10. Une charlotte et un drapeau blanc

9 minutes de lecture

Lyana

— Tu as intérêt à te tenir à carreau ce soir, mon gros, je crois que notre voisin en a déjà vu assez pour la journée.

Je gratouille la tête de mon fidèle compagnon qui attend patiemment que je l’autorise à rentrer. J’hésite un peu, mais je connais Guizmo, il ne sera pas trop envahissant s’il sent que notre voisin n’est pas à l’aise avec lui. Ou alors, il va chercher à l’amadouer en douceur. En attendant, j’autorise ma boule de poils à entrer, laisse la porte vitrée ouverte pour profiter de l’air encore agréable de cette fin de journée, et retourne à ma popote. Je n’ai jamais été une grande cuisinière, alors je me suis contentée de faire une quiche au saumon et une petite salade composée. J’espère que ça conviendra au voisin et surtout que ce sera mangeable. Après l’avoir couvert, bien involontairement certes, de peinture ce matin, j’aimerais autant ne pas lui filer une intoxication alimentaire.

Je ne sais pas ce qui m’a pris de l’inviter. Moi qui suis plutôt adepte du chacun chez soi, c’est sorti tout seul. Je ne voulais pas le vexer en plaisantant sur le sujet, mais il avait tellement l’air de prendre tout ça au sérieux que je n’ai pas pu m’empêcher de vouloir dédramatiser. Manque de chance, ce fut un échec total. Il semble un peu coincé du bulbe et ça me rend d’autant plus curieuse d’en apprendre plus à son sujet.

Guizmo aboie lorsque l’on frappe à la porte. J’ai parfois l’impression qu’il me prend pour une vieille à l’audition défaillante et joue l’alerte sonore. Heureusement qu’on ne frappe pas dix fois par jour à la maison, en fait.

Je me regarde dans le miroir de l’entrée en me demandant si je n’ai pas un peu trop joué la décontraction avec ce petit short en jean. L’avantage, c’est que s’il veut se venger de la peinture de ce matin, il a plus de chances de viser la peau que le tissu. Je refais le nœud de mon chemisier sur mon ventre et ouvre la porte pour tomber nez-à-nez avec une superbe charlotte aux fraises.

— Y a-t-il un voisin derrière cette beauté qui me donne envie de passer au dessert ? demandé-je en riant.

— Oui, oui, je suis là, répond-il en souriant. J’espère que vous aimez les fraises. Vu le délai, j’ai fait avec ce que j’avais, et dans le jardin, à part ces fruits rouges, il n’y a pas encore grand-chose. J’espère que ça vous plaira.

Je récupère le plat et remarque qu’il a fait un effort particulier sur sa tenue. Sa petite chemise noire est légèrement ouverte sur son torse et le pantalon beige qu’il a enfilé lui va particulièrement bien.

— Entrez. Enfin, j’hésite, j’ai bien envie de garder ce dessert rien que pour moi et de vous claquer la porte au nez. Surtout que je vais avoir l’air bien bête avec mon petit repas, moi.

Je fais signe à Guizmo d’aller se coucher dans son panier, ce qu’il fait rapidement, avant de nous lancer son regard malheureux finement travaillé. Je suis sûre qu’il pourrait jouer dans des films, celui-là.

— Vous n’avez pas eu trop de bouchons sur la route, au fait ? continué-je en bifurquant dans la cuisine.

— Non, même pas un pot de peinture abandonné pour me faire trébucher. On dirait qu’il y a quelqu’un qui a fait du ménage, plus aucune trace. Vous tenez vos promesses, je vois, c’est bien. Je vous suis ou je reste ici dans le salon ?

— Vous pouvez rester sur le pas de la porte, si vous préférez, ris-je. Non, entrez, évidemment. Vous voulez boire quoi ? J’ai… pas grand-chose, en fait. Du jus de fruits, du vin blanc ou de la vodka. Désolée, je n’ai pas encore rempli mes placards.

— Un jus de fruit, ça ira très bien pour moi, indique-t-il en se postant près de moi. Vous avez besoin d’aide pour quelque chose ? Vous voulez que je mette la table ?

