3. Le fantôme de la cascade
Comme toutes les enfants, Tassia était curieuse. Elle aimait regarder les papillons se poser sur les fleurs, écouter les oiseaux et même parfois regarder les enfants jouer à la balle dans la grande plaine aux nombreuses collines qui lui faisait face. Mais voilà, Tassia n’était pas une enfant comme les autres. Elle était prisonnière d’une cascade d’eau aux reflets éclatants l’été et à la glace si dure en hiver qu’on y piochait pour tenir la viande au frais. C’était sa maison, son antre, son tombeau depuis presque deux cents années. Elle avait compté. Il n’y avait pas tellement d’autres choses à faire.
Comme toutes les enfants, Tassia était curieuse. Un soir d’hiver, elle avait suivi un joli renard à la fourrure toute douce. En l’apercevant, l’animal avait couru se mettre à l’abri et avait traversé la cascade. La petite fille, encore innocente, l’avait poursuivi dans l’eau gelée. Mais au moment de traverser la cascade, un craquement sinistre avait retenti au-dessus d’elle, et un grand bloc de glace lui était tombée dessus. Tassia avait appelé à l’aide. Mais le rideau de glace refusait de la laisser partir. Lorsque le printemps arriva, elle se rendit compte qu’elle ne pouvait plus quitter la cascade. Personne ne vint l’aider. Parce que personne ne l’entendit hurler.
Comme toutes les enfants, Tassia était curieuse. Et il y avait cette petite fille rousse, tout comme elle, tout comme le renard, qui regardait parfois dans sa direction. Parfois, Tassia se demandait si elle la voyait, mais elle ne restait jamais assez longtemps pour valider son hypothèses. Excepté ce jour-là. Elle s’était installée dans la plaine avec ses parents pour un pique-nique, afin de fêter l’arrivée des beaux jours. Comme à chaque fois, la petite fille rousse s’était tournée dans sa direction, l’air plus déterminé que jamais. Elle faussa compagnie à ses parents pour la rejoindre en quelques enjambées. Elle n’hésita pas à plonger à deux pieds dans la petite rivière pour s’approcher plus près. “Comment tu t’appelles ?”, demanda-t-elle d’une voix fluette. Tassia ne répondit pas. Elle pouvait la voir. Elle pouvait lui parler. Mais quand Tassia ouvrit la bouche, aucun son ne sortit, si ce n’était le bruit de l’eau, encore et toujours. Elle voulut hurler de rage, mais elle ne le pouvait pas.
Comme toutes les enfants, Tassia était curieuse. La petite fille tendit la main vers elle, loin de se décourager. Tassia hésita. Elle aurait voulu la rejoindre, mais que se passerait-il si elle la touchait ? Après tout, plus personne ne l’avait vue ou touchée depuis deux cents ans. Elle regarda la main tendue, puis la petite fille. Elle gonfla son esprit de courage et tendit le bras. Pour la première fois, il passa au travers de la cascade. Elle en pleura de joie, même si rien ne coula de ses yeux. Mais lorsque la petite fille rousse la rejoignit, son visage se tordit d’une expression horrifiée. Tassia regarda vers les parents au loin, qui lui tournaient le dos. La petite fille rousse n’arrivait plus à reculer. Ses yeux s’étaient écarquillés d’effroi et elle commençait à chercher de l’air.
Comme toutes les enfants, Tassia était curieuse. Alors, dans un dernier effort, la fillette la poussa hors de l’eau et tomba de la cascade. Elle resta silencieuse, comme sortant d’un rêve. Sauf qu’elle ne rêvait pas. Elle avait de nouveau des mains, des jambes et une jolie chevelure rousse. Mais de l’autre côté de la cascade, une petite fille sans voix essayait d’attirer son attention. Tassia se releva, et lui sourit doucement. Elle se rappelait, maintenant.
Comme toutes les enfants, Tassia était curieuse. Cette nuit d’hiver, elle avait vu quelqu’un, de l’autre côté de la cascade. Une petite fille rousse, rousse comme elle et comme le renard. Elle avait voulu lui venir en aide, mais elle s’était retrouvée prisonnière de la cascade à la place. Elle avait vu son corps, sa vie s’enfuir loin, loin de l’eau. Et elle avait hurlé, hurlé mais n’avait plus de voix. Elle était libre, désormais.
Alors Tassia sourit à la petite fille rousse et s’éloigna en sautillant vers la liberté, sous une pluie de cris muets.
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