02. Vieux repères

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Lyana

Installée dans ma nouvelle voiture, j’observe depuis une bonne demi-heure cette maison où j’ai passé plus de dix ans de ma vie. Je n’arrive pas à franchir le pas, tout simplement parce que cela me rappelle autant de bons que de mauvais souvenirs. Véronique est une amie de ma mère et elle m’a élevée jusqu’à mes dix-sept ans, quand la mafia est venue me récupérer. Mon père, malgré ses nombreux mauvais choix, a eu la bonne idée, à la mort de Maman, de m’envoyer en France, à l’abri. Du moins, c’est ce qu’il pensait. Ses patrons n’ont eu aucun problème à me retrouver quand il s’est fait tuer, et j’ai été embarquée pour éponger ses dettes. Autant dire que ma vie a changé du tout au tout pas moins de deux fois, et que je préférais largement cette petite maison en banlieue parisienne plutôt que l’appartement pourri où nous vivions.

Lorsque je sors enfin de ma petite DS3, Guizmo se met à aboyer comme un fou à l’arrière, m’indiquant qu’il a beau être de nature silencieuce, je ne dois pas l’oublier pour autant. Mon petit Husky fou s’échappe à peine la portière ouverte et me tourne autour, tout content de se dégourdir les pattes. Un signe de ma part et il est au pied. J’adore les chiens. Beaucoup moins chiants que les mecs, c’est ce que je me dis en l’entraînant dans la cour de cette vieille bâtisse qui semble moins entretenue qu’auparavant.

— Bonjour, Véro, souris-je presque timidement lorsque ma mère de substitution ouvre la porte.

Elle m’observe quelques secondes en silence avant de sortir pour me prendre dans ses bras. J’ai l’impression de sentir la carapace que je porte depuis que j’ai rejoint la mafia se fissurer en un quart de seconde avec cette étreinte. Et la sensation de redevenir une gamine qui pleure la mort de Maman, aussi.

— Eh bien, c’est donc vrai ! Te voilà de retour ! Je t’avoue que je ne croyais pas trop à ton mail, ma Puce !

Elle se met à pleurer en m’étreignant contre elle et en me serrant presqu’au point de m’étouffer. Guizmo est tout fou et aboie en essayant de nous sauter dessus, dans une cacophonie qui rajoute au côté un peu surréel de ces retrouvailles.

— Ça me fait plaisir de te voir, tu n’imagines même pas, ris-je en essuyant mes yeux. Je te présente Guizmo, le petit monstre de ma vie. J’espère que ça ne te dérange pas que je l’ai pris, mais il ne supportait pas trop la chambre d’hôtel.

— Non, tu as bien fait, j’adore les chiens, je n’ai pas changé là-dessus. Et toi, tu as vu comme tu es belle ? Oh la la, ça fait si longtemps qu’on ne t’a pas vue ! Entre, ma Puce ! Ta soeur va être trop contente de te revoir aussi !

Effectivement, je suis à peine entrée au salon que Suzie me saute dessus et m’étreint avec force. Elle oscille entre l’hystérie et les sanglots, et j’essaie de contenir un peu mes émotions de mon côté. Seize ans sans trop donner de nouvelles, et malgré cela, je suis accueillie ici comme si j’étais toujours chez moi. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire “ouf”, je me retrouve installée sur le canapé, un café à la main et des cookies faits maison à portée. Les choses changent ici aussi, Martin, le mari de Véronique, est décédé il y a deux ans, et son fauteuil reste vide tandis qu’elles sont installées de part et d’autre de moi.

— Ça me rappelle nos soirées d’Halloween, sauf que Suzie et moi, on se blottissait contre toi en regardant des trucs qui nous faisaient peur.

Aujourd’hui, après seize années dans l’Organisation, je crois que plus rien ou presque ne pourrait me faire peur et me mettre dans cet état.

— Tu as fait quoi de toutes ces années ? Tu aurais dû rester en contact, on a eu tellement peur qu’il ne te soit arrivé un malheur, m’interroge Véronique.

— J’ai obtenu un diplôme de graphiste et je bosse à mon compte. Je gagne pas trop mal ma vie, ça va. Et vous, alors ? demandé-je alors que j’ai l’impression que Guizmo m’accuse de mensonges rien qu’en levant sa truffe dans ma direction.

