15. Le dépressif de la nuit
Théo
Je tourne et retourne dans mon lit en repensant à cette sortie au lac. Quel con j’ai été de croire que, dans ma situation, j’avais le droit au bonheur et à une vie normale. Je suis là pour me cacher, pas pour m’afficher avec une nana, aussi jolie et attirante soit-elle. Parce que là, oui, j’ai eu l’air malin, tiens. Tu faisais quoi avant ? Oh rien, j’étais ingénieur et j’ai dénoncé une entreprise pharmaceutique qui trafiquait ses résultats et a tué des milliers de personnes. Tu aimes ton travail à la mairie ? Ah oui, j’adore être sous employé pour passer mon temps et me donner une impression de normalité. Pourquoi tu es venu en Normandie ? Oh, ce n’est pas moi qui ai choisi, c’est la police qui m’a mis là parce que c’est un coin paumé et que personne ne pensera à venir me trouver. Tu avais une petite amie avant ? Ah oui, mais je l’ai quittée pour éviter qu’elle ne se fasse descendre par les mafieux recrutés par l’entreprise que j’ai dénoncée. Tout va bien, tranquille. Au lieu de dire tout ça, j’ai menti, re-menti et encore re-re-menti. Tu parles d’une belle situation pour créer une relation ! Franchement, je ne sais pas pourquoi je me suis lancé dans cette aventure contre cette entreprise. Quel con !
Et maintenant, elle me fait la gueule, la voisine. Super. Vive l’ambiance. Mais bon, elle a raison, je me suis un peu moqué d’elle. Vas-y que je te dragouille, que je te fais de l'œil et hop, dès que tu me poses une question, le mur de Berlin se dresse. Un petit trou se creuse au gré d’une réponse arrachée, mais ce n’est pas grave, voilà la Grande Muraille de Chine qui arrive. Tu m’étonnes que ça refroidit. Quand je pense que dans un monde normal, avec une vie normale, je serais peut-être en train d’étudier les constellations que font les ombres de mon corps sur le sien nu ! Mais non, j’ai fermé ma gueule après l’avoir trop ouverte à une autre époque de ma vie. Il faut croire que je ne suis pas fait pour ce monde et cette réalité. Si seulement je n’avais rien dénoncé ! Si seulement je les avais laissés faire leurs magouilles en silence ! Et si seulement j’avais pu dire toute la vérité à Lyana ! Je fais tout à l’envers. Et là, je tourne en rond dans ma tête. Comme je tourne en rond dans mon lit. Il va encore falloir que je le refasse entièrement à cause de ces insomnies.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas aussi mal dormi. J’ai l’impression de me retrouver comme au début de mon isolation dans cette chambre d’hôtel de la région parisienne. Pour ma protection, ils m’ont conseillé de disparaître un peu des radars, de changer mon numéro de téléphone, mon adresse, de ne plus rien faire sur les réseaux sociaux, comme si j’étais mort. Et moi, j’ai fait ce qu’on m’a dit. Et ça a marché, je suis toujours vivant. Mais à quel prix ? Je suis mort socialement. Pour sauver ma petite vie, je ne vis plus. Pour continuer à respirer, je n’aspire plus à rien. Et je m’en veux alors que j’ai fait ce qu’il fallait faire. Mon cerveau carbure à plein régime alors qu’il faudrait qu’il s’endorme.
Énervé contre moi-même, fatigué d’être revenu à la situation qui était la mienne auparavant, je décide de me lever. Quitte à ne pas dormir, autant essayer de rendre utiles ces heures perdues. Mais que faire en plein milieu de la nuit ? Pourquoi est-ce que l’air normand qui m’avait fait tant de bien ne fonctionne plus ? Peut-être que c’est de ça dont j’aurais besoin, un peu plus d’air. Je descends les escaliers et sors de la maison. Le lampadaire qui se trouve sur la mairie sur le trottoir en face diffuse assez de lumière pour que je puisse me diriger sans risquer de me vautrer par terre. Je ne sais d’ailleurs même pas ce que je ferais s’il m’arrivait une urgence médicale. J’y vais sous quel nom ? Mon dossier médical a été transféré sur ma nouvelle carte de sécu ? C’est une question que je n’ai jamais évoquée avec Priscillia, ça. Il faudrait que je lui demande la prochaine fois que je la vois. On ne sait jamais, ça pourrait être utile.
Ce qu’il y a de bien par contre, cette nuit, c’est qu’il fait vraiment bon. Pas trop froid malgré la nuit, pas de vent. C’est enfin un élément un peu positif. Je crois que j’ai eu un bon feeling de sortir, ça va me changer les idées. Je me dirige vers un fauteuil de jardin pour profiter un peu du ciel étoilé mais je me prends les pieds dans une racine.
