36. Dans l'impasse
Lyana
— Non, non, Suzie, ça me fait plaisir de te voir, je t’assure, c’est juste qu’en ce moment, j’ai plein de boulot.
Elle boude dans mon écran d’ordinateur comme quand nous étions enfants, et je suis partagée entre l’amusement et l’agacement. J’ai vraiment autre chose à faire que de devoir jouer à la grande sœur, aujourd’hui.
C’est la merde. Pavel m’a dit de me tenir à disposition, qu’il allait m’appeler dans la journée. Et ce matin, je n’ai pas réussi à me connecter sur la boîte mail de Théo alors qu’hier il a reçu un mail de son indic. Tout ça m’emmerde, et Suzie me tape une crise parce que je ne veux pas venir ce weekend et que je ne veux pas non plus l’accueillir. Des fois, je me demande pourquoi être fille unique me dérangeait tant que cela. Je l’adore, mais qu’est-ce qu’elle est chiante !
— Mais tu ne peux pas bosser jour et nuit, non plus ! Tu vas encore bientôt disparaître, c’est ça ? Tu sais que ça serait cool si cette fois, tu nous prévenais avant ? Maman aimerait tellement passer plus de temps avec toi aussi. Allez, ma chatte, je viens ce weekend et tu me laisses draguer ton voisin. Ça le fait, non ?
Je ne sais pas ce qui m’agace le plus. Sa perspicacité quant à mon départ prochain ? Ou le fait qu’elle veuille draguer Théo ?
— Je ne sais pas quand je vais devoir partir. Et je ne suis pas disponible, ce weekend. Et le voisin non plus, d’ailleurs, bougonné-je avant de respirer un grand coup. Le voisin est casé, cherche pas.
— Ah mais non, j’ai pas quitté Paul pour me faire nonne, moi ! J’ai besoin de me changer les idées, tu es sûre que tu ne peux pas me faire une petite place ce weekend ? Et s’il est casé, il est peut-être partageur, qui sait ?
— Lui peut-être, mais moi non. Pourquoi tu as quitté Paul ? T’es folle ou quoi ?
— Quoi ? T’es avec lui ? Wow, j’en reviens pas ! Petite cachotière ! Et alors, c’est un bon coup ? Et ne me parle pas de Paul, il était trop sérieux. On est encore jeunes, il faut savoir s’amuser !
— Jeunes ? Plus tant que ça, m’esclaffé-je, récoltant un regard tueur qui pourrait même faire peur à Pavel. Ta mère qui veut absolument des petits-enfants doit être en PLS, la pauvre.
— Ouais, elle s’est calmée quand je lui ai dit que c’était mieux de me barrer maintenant qu’après qu’il me mette enceinte et que je le quitte à ce moment-là. Et je vais bien finir par rencontrer le bon, si tu ne les piques pas tous avant que je puisse faire marcher mes charmes. Putain, tu te tapes le beau barbu. Quelle chance ! Tu es sûre que tu ne partages pas ? Même pas un peu ?
— Non, j’en profite tant que je suis là. Je te laisserai son numéro en partant, tu pourras aller le consoler.
Je me fais moi-même grimacer avec ces idées à la con. Je ne suis même pas sûre qu’il sera encore en vie quand j’en aurai fini avec cette mission. Il faut que je trouve un moyen pour qu’ils ne se débarrassent pas de lui… Je ne veux pas être la cause de sa mort, moi. D’ici à ce que Pavel me demande de l’achever moi-même, il n’y a qu’un pas. Il a cette foutue ambivalence de vouloir que j’abuse de mes charmes pour obtenir ce qu’il veut, et d’avoir envie de buter les mecs qui me touchent. Un tordu jusqu’au bout.
— Passe nous voir avant de partir, s’il te plaît. Pour Maman. Elle a cru que tu revenais pour de bon, cette fois. Ça va lui briser le cœur si tu ne donnes pas de nouvelles. D’accord ?
— Je vais essayer, promis. Suzie, j’ai… un client qui m’appelle, il faut que je te laisse. Je vous fais des bisous, à bientôt !