— Tu es graphiste ? Mais c’est cool, ça ! Et le mec qui t’a enlevée, tu es toujours avec ? Il était beau, on a cru que tu étais partie parce que tu étais enceinte, mais tu reviens seule et sans enfant, raconte-nous tout. On veut tout savoir ! Nous, notre vie, c’est juste le train-train quotidien. Je te dirai pour Paul, mon petit ami, mais d’abord toi !

Suzie, ma sœur d’adoption, parle du mec qui m’a enlevée comme si tout était normal, c’est dingue. J’ai toujours soupçonné que ma mère en avait un peu trop dit à Véronique sur la vie de mon père, mais jamais cette dernière ne s’est permis de m’en parler. En attendant, il faut que je brode. Comment leur dire que cela fait seize ans que je suis enrôlée là-dedans ? Que j’ai fait des choses dont je ne suis pas fière et que certaines ne me font même plus réagir ? J’ai la sensation d’être devenue un robot qui ne ressent plus rien quand il est en mission. Je devrais avoir honte de mes actions, mais je n’y arrive même plus.

— Ah non, pas de bébé caché. Et lui… Oh, tu sais, c’est la vie, quoi. Nos chemins se sont séparés. Je profite de la vie, je ne suis pas faite pour me caser. Je bosse quand je veux, si je veux.

Mensonges. Mensonges. Mensonges. Je crois sentir mon nez s’allonger rien qu’à raconter tout ça. Pavel est celui qui est venu me chercher. Il a prétexté être un ami de mon père, a expliqué à Véronique que je devais retourner en Russie, qu’il était prêt à s’occuper de moi. Et il m’a ramenée. C’est à la fois mon bourreau et la bouée à laquelle je me suis accrochée. Parce que sous ses airs de gros durs, il a toujours été là pour moi alors que son chef de l’époque était un sacré connard.

— Et je n’ai pas trop compris ton message. Tu reviens pour de bon ou juste pour nous voir ? Ou tu comptes rester quelques jours ? Dis-nous tout, tu sais bien que tu seras toujours la bienvenue ici.

— En fait, je vais bosser pendant quelque temps avec une entreprise normande. Du coup, je reviens dans le coin… Je ne sais pas trop combien de temps ça va durer, mais je suis là pour un moment.

— La Normandie, c’est pas trop le coin d’ici, rit Suzie. Tu vas aller te retrouver au milieu des bouses de vaches et des champs ? Toi ? Tu as bien changé, dis donc !

— Tu sais qu’il y a des villes aussi, en Normandie ? Toi, tu es toujours le pur cliché de la parisienne, me moqué-je.

— C’est pas loin, en tout cas. On va pouvoir se voir, ça va être cool ! Cela fait tellement plaisir de te revoir !

— Suzie a raison, ma Puce. Ça fait plaisir de te retrouver parmi nous. Tu nous manquais vraiment. Pas une semaine sans qu’on parle de toi, tu sais ?

— Ah oui, Maman n’arrêtait pas de dire : “Si ma Puce était là, elle rigolerait bien” ou des trucs du genre, tu vois ?

Si elles savaient comme j’aurais préféré rester auprès d’elles. Aujourd’hui, ça me fait bizarre d’être là, malgré le plaisir que j’ai à les retrouver. J’ai l’impression d’être une autre personne, de ne plus mériter cette attention, ces sourires, ces mots doux. Je suis bien loin de la Puce qu’elle a élevée, et je ne doute pas que Véro mourrait de honte si elle savait tout ce que j’ai pu faire là-bas.

— C’est génial d’être ici, vous m’avez trop manqué, leur dis-je en attrapant leurs mains. J’espère qu’on va avoir du temps pour se voir. Enfin, Suzie, je t’embarque pour m’aider à emménager, je te préviens. J’espère que tu n’es pas devenue nulle en déco.

Quand bien même je m’en fous de la décoration, je ne sais pas combien de temps je vais rester là-bas et il faut que j’aie l’air d’une personne ordinaire qui s’installe, qui prend possession des lieux et arrange un peu son intérieur.

— Ah oui ? Vraiment ? Je vais enfin pouvoir jouer à la grande sœur ! Tu comptes y aller quand ? Tu sais déjà où tu vas aller ?