— Eh merde ! m’écrié-je en me retenant de justesse à la table pour ne pas tomber.
Et bien entendu, le fameux chien de garde qui n’a pas bronché alors que j’ai descendu les escaliers, ouvert la porte, que je suis passé dans le couloir, le voilà qui se met à aboyer maintenant que je suis dehors et loin de lui. Il est courageux et malin, ce chien, ça fait plaisir à voir. J’entends sa maîtresse qui lui crie dessus maintenant. Tout le monde dans la maison est réveillé. Bientôt, tout le village va débarquer, si ça continue comme ça ! Je lève les yeux vers les volets de la chambre de Lyana qui s’ouvrent et sa tête apparaît.
— Théo ? C’est toi ? Mais qu’est-ce que tu fiches là à cette heure ? me demande-t-elle à la fenêtre.
J’essaie d’éviter de déprimer en boucle parce que je croyais que j’aurais pu nouer une relation normale avec toi, mais ce n’est pas possible, pensé-je dans ma tête.
— Désolé de t’avoir réveillée, Lyana, mais je n’arrivais pas à dormir. Et maladroit comme je suis, j’ai failli tomber par terre. Je vais rentrer sinon je risque encore de te déranger. Ou en tous cas, de déranger ton chien.
— Fais ce que tu veux… Il n’aboiera plus, soupire-t-elle. Et de toute façon, je suis réveillée. Tu as le don pour me priver d’heures de sommeil, même si ce n’est pas de la meilleure façon possible.
— Vraiment désolé. Je vais te laisser dormir, soupiré-je en prenant la direction de la rue, contrairement à ce que j’avais envisagé, afin de ne plus la déranger.
— Attends ! crie-t-elle sans se soucier des voisins. Ça va vraiment être comme ça, maintenant ? Toi dans ton coin qui m’évites ? Moi qui… J’en sais rien, d’ailleurs. J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? Je ne comprends rien, là…
Je fais comme si je n’avais pas entendu et continue mon chemin vers le centre ville. Je marche quelques instants dans l’obscurité avant d’entendre quelqu’un courir derrière moi. Je me retourne et constate que ma voisine est là. Elle s’arrête près de moi, comme si de rien n’était.
— Tu n’as pas compris que je voulais être seul ? lui demandé-je, intrigué et un peu irrité.
— Et toi, tu n’as pas compris que j’étais un peu têtue ? Et qu’en plus, je déteste me prendre une veste sans même comprendre ce qui se passe ?
— Tu ne t’es pas pris une veste, j’ai juste pas envie de te mêler à mes soucis et à mes problèmes. Je n’ai pas le droit de… Non, rien. C’est mieux si tu ne t’approches pas trop de moi, je te promets. Je suis une source infinie de difficultés.
— On a tous des soucis, Théo, ce n’est pas une raison pour se fermer à tout le monde. Enfin… Dis-le clairement si tu n’es pas libre, si ta nana est jalouse ou je ne sais quoi, hein, ce sera plus simple. Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à être amis.
— Il y a que tous mes amis m’ont abandonné et lâché et que je n’ai pas envie de reprendre encore une fois ce processus. Vivre seul, c’est éviter de souffrir, dis-je. Pourquoi tu t’accroches comme ça à moi ? Je n’ai rien de spécial, tu sais ?
— On est voisins, on s’entend bien, c’est tout. Je pensais que… Enfin… J’avais l’impression qu’on était sur la même longueur d’onde, en fait, c’est tout.
— C’est clair qu’on s’entend bien. Mais ça fait peur, tu sais ? Tu vas me prendre pour un fou… À parler de trucs comme ça à trois heures du matin dans la rue…
— C’est clair que tu es flippant, là, rit-elle avant de reprendre son sérieux. Je suis désolée pour tes amis, mais ce sont des choses qui arrivent, j’imagine. Tout le monde n’est pas comme ça non plus.
— Ecoute, j’ai déconné hier au lac, et cette nuit aussi. Je suis désolé si je t’ai vexée ou si je t’ai fait croire que je me moquais de toi, mais, j’ai des problèmes tu sais. Comme tu l’as dit, j’ai pas une tête à travailler en mairie, mais si j’en suis arrivé là, c’est qu’il y a une raison… Je… En fait, je m’entends trop bien avec toi, et ça me fait peur de m’attacher à quelqu’un pour après la perdre… Tu comprends ou ce que je dis ne fait aucun sens ?
— Ça fait sens… Je comprends, en fait. Mais… la vie est faite de risques à prendre, non ?
— C’est facile à dire, tu sais ? Mais quand on a vécu ce que j’ai vécu, il faut… Attends, on va rentrer, tu frissonnes. Tu as vu aussi comment tu es sortie ? dis-je en montrant le petit tee-shirt qu’elle a enfilé au-dessus de son legging. On rentre et on continue autour de cookies ?
