19. Ils sont partout
Théo
Ces deux dernières semaines, la vie a repris son cours tranquille dans le petit village de Beaumesnil mais il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à Priscillia. Je n’ai bien entendu pas été autorisé à me rendre à ses funérailles et j’ai dû me contenter de suivre les choses aux informations à la télé et de quelques lignes dans les journaux consultés sur Internet. Je n’ai pas appris grand-chose avec tout ça, à part que si elle n’était pas morte, elle aurait pu faire plein de belles actions encore, à en croire ses nombreux engagements bénévoles.
En tout cas, heureusement que Lyana est là. Je me souviens encore avec plaisir et reconnaissance de sa proposition de passer la nuit avec elle. Ne pas dormir seul après cette terrible annonce et cette culpabilité qui ressurgit encore, même à présent, m’a aidé à surmonter cette épreuve. Ou au moins, à vivre avec, car elle n’est pas dépassée, loin de là. Et tous les jours, je regarde autour de moi pour m’assurer que je ne suis pas suivi, qu’il n’y a pas un individu louche qui aurait retrouvé ma trace, que personne n’est en train de me cibler pour me tuer. Quand je repense à cette nuit-là, j’éprouve aussi un peu de gêne parce que je me suis retrouvé au petit matin avec un des seins de la jolie rousse empaumé dans ma main sous son tee-shirt et une érection assez imposante entre ses fesses. Je ne comprends d’ailleurs toujours pas pourquoi elle ne m’a pas réveillé ou repoussé quand elle m’a ainsi vu prendre mes aises. J’entends encore son éclat de rire quand j’ai essayé de retirer ma main discrètement.
— Trop tard, voisin, tu es grillé ! Tu as les mains baladeuses, apparemment, m’a-t-elle lancé alors que je me suis mis à rougir, tout gêné.
Cependant, elle s’est contentée de sourire quand je me suis excusé et n’a même pas fait de remarque sur mon sexe qu’elle n’a pas dû manquer de sentir contre elle. Elle a dû se dire que pour un mec sous le choc de la disparition d’une de ses amies, j’avais vite oublié la situation pour en profiter. Heureusement que les jours suivants, tout est resté pareil entre nous. Ni elle, ni moi n’avons évoqué à nouveau cette nuit, et je me refuse à admettre que je repense à cette scène de manière très régulière avec toujours la même envie d’elle. Et, après le petit déjeuner où je lui ai préparé quelques crêpes, les choses sont vite rentrées dans l’ordre entre nous. Sans ambiguïté. Enfin, je crois. De sa part, il n’y en a pas, elle reste identique à elle-même, joviale et attentionnée, sans allusion à la nuit passée dans mes bras.
J’essaie de revenir au présent et d’éviter de me replonger dans les rêveries qui occupent mon temps libre depuis cette fameuse nuit. Cela vaut mieux si je ne veux pas percuter un autre client du supermarché avec mon caddie. Je passe dans l’aile des farines et autres ingrédients nécessaires à mes pâtisseries quand mon téléphone se met à sonner. Je me demande ce que me veut Henri. Il n’y a que lui qui m’appelle désormais. Je décroche et continue mon petit chemin dans les allées.
— Oui, Henri ? Tu as des nouvelles à me donner ?
— Bonjour, Monsieur Masquette. Ou plutôt, Monsieur Simonet, devrais-je dire, me salue une voix qui me fait froid dans le dos.
Je ne le laisse pas continuer et je raccroche immédiatement. Très peu de personnes connaissent ce numéro et encore moins savent mes deux identités. Il faut que je prévienne la police, mais je n’ai pas le temps de composer le numéro que le téléphone se remet à sonner. Je décroche un peu malgré moi.
— Allo ? demandé-je à la voix grave qui me rappelle.
— Ce n’est pas très poli de raccrocher comme ça, vous savez ? Surtout que je ne suis jamais bien loin et que m’énerver est une mauvaise idée.
— Qui êtes-vous ? Je vais prévenir la police, je vous préviens. J’ai votre numéro qui s’affiche !
— Mais faites-donc, rit-il bruyamment. Vous croyez que ça m’impressionne ? Je n’ai que faire de la police. Je vous ai à l’œil depuis des semaines et ils n’ont rien vu. La petite jeune était plus efficace que son vieux remplaçant, d’ailleurs.
— De quelle petite jeune parlez-vous ? demandé-je alors que je crois comprendre.
— De la jolie brunette au cul d’enfer qui venait te visiter et prendre son pied. Enfin, j’espère pour elle, au moins.
— Et comment vous avez eu ce numéro ? Vous voulez quoi ?
Mon regard affolé regarde tout autour de moi mais je ne vois personne qui sort de l’ordinaire. J’ai pourtant la folle impression d’être espionné.
— Juste te rappeler que tu n’es en sécurité nulle part et que tu ferais mieux d’abandonner l’idée de témoigner. Nous savions que tu serais dans ta jolie petite maison partagée avant même que tu n’emménages, tu t’en rends compte, j’espère ? Et je te le répète, je ne suis jamais loin, toujours à te surveiller.
Wow. Ils savent exactement où j’habite et ils ont réussi à percer plein de secrets que je pensais bien gardés. Mon cœur bat la chamade et je suis obligé de me tenir au caddie pour ne pas m’effondrer tellement j’ai peur. Et ils me surveillent en plus ? Il faut que je me sauve avant que les choses ne dégénèrent.