— Oui, je vais me terrer dans un petit village mignon. Je te montrerai des photos de la maison. C’est un peu meublé, mais je vais avoir besoin de faire des achats. J’ai déjà loué un camion, je voudrais y aller en début de semaine prochaine. J’ai peur que ce weekend, ça fasse trop court.

— On va te transformer ça en petit cocon, tu vas voir ! Mais pas trop non plus pour que tu aies envie de revenir nous voir ici !

J’ai envie de leur dire qu’elles pourraient aussi venir me voir, mais je ne sais pas si ce sera envisageable sur le long terme. D’autant plus que la campagne et Suzi, ça fait au moins dix. Une pure parisienne. Franchement, le village a l’air agréable, la maison est jolie et tout est à proximité. Les bases, au moins. Pain frais le matin, épicerie en cas de besoin, un bar pour les soirées de solitude… Même si je sais qu’il va falloir que je fasse attention à ce que je fais. Dans ce genre d’endroits, tout se sait rapidement. Je n’ai pas envie de passer pour la fille facile du village.

— Et donc, ce fameux Paul ? demandé-je à Suzie en me tournant vers elle. Il est comment ? Il est gentil avec toi ? Il a quel âge ? Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?

— Eh bien, quel interrogatoire ! se moque-t-elle. Alors, il est très gentil, tu verras, on dirait George Clooney en jeune ! Parce que oui, c’est un petit jeune. Il va avoir trente ans le mois prochain ! Et dans la vie, il travaille pour une société pharmaceutique, il est ingénieur et c’est lui qui travaille sur les médicaments de demain. Et tu sais quoi ? Je n’attends qu’une chose, qu’il me demande en mariage et qu’on fasse plein de beaux petits enfants !

Je note que ce fameux Paul bosse dans le domaine de ma cible. Quelles étaient les chances pour que le hasard me joue des tours ? J’espère bien qu’il n’est pas dans l’histoire. Il ne doit pas y avoir des tonnes d’entreprises pharmaceutiques et je vais profiter d’être à Paris pour me renseigner sur tout ça de façon discrète. Je déteste quand Pavel me lâche dans la nature sans rien me dire, alors il ne me reste qu’à fouiner toute seule. Dans tous les cas, je pourrai jouer la nana intéressée et poser des question, l’air de rien.

— Eh bien ! Où est passé ton besoin de liberté ? Et tu veux des enfants, toi, maintenant ? Remarque, des bébés George, je comprends, ris-je, rebondissant comme je peux après un petit silence causé par ma faute. Prête à devenir grand-mère, Véro ?

Elle est plutôt silencieuse depuis tout à l’heure et je la vois m’observer avec attention. J’ai l’impression qu’elle essaie de lire en moi et qu’elle serait capable d’ouvrir toutes les boîtes que je cache dans un coin de ma tête, qu’elle pourrait tout découvrir d’un regard. Mais s’il y a bien quelque chose que je ne ferai pas, c’est me confier à elles deux à mon sujet. Je ne mérite ni leur amour, ni leur estime, mais j’en ai besoin.

— Pas vraiment, mais bon, il faudrait déjà que le petit Paulo, il arrête de rouler des biscotos et qu’il se déclare. Sinon, ma fille sera quadragénaire et je ne serai toujours pas Mamie !

— Si tu veux, je vais le trouver et je m’occupe de lui faire réaliser à quel point ta fille est merveilleuse, souris-je. Un peu trop parisienne, mais merveilleuse.

— Ah non, hein ! Ne va pas le voir ! Sinon, encore une fois, c’est toi qui vas finir avec le Prince Charmant ! A côté de toi, je n’ai aucune chance, moi !

— N’importe quoi, soupiré-je. Et puis, s’il n’est pas capable de garder sa qu… virilité, dans son pantalon, c’est qu’il ne te mérite pas. George ou pas, ce type a plutôt intérêt à te respecter, sinon il aura affaire à moi.

Peut-être qu’il faut que j’évite ce genre de choses, non ? Ça sort tout seul, je ne réfléchis pas vraiment. En attendant, retrouver ma famille d’adoption me fait un bien fou. Outre cette impression d’imposture, j’ai un peu la sensation de me retrouver. Ou de retrouver l’ancienne moi. Je prends, même si ça ne dure pas bien longtemps, c’est toujours ça de gagné. En attendant de recevoir des infos sur ma cible, je vais pouvoir avoir une vie ordinaire. Quelques jours, quelques semaines, qui sait ?

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