Et après ?
La sirène de l’ambulance hurlait dans ma tête. Je sentais que nous foncions dans les rues de Paris à des vitesses au-delà du réel. Je priais, pour qu’aucun piéton ne croise notre chemin.
Trois hommes et une femme s’affairaient au-dessus de moi. Je n’y prêtais aucune attention. Je me sentais tellement bien. Je manquais de sommeil, une sieste ne serait sûrement pas de trop. Mais la curiosité aidant, j’essayais de suivre leur conversation. Ce n’était pas simple. Un halo d’une blancheur extrême m’entourait.
Je connaissais cette lumière. Étant un Naljorpa[1], j’avais pratiqué pendant des années, les six yogas de Naropa[2]. Malheureusement, la pratique est une chose, mais lorsque l’on a été frappé par trois balles, volant, chacune à plus de mille mètres à la seconde, garder sa conscience n’est pas le plus facile. Deux choix se présentaient à moi. Le premier, me concentrer, laisser mon esprit (ou mon âme comme le disent d'autres religions) entrer dans l’état intermédiaire entre deux existences, puis tenter de me fondre dans la claire lumière. Alors, je deviendrai un Boddhisattva et choisirai mon prochain corps, pour aider les quinquagintyllions d’êtres restants à devenir des éveillés. L’autre choix était plus simple, je tentais de laisser ma conscience s’éteindre et mourir. Alors, en utilisant Powa, le yoga du transfert de conscience, je choisirai simplement mon nouveau corps, ma nouvelle identité.
Je n’avais pas été long à faire un check-up complet. Mon corps était en miette. Une des balles se trouvait près de mon cœur, une autre m’avait sectionné la colonne vertébrale. La troisième… Je n’en avais aucune idée, elle était en moi, quelque part, mais où ?
Quelle était cette idée que j’avais eu, d’emmener ma femme boire un verre en terrasse un Vendredi 13 ? Je n’étais pas superstitieux, vous vous en doutez. Elle avait toujours admis ma foi, mais ne la partageais pas. Où était-elle ? Était-elle vivante ? Selon le Buddha, l’attachement est un poison, seule la compassion est importante. J’éprouvais les deux pour la mère de mes enfants. L’attachement, lorsque l’on ne fait plus qu’un avec son conjoint, n’en est plus, ce n’est qu’une fusion des esprits.
Je me concentrais, les voix des infirmiers ou médecins m’entourant n’étaient plus que murmures. Mon esprit s’envola immédiatement. J’étais dans la lumière, le Dorje, la foudre de diamant, un cran au-dessus de la claire lumière. Une lumière tellement forte, qu’elle n’en était que néant. Je n’étais pas ébloui, simplement heureux.
Plusieurs entités s’approchèrent. Je les reconnus pour ce qu’elles étaient. Shakyamuni, le Buddha historique. Dorje Sempa, le Buddha purificateur du Karma. Ma femme, Vanessa. Je fus surpris, elle ne pouvait être ici, à mes côtés. Elle me sourit :
- Règle numéro un ? – Questionna-t-elle.
Je répondis, sans hésiter.
- Ne jamais ôter la vie !
- C’est cela… Et tu as respecté tes vœux. – Je lui souris, mais elle n’avait pas fini.
- Règle du Boddhisattva[3] ?
Je lui citais les conditions pour devenir un véritable Boddhisattva. Elle me sourit une nouvelle fois et déposa un baiser sur mes lèvres.
- Tu as raison, il faut guider. Qui de mieux qu’un éveillé, pour guider celui qui n’est pas encore prêt ? J’étais ton guide. Tu as enfin atteins l’étape ultime.
Je l’observais, ne sachant que répondre. Elle jurait, écrasait les araignées passant de notre balcon dans la maison. Elle n’avait rien d'un Maître libéré du Samsara[4].
- Ce serait facile, tu ne penses pas ? Je suis comme Drukpa Kunley, libérée de l’ego, ceux que je touche sont libres. Tu l’es toi aussi, à partir de maintenant.
Je restais sans voix. Que pouvais-je répondre ?
- Et nos filles ? Que deviendront-elles ?
- Elles seront ce que sont leurs parents… Es-tu prêt à me suivre ?
- A jamais… Où allons-nous ?
- Enseigner, c’est le but de la vie… Plus le moindre obstacle ne te ralentira. Tu es à jamais immortel et tout puissant. – Ajouta-t-elle.
J’entendis le sifflement du monitor dans l’ambulance, le cri de rage des médecins, puis nous disparûmes.
[1] Naljorpa : Yogis Tibétain. N’est pas un moine, mais un Lama ayant pris (au minimum) les dix vœux de base.
[2] Naropa : Maître Indien qui reçut de son maître Tilopa, suite à des épreuves considérables, six Yogas primordiaux. Il atteignit la maîtrise des enseignements qu'il reçut. Son disciple tibétain, Marpa le traducteur, amena ces enseignements au Tibet et devint le père fondateur de la lignée Kagyüpa.
[3] Boddhisattva : Un Buddha qui refuse d’entrer en Nirv?na tant que tous les autres êtres vivants ne seront éveillés à leur tour.
[4] Samsara : Cycle des renaissances. La roue de la vie.
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