Son regard est posé sur moi et j’avoue que j’apprécie la façon dont il me dévore des yeux. S’il le pouvait, je suis sûre qu’il se ferait un plaisir de venir toucher ce qui est à portée de main. Et voilà que je l’imagine concrétiser ces pensées déplacées, ce qui me fait rougir alors que je fais mine de me concentrer sur le contenu du frigo.

— Non, ça va aller. Si je vous invite, c’est pour que vous mettiez les pieds sous la table, pas pour vous faire travailler, dis-je en cherchant les verres dans les placards. Ah, les voilà. C’est Suzie qui a tout rangé, je suis perdue dans mon propre chez-moi, c’est fou.

— Vous avez de la chance d’avoir une amie comme elle. Vous avez l’air de bien vous entendre. Je peux quand même vous donner un coup de main, je n’aime pas rester à ne rien faire.

— On a grandi ensemble, en fait, dis-je avant de me rendre compte qu’il va falloir que je sois vigilante sur ce que je lui confie. Vous n’avez qu’à partir à la recherche des assiettes. Les couverts sont dans le tiroir sous la cafetière, ça, je me souviens.

Je sers deux verres de jus de fruits et sors les tomates cerises et les morceaux de fromage pour l’apéritif. Je suis une très mauvaise hôtesse, je m’en rends compte. Il faut dire que généralement je n’invite du monde chez moi que pour une petite nuit de plaisir. Pour le reste, je n’aime pas trop recevoir.

Je l’observe ouvrir porte après porte et sortir le nécessaire avant de me lancer un sourire victorieux. Il retourne dans la salle et met la table, non sans avoir lancé un regard un peu anxieux à Guizmo, couché près de la cheminée et qui a levé la tête en le voyant. Il est vraiment mignon, et je ne sais pas, à première vue, si je pense au chien ou au voisin. Les deux, sans doute. La boule de poils l’est, assurément, et je suis fière de le voir si bien éduqué et adorable. Mais j’avoue que Théo est vraiment plus qu’agréable à regarder, et l’envie de câlins est tout autre.

Je dépose les verres et les petits bols au centre et m’assieds en me disant que j’ai bien fait de choisir une petite table carrée. Au moins, c’est du face à face sans trop de distance. D’ailleurs, nos genoux se touchent lorsqu’il s’installe. Il est grand, le voisin, et je ne manque pas de le lui faire remarquer.

— Attention, vous empiétez sur mon espace vital, souris-je en décalant mes jambes sur le côté pour les croiser, ce qu’il ne manque pas de regarder.

— Eh bien, il va aussi falloir travailler sur la colocation de la table, répond-il avec humour. Merci pour cette invitation, et désolé pour ce matin, je me suis un peu emporté.

— Pour être honnête, je crois que j’aurais piqué une crise au moins égale à la vôtre, si ça m’était arrivé. C’est toujours plus drôle quand on est de l’autre côté, même si j’avoue que je m’en veux un peu.

— Ça arrive, les accidents, et ça nous donne au moins l’occasion de nous rencontrer ailleurs que dans un couloir ou qu’à la Mairie. D’ailleurs, vous auriez vu la tête de Roselyne, l’employée de mairie, quand j’ai expliqué mon retard pour des raisons artistiques, ça valait son pesant d’or ! Je lui ai même dit que la peinture est un art qui ne connaît pas les horaires, et je crois qu’elle se demande encore ce que j’ai vraiment fait ce matin, s’amuse-t-il à me confier.

Je souris et lève mon verre dans sa direction.

— Eh bien, à Roselyne alors, et aux occasions. Sans oublier de trinquer à la peinture. Je peux vous assurer que j’ai moins fait la maligne quand il a fallu laver Guizmo.

— J’imagine. Je ne suis pas très chien, de mon côté, je crois que vous avez remarqué, répond-il en jetant un nouveau regard vers mon Husky qui remue la queue maintenant qu’il a entendu son nom et sait qu’on parle de lui.

— Je peux comprendre. Quand on a eu de mauvaises expériences, forcément, ça refroidit. Mais vous finirez par avoir confiance en lui, il vous prouvera que tout ce qu’il veut, c’est donner et recevoir de l‘amour. Et éventuellement venir piquer dans votre assiette si vous avez le dos tourné.

— Je peux ? demande-t-il en montrant un biscuit apéritif qu’il veut lancer à mon chien.