Je ne lui laisse pas le temps de me répondre et souffle un bon coup pour essayer de dissiper toute cette culpabilité qui m’assaille, qu’il s’agisse de Théo ou de Suzie et Véronique. J’ai l’impression de m’être redécouvert un cœur et une âme, et autant dire que ça ne fait pas que du bien. Je referme mon ordinateur et décroche le téléphone, fatiguée d’avance de cette conversation qui s’annonce encore bien chiante.
— Pavel. Qu’est-ce que je peux faire pour toi, aujourd’hui ?
— Salut la Môme. Tu t’es enfin décidée à nous donner de bonnes informations, ça fait plaisir. Tu vas bien ?
— Parce que ça t’intéresse vraiment ?
— Mais bien sûr ! Pour qui tu me prends ? Je ne suis pas qu’un monstre sanguinaire !
— Affirmation discutable, soupiré-je. Mais soit. J’ai eu du mal à trouver l’occasion de fouiller, je ne peux pas risquer de me faire griller.
— Ah oui ? Montrer tes beaux nichons, ça n’a pas suffi, cette fois ? Tu as du onduler du popotin en plus ?
— Je ne suis pas qu’un objet sexuel que tu peux placer où tu veux, tu sais ? Et cette affirmation n’est pas discutable, elle.
S’il savait comme j’ai honte, quand je regarde derrière moi, de tout ce que j’ai dû faire pour obtenir des informations, me mettre dans la poche des types dégueulasses, les attirer là où il fallait… Parfois, j’aimerais effacer ces seize dernières années, tout simplement. Redevenir l’ado sage et timide. M’enfuir plutôt que de le suivre… Je serais peut-être morte, mais au moins je n’aurais pas eu à me prostituer pour ses beaux yeux. Parce qu’on en est clairement là, il faut que je sois honnête avec moi-même.
— Tu es la meilleure des espionnes, la Môme. Bien sûr que tu n’es pas qu’un objet sexuel. Et je vais encore avoir besoin de ton talent. On a une piste, mais on n’est pas encore sûr à cent pour cent. Il faut que tu nous aides. Tu crois que tu as de la marge ou il est sur le point de te griller ?
Oh, j’ai clairement de la marge à ce propos. Théo ne se doute absolument de rien, je crois. La vraie question, c’est quelle marge, moi, je me donne. Jusqu’où est-ce que je m’autorise à aller ? C’est de plus en plus difficile pour moi de lui mentir, de l’espionner, de le mettre en danger. Putain, il m’a carrément ensorcelée.
— Ça dépend ce que tu me demandes. Il n’a pas l’air sur la défensive, mais il n’est pas stupide et pourrait vite comprendre. Et mon cul n’y changera rien.
— Ouais, tant pis s’il comprend, c’est pas grave ça, si on a l’info qu’on cherche. Après tout, une fois qu’on a les noms, on pourra passer à la phase de nettoyage. Bref, je m’égare. Je te propose de lui poser des questions sur un certain Mikhail. Et de voir sa réaction. Tu peux faire ça, La Môme, ou c’est trop intellectuel, vu qu’il faut parler et pas baiser ?
Je vais me le faire. Et pas dans le sens qu’il aimerait. C’est insupportable. Pourquoi est-ce que j’ai laissé faire aussi longtemps ? Je me sens vraiment comme la pire des nunuches quand il me parle comme ça… S’il a réussi à me donner confiance en moi, à l’époque, c’est en m’apprenant à jouer de mon allure, de mon physique, de mon corps. Et ça a un prix. L’impression d’être conne, de ne rien pouvoir faire sans passer à la casserole. Merci papa pour ce cadeau.
— Ce qui me semble trop intellectuel pour toi, c’est de te rendre compte qu’il va se fermer comme une huître en parlant clairement du potentiel nom de son indic et me griller directement, ouais. En baisant ou sans baiser, d’ailleurs. T’as des idées plus connes encore à me proposer ?
— Eh calme-toi, la Môme, un peu de respect pour les anciens. Tu as une mission à remplir. Et s’il ne connaît pas de Mikhail, il ne va pas réagir du tout et on ira sur une autre piste. Mais s’il se ferme comme une huître, ce sera une belle preuve qu’on a trouvé le traître, non ?
