillance permanente des habitants à la recherche de « traitres ». Nombre d’entre eux s’étaient donné la mort devant la réalité insoutenable, d’autres avaient préféré construire une nouvelle vie loin d’Isstådel. Il arrivait à l’archère d’évoquer le travail de Ruben et Lotvenn pour réhabiliter les kargals en Isstådel, mais il ne s’agissait que de bruits de congères et ragots de comptoir. Elle ne voyait jamais le guérisseur et n’avait pas remis les pieds dans l’ancienne citadelle depuis son départ. Puis, les heures passant, elle finissait par se taire. Le regard vague, le calme et la fatigue l’engourdissaient jusqu’à ce que les pensées refoulées toute l’aube trouvent indéniablement leur chemin jusqu’à sa conscience.

Le charnier.

La neige de la cour entièrement rouge.

Des oreilles, des bras, des boyaux épars.

Dans leur course contre Vega, son esprit n’avait pas eu le temps de réaliser ce qu’il regardait, mais lorsqu’elle avait traversé la cour dans l’autre sens, cherchant Ruben, ses yeux avaient vu. Le champ de cadavre. Le silence des vies stoppées. Le hasard avait arrêté ses pieds à hauteur d’Ester et Hilde n’avait pu que tomber à genou. Il ne restait plus que son sourire rendu narquois par la vieille cicatrice.

— Je ne suis qu’une imbécile.

Hilde se leva de la chaise et alla se coucher dans la chambre adjacente.

Les aubes s’enchainèrent avec leur monotonie habituelle. Il y avait des soirs où elle se tenait simplement à la fenêtre tournant le dos à Celeste et scrutait le ciel étoilé. On pouvait désormais voir de nombreux kargals le traverser en toute liberté. C’était peut-être les seuls moments où elle avait un réel sentiment de victoire.

— « Dorénavant, c’est toi qui perpétueras l’âme de l’archerie, maitresse archère. ». C’est ce que Vitali m’a dit la veille de l’assaut. Le vieux savait qu’il n’en sortirait pas vivant.

Avant de sortir, un reflet sur le front de la capitaine attira son attention. Une perle de sueur. Elle n’en fit pas grand cas, jusqu’à ce que le surlendemain elle entende le bruit rauque de sa respiration en entrant dans la chambre. Hilde s’empressa d’aller chercher la couronne de communication que Teoline lui avait laissée pour contacter Ruben. Il était convenu avec lui qu’il porte à l’oreille l’anneau récepteur en permanence. L’archère expliqua le changement d’état de Celeste et il ne fallut pas longtemps à Ruben pour atterrir dans l’arrière-cour de l’auberge et sauter du dos de Hårsten.

— Va, je m’occupe du kargal, assura Hilde.

De nombreux kargals s’étaient portés volontaire pour aider Lotvenn dans son effort pour redorer l’image du kargal. Ils prêtaient volontiers patte forte dans les travaux de gros œuvres, maçonnerie, scierie, et rechignaient rarement à transporter humains ou objet lourd. Leur présence révolutionnait complètement la manière de vivre des humains et il fallait réapprendre l’espace avec cet animal gigantesque. Si à Vintårdel, leur aide était largement appréciée, les Isstådelois étaient encore très méfiants.

Dans la cour, Hilde salua Hårsten qui inclina la tête à son tour. Elle lui indiqua l’immense stalle à kargal qu’elle avait fait construire pour ce genre de situation et en paiement du voyage, alla chercher dans sa réserve froide un morceau de carcasse de dulv. Hårsten inclina la tête à nouveau assortie d’un miaulement grave pour la remercier et s’installa. Hilde s’assura qu’il y eût assez d’eau pour lui et ses deux mårfalks puis retrouva Ruben au chevet de Celeste.

— Je ne sais pas ce qui se passe.

Celui-ci, raide et visage fermé, tripotait machinalement son stéthoscope.

— J’avais peur que ce soit ta conclusion…

Hilde lui tendit la couronne de communication sans prendre la peine d’en dire plus. Le guérisseur la plaça sur sa tête et se concentra.

— Teoline, Omorkan ?

Pas de réponse. Ruben avait du mal à utiliser l’objet enchanté qui demandait une concentration colossale lorsqu’il s’agissait de contacter l’astral.

— Teoline ? Est-ce que tu me perçois ?

— Ruben ? Il se passe quelque chose avec Celeste ?

Le guérisseur chancela sous la pression de l’inquiétude qu’éprouvait la jeune femme.

— Je ne sais pas vraiment, son corps s’est subitement mis à monter sa température. Son cœur et sa respiration se sont accélérés.

— Pétole ! On a plus de temps !

Il y eut une pause et l’homme crut perdre la connexion, mais la voix de Teoline retentit à nouveau :

— Tiens-nous au courant !

Il ressentit une brutale légèreté dans son esprit et comprit que Teoline avait rompu la communication.

— Alors ?

— Je n’ai rien compris.

— C’est comme ça depuis qu’elle est partie, maugréa Hilde.

Ruben sourit faiblement, entendant son vieil ami à travers la jeune femme.

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