— Je vais finir par ne plus rentrer dans mes fringues avec toutes tes sucreries ! Allons-y, oui.
Elle me précède et entre dans ma partie de la maison comme si c’était chez elle puis va s’asseoir dans ma cuisine. Je sors la boîte de cookies et lui en tends un avant de prendre place en face d’elle.
— Ecoute, Lyana, je sais que j’ai été très désagréable au lac. C’est juste que tu m’as posé des questions sur des choses que je ne suis pas encore prêt à affronter. Cela n’a rien à voir avec toi. C’est moi, le problème, pas toi.
— Très bien, je ne poserai plus de questions, alors. Quand tu seras décidé, si tu te décides un jour, d’ailleurs, je serai à l’écoute.
— Je ne mérite pas toute cette attention et cette patience, tu sais. Il vaudrait mieux pour toi que tu me laisses seul…
Je sais que j’ai l’air pathétique, que je donne l’impression d’être un grand dépressif qui veut s’enfermer dans sa pathologie. Mais c’est mieux ça que la vérité, non ? Et ce n’est pas très loin de la vérité, d’ailleurs.
— J’ai l’impression que tu cherches à me faire fuir en me parlant comme ça. Manque de chance pour toi, ça me rend curieuse et déterminée plus qu’autre chose, tu sais ?
— Mais pourquoi ? Tu… Toi aussi, tu trouves qu’il y a quelque chose entre nous ? Comme un lien qui nous attire l’un vers l’autre, quoi qu’on fasse ?
Mais purée, pourquoi j’ai sorti ça, moi ? Je veux vraiment la faire fuir ? Là, après m’avoir pris pour un dépressif, elle va me prendre pour un fou.
— Ce que je sais c’est que je suis une grande solitaire et que j’apprécie ta compagnie. C’est déjà quelque chose, tu n’imagines même pas.
— Et tout ce que je te dis, ça ne te fait pas peur ? demandé-je, vraiment surpris.
— J’en ai vu d’autres, tu sais, me répond-elle de manière laconique.
Je l’observe un instant sans savoir quoi répondre. Elle se contente de me sourire et d’avaler son cookie, comme si c’était là-aussi la chose la plus naturelle du monde.
— Tu sais ? Je crois que tu es aussi folle que moi. Nous sommes faits pour nous entendre. Parce que c’est clair qu’il faut être un peu dérangée pour manger des cookies chez son voisin dépressif et délirant à trois heures du matin ! Tu ne crois pas ?
— Il ne me semble pas t’avoir dit que j’étais quelqu’un de très nette dans ma tête, tu sais ? sourit-elle en prenant un autre biscuit avant de continuer, la bouche pleine. Je suis d’ailleurs très loin de ça.
— Ce qui est net pour moi, c’est que tu es un peu magicienne. J’étais en train de me morfondre dans mon lit, de ressasser des idées noires, et voilà que je me retrouve dans ma cuisine, en compagnie d’une jolie femme vêtue de manière plutôt indécente, et que je trouve que j’ai de la chance. Incroyable !
— La vie est parfois surprenante, voisin ! Je te laisse retourner au lit alors. Et… j’en prends un pour la route, si tu veux bien !
Je suis à deux doigts de l’inviter à venir partager mon lit, mais je me retiens. Je me dis que j’ai déjà assez tiré sur la corde ces dernières heures et qu’il vaut mieux que je me calme un peu. Je ne peux cependant pas m’empêcher de m’approcher d’elle alors qu’elle ouvre la porte pour rentrer chez elle.
— Lyana, je ne vais pas repartir dans mes folies, promis, mais je voulais juste ajouter quelque chose.
— Crois-moi, j’en ai côtoyé, des gens fous, et tu es loin de l’être, Théo. Je t’écoute.
— Voilà, tout simplement, je voulais te dire merci. Merci de ne pas avoir abandonné quand je t’ai rejetée tout à l’heure. Et merci, car j’ai l’impression que je ne suis pas seul ce soir. Et ça, c’est un sentiment que je n’ai plus eu depuis tellement longtemps que ça me rend heureux. Alors encore une fois, merci.
— Avec plaisir, sourit-elle avant de se mettre sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur ma joue barbue. Bonne nuit, Théo.
— Bonne nuit, Lyana. A demain.
Je l’observe traverser le couloir et rentrer chez elle et c’est comme si un poids s’était envolé. Une impression de légèreté que j’avais oubliée et qui me fait croire que je vole jusqu’à mon lit où je sais que je vais m’endormir sans problème. C’est fou le bien que ça fait de voir que je compte pour quelqu’un autrement que comme témoin pour ce procès qui finira bien par arriver.
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