— Je n’ai rien à perdre, le bravé-je. Vos menaces ne me font pas peur. Je vais témoigner et vous pourrez dire à ceux qui vous ont embauché et vous paient que je vais tous les faire tomber. Qu’ils préparent leur sac pour la prison !
Je raccroche à nouveau au nez de mon interlocuteur et cette fois, personne ne rappelle. Je suis soulagé, mais je n’arrive pas à lâcher le téléphone. J’hésite à appeler le vieux Henri, de peur de l’impliquer dans cette histoire, mais vu ce qu’il m’a dit, ils savent déjà qu’il a repris le flambeau suite au décès de Priscillia. Je me dépêche de sortir du magasin, range mes courses dans mon coffre et m’assieds à ma place, devant le volant.
— Henri ! Ils savent où je suis et ils vont venir me tuer, hurlé-je presque alors qu’il vient à peine de décrocher.
— Wow… Doucement, bon dieu, j’ai déjà un problème d’audition, tu vas me rendre sourd, gamin. C’est quoi cette histoire ?
— Les mafieux, ils viennent de m’appeler. Il faut traquer leur téléphone et aller les arrêter. Sinon, c’est moi qu’ils vont venir buter. Faites quelque chose, merde !
— Ok, ok, respire. Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? Parce que je peux te menacer sans rien savoir. Qu’est-ce qui te fait croire que c’est la vérité ?
— Ils savent que j’habite dans une maison partagée. Il m’a même dit qu’ils m’observaient depuis que je suis arrivé. Ils savent tout de moi, Henri. Il faut faire quelque chose ! Trouver leur indic pour remonter leur piste, trouver où est leur téléphone… J’ai besoin d’aide, bordel !
— Je te remercie d’essayer de m’apprendre mon boulot, gronde-t-il à l’autre bout du fil. Je vais contacter mes agents sur place et te donner un lieu de rendez-vous. Ils te donneront un nouveau téléphone et s’occuperont de remonter la piste du numéro. Pour le reste… On a du monde dans le coin, Théo, faut pas t’inquiéter.
— Il faut me trouver une autre adresse, une autre vie. Sinon, je vais finir comme Priscillia, Henri. Et vite !
— Il faut surtout que tu te calmes, Théo. S’ils avaient voulu te tuer, tu serais déjà mort, réfléchis.
C’est vrai ce qu’il dit. S’ils savent où je suis depuis que je suis arrivé, si je suis surveillé depuis que j’ai mis les pieds ici, ils auraient cent fois eu l’occasion de m’éliminer. Mais si c’est le cas, c’est qu’ils me veulent vivant… Cela veut dire quoi, ça ?
— Je suis dans la merde… Ils veulent le nom de mon contact en Russie, c’est sûr… Je fais quoi, moi, maintenant ?
— Oui, c’est ce qu’ils cherchent, c’est logique. Il faut que tu sois vigilant, mais je veux que tu saches que tu n’es jamais seul, Théo. J’ai un homme qui te colle au train, tu sais ? Je peux te dire que je connais tout de tes allers-retours et qu’ils sont là pour assurer ta protection.
Ah oui ? Lui aussi me fait suivre ? Et comment ça se fait que je n’ai rien vu moi ? Je suis le dernier des crétins, il semblerait.
— Henri, il faut les trouver, je vous en conjure. Je n’ai pas fait tous ces sacrifices pour finir assassiné au bord d’une route normande avec une vache comme seul témoin ! Si vous ne voulez pas que Priscillia soit morte pour rien, il faut me protéger.
— Dis-donc, tu devrais éviter de reprendre mes arguments, mon p’tit. Je m’occupe de tout, contente-toi d’être discret et d’éviter un peu les balades en solitaire dans la campagne, ok ?
— Ouais, eh bien faites votre boulot, sinon…
Ne sachant pas trop de quoi je peux le menacer, je raccroche et balance mon téléphone sur le siège passager. Je pensais qu’ici j’avais réussi à reprendre une vie normale, mais je me suis complètement planté. J’essaie de regarder autour de moi pour voir qui pourrait être en train de me surveiller. Quand même pas cette petite vieille aux cheveux blancs qui passe avec son caddie ! Non, mais cette quinquagénaire qui attend à l’entrée, le téléphone vissé à l’oreille, ça pourrait être elle, non ? Je vais aller l’accoster et j’en saurai plus, sûrement. Non, je ne peux pas faire ça. Mais qui sont tous ces gens qui passent leur vie à me surveiller sans que je ne remarque rien ?
Je démarre mon véhicule et fais un tour de parking afin d’essayer de semer ou repérer un éventuel suiveur, mais je ne remarque rien de spécial. Après avoir fait trois tours, je me décide enfin à reprendre le chemin de la maison. J’observe les façades de toutes les habitations qui bordent la route dans l’espoir un peu fou de trouver quelqu’un ou quelque chose, mais rien. En arrivant chez moi, je sors mes sacs de courses et pénètre dans le jardin, a priori sans que personne ne me suive. Lyana est en train de jouer avec Guizmo et lui envoie une balle qu’il va rechercher. Se pourrait-il que ce soit elle ? Non, impossible, j’étais déjà suivi et observé avant qu’elle n’arrive. Mais si je reste là, je vais la mettre en danger. Il faut vraiment que j’arrive à convaincre la police de me mettre ailleurs si je ne veux pas qu’il y ait un nouveau malheur qui arrive à cause de moi.
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