Mais je n’ai aucune envie qu’il se braque, moi. J’aimerais pouvoir lui expliquer les choses, l’empêcher d’être tué et… pouvoir penser à l’avenir. Avec lui. Je suis mal, très mal.
— Je crois qu’il n’a aucune preuve, tu sais. Théo, je veux dire. J’ai retourné toute sa maison, je n’ai rien trouvé. Et aucun mail qui parle de Ruspharma dans des termes clairs. Pourtant, il y en avait, des mails, sur son ancienne adresse. Je crois que son informateur ne lui a fourni aucune preuve, qu’il a tout gardé pour lui… Pourquoi tuer Théo, s’il n’a que sa parole au procès ? Elle ne vaudra rien.
— Les preuves, il a déjà dû les donner aux flics. Mais s’il n’est pas là pour les expliquer, c’est là que ça ne vaudra rien. Tu t’attaches, on dirait ? Deviens pas mollassonne. C’est juste une cible comme les autres. Et laisse-nous décider de ce qu’on fera une fois qu’on aura toutes les infos.
Non, il n’a rien d’une cible comme les autres. Et s’il savait ce que la mollassonne a envie de lui dire… Il ne se rend pas compte de ce qu’implique ce genre de missions. Ou… Cette mission en particulier. Jamais je ne me suis impliquée émotionnellement, sauf que là… C’est la merde. Mais je me garderai bien de lui dire.
— Bien sûr que non, je ne m’attache pas, lui dis-je d’un ton sobre. J’ai autre chose à foutre de ma vie que de devenir une gonzesse amoureuse. C’est juste que tes clients sont des pourris et que ça me fait chier qu’un mec honnête meure pour des connards. C’est le problème quand on a un cerveau, en fait, tu vois ? Quand tu me demandes de piéger un crevard qui fait du trafic de femmes, ça ne me dérange pas, quand c’est un mec qui dénonce des agissements illégaux, en revanche, oui, ça me gêne.
— Eh bien, tu te fais une conscience, toi. Tu te prépares pour ta nouvelle vie, c’est ça ?
— J’essaie tant bien que mal, oui. J’espère que tu ne m’as pas donné de l’espoir pour rien, d’ailleurs.
— Je tiens toujours mes paroles, la Môme. Alors, ne t’inquiète pas. Donne-moi les infos dont j’ai besoin et ça sera fini pour toi. Si jeune et déjà en retraite… Ma bonté me perdra, conclut-il de manière dramatique.
— Ou elle te sauvera ? Tu sais bien que je n’ai jamais voulu faire partie de l’organisation… Je crois que j’ai largement payé la dette de mon père, depuis le temps… J’ai assez morflé aussi, non ? Je veux juste avoir une vie ennuyeuse à mourir et me racheter une conduite. Si c’est possible après toutes ces années. Bref, je deviens sentimentale. Je vais voir ce que je peux faire pour tes infos. Autre chose ?
— Non, ma Belle. Tiens-moi vite au courant, j’ai envie de passer à autre chose. Je commence à en avoir assez des histoires normandes…
— C’est joli, la Normandie, tu sais ? Peut-être que tu pourrais y prendre ta retraite. On a tous le droit à une seconde chance, non ? Bonne journée, Pavel. A très vite.
Je raccroche et soupire en me levant du canapé. Je crois que je vais avoir besoin d’un petit footing histoire de me vider la tête. Parce qu’outre le fait que Pavel m’a confirmé que Théo sera éliminé une fois les infos confirmées, je viens de clairement réaliser que je suis tombée amoureuse de ma cible. Moi, amoureuse… Moi qui joue avec les hommes depuis des années pour obtenir ce que je veux, ou plutôt ce que Pavel et ses clients veulent, je me retrouve dans une situation bien inconfortable. Concrètement, il va falloir que je fasse un choix. Si je ne donne pas l’info à Pavel, ça ne changera pas grand-chose, j’imagine. Théo sera tué et moi… très fortement punie, dans le meilleur des cas. Si je lui dis, Théo est tué, et moi je suis enfin libre… Mais à quel prix ? Quelle solution me reste-t-il pour obtenir ma liberté et la survie de l’homme que… Me voilà sentimentale, maintenant. Le cliché de la nana amoureuse, youpi !
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