— Oulah, vous allez vous faire un copain, ris-je. Allez-y, oui. On pourrait peut-être se tutoyer, non ? C’est très formel, et on est amené à se voir plus ou moins tous les jours quand même.

— Ça me va. Et donc, tu es contente de t’être installée ici ? Le village est tranquille, j’apprécie de mon côté, j’avoue.

— C’est vrai que c’est sympa. Et ça change de Paris. Ça fait longtemps que tu es ici ? lui demandé-je alors que Guizmo aboie une fois comme s’il voulait remercier notre invité.

— Je suis arrivé une dizaine de jours avant toi, donc non, ça ne fait pas très longtemps.

— Ah oui, donc tu ne pourras pas me dire si la tranquillité du coin ne finit pas par être pesante. Je ne suis pas sûre de l’apprécier sur le long terme, en fait… Je suis une fille de la ville, j’aime sortir, aller dans les bars, en boîte de nuit… Tout est plus loin ici et moins accessible, il faut tout de suite prendre la voiture.

— C’est clair, mais même après plusieurs mois, pas sûr que je puisse te dire ce qu’il en est des boîtes de nuit, c’est vraiment pas ma tasse de thé. Enfin, j’aime bien danser, mais le bruit de ces endroits, c’est juste trop parfois.

— Il faut bien vivre dans le bruit pour apprécier le calme de son chez-soi. Je vis seule depuis… Wow, depuis mes dix-sept ans, en fait, donc seize ans. Alors les boîtes, c’est une bonne façon de se changer les idées et de soupirer de bonheur en rentrant dans le silence de son appartement.

— Je sais qu’il y en a une dans la ville à côté, je pourrai vous donner, pardon te donner, se reprend-il, l’adresse si tu le souhaites. Je suis sûr que tu pourras t’y amuser.

— Ce serait plus sympa si tu m’accompagnais ! Tu aimes danser, il faut en profiter.

Je ne sais pas pourquoi je lui propose ça. C’est tout sauf mon genre, surtout que si je vais en boîte, c’est davantage pour me trouver un plan pour la nuit que pour aller danser durant des heures. Mais ça pourrait être sympa, non ?

— Euh… Tu m’invites en boîte ? C’est ça ? me demande-t-il en me dardant de ses beaux yeux noisette.

— Pourquoi pas ? Tu préfères ça ou devoir garder Guizmo ? ris-je en faisant signe à mon chien d’approcher, ce qu’il fait pour venir s’asseoir à côté de moi.

— Ah, vu comme ça, le choix est vite fait, répond-il, tout de suite plus tendu. Il t’obéit bien, c’est fou, quand même.

— J’ai pris des cours de dressage, ça aide. Et puis… Quand je dis que c’est une crème, c’est aussi pour ça. Il apprend vite et il ne se rebiffe pas, dis-je en récupérant un biscuit apéritif que je lui tends et qu’il attrape sans grande délicatesse.

— Il faut dire qu’avec une jolie maîtresse comme il a, on a envie de lui faire plaisir, énonce-t-il sans vraiment réfléchir.

Je lui souris et file en cuisine pour masquer une certaine timidité peu habituelle chez moi. Il faut que je change de sujet rapidement, parce que coucher avec son voisin, c’est vraiment une mauvaise idée. C’est pourtant l’ambiance de la soirée complète. Si Théo parle très peu de lui, il est assez curieux à mon propos, et même en ce qui concerne Guizmo. J’essaie de me dépatouiller avec ses questions en mentant le moins possible mais en restant vague dans mes réponses. Et il ponctue nos échanges de compliments sur ma petite personne tandis que je m’amuse à en faire de même. Je crois l’avoir vu rougir quelques fois, ou être un peu mal à l’aise. Je ne sais pas pourquoi, mais je la joue plus finement avec lui que je peux le faire d’ordinaire. D’un autre côté, d’habitude, le rentre-dedans a un objectif clair : finir au lit et imbriqués l’un dans l’autre. Là… Si ce n’est pas l’envie qui me manque, je me dis que la cohabitation pourrait être compliquée après ça. Alors, je crois que l’on va se contenter de passer de bonnes soirées ensemble de temps à autre, sans se gêner pour flirter. Surtout s’il me fait des gâteaux aussi bons que cette charlotte aux fraises. Oui, ça vaut mieux comme ça.

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