42. Le deal était pipé
Lyana
Je referme la porte de mon chez-moi presque brusquement et souffle un coup. C’était quoi, ça ? Théo ne m’a jamais parlé de cette histoire de coinchée, comme je ne l’ai jamais vu plus que ça papoter avec ce type. Je crois que je suis grillée.
Je me précipite au premier étage, récupère mon ordinateur portable pour fouiller dans mes mails. Dimitri, le type de l’épicerie, se prend pour mon enquêteur et m’a envoyé des infos sur les flics qui tournaient dans le coin et ceux qu’il a repérés comme étant en planque. Bingo. Mon cœur fait un triple salto en voyant la photo du fameux Serge. Merde, merde et re-merde. Pourquoi nous interrompre et changer nos plans ? Qu’est-ce qu’il est allé s’imaginer, ce con, que j’emmenais Théo en forêt pour le buter ou quoi ? Et comment a-t-il su que nous avions prévu de sortir ? Est-ce qu’il y a des micros, des caméras, chez Théo ? Je n’ai rien repéré de tel, pourtant ! Ou… est-ce que mon voisin a des doutes sur moi ? Je savais que parler de ce Mikhail allait me griller, putain ! C’est la poisse et je dois souffler un bon coup et faire des allers-retours dans mon bureau pour tenter de me calmer et réfléchir sérieusement aux choses. Ils ne peuvent rien trouver sur moi, je suis invisible ou presque. Le strict nécessaire est disponible. L’avantage du nom de famille de ma mère, utilisé jusqu’à mes dix-sept ans et que j’ai repris ici. Je suis officiellement orpheline et j’ai été confiée à la garde de Véronique et son mari jusqu’à ce que je disparaisse. Ensuite, j’ai pris le nom de mon père. Quand la mission ici a été organisée, Sacha, un crack de l’informatique, m’a incluse dans les bases de données d’une école de graphisme à Paris et m’a diplômée ici pour ne pas qu’on remonte ma trace grâce à mon diplôme russe.
Je suis vraiment dans la panade. Si je suis grillée, je ne vais pas faire long feu ici. Il faut d’ailleurs que je fasse attention à tout ce que je fais. S’ils ne m’ont toujours pas arrêtée, c’est qu’ils veulent que je les mène à un gros poisson. Ma première idée est donc de prévenir Pavel, mais je n’ai pas envie qu’il cherche à se débarrasser de Théo dans l’urgence. Ou qu’il cherche à le faire tuer tout court, d’ailleurs. Ça pue, tout ça, et je sais que je ne réfléchis pas comme le ferait la Lyana de Russie. Je suis perdue entre mon envie de protéger mon voisin et celle de faire mon taf pour être enfin libérée de la Mafia.
J’ai un peu l’impression d’être dépassée par tout ce qui arrive. Je le suis clairement par rapport à ma relation avec Théo, qui est totalement partie en vrille depuis que je lui ai dit que je voulais juste qu’on profite. Mais là, ça surpasse tout. Je ne sais plus et j’ai besoin d’éclaircir mes pensées. Je redescends donc et récupère Guizmo, endormi sur ma terrasse, pour que nous allions nous promener. Je prends ma voiture pour m’éloigner du village et vérifie toutes les dix secondes si je suis suivie. Je me gare sur le bas-côté au beau milieu de la forêt et patiente un moment dans ma voiture alors que ma boule de poils bronche dans le coffre, mais je veux être certaine d’être tranquille. J’hésite même à prendre l’arme que je me suis procurée et que j’ai planquée sous mon siège, mais voyant que je ne suis pas accompagnée, je finis par sortir et ouvrir le coffre pour que Guizmo puisse se dégourdir les pattes. J’aurais peut-être dû m’arrêter dans un autre endroit que celui-ci, parce que je galère à trouver du réseau pour appeler Pavel. Quand enfin j’ai du signal, je compose son numéro et patiente jusqu’à entendre sa voix grave résonner à mon oreille.
— Salut la Môme, quelles nouvelles ? Tu as enfin réussi à faire parler ton voisin ?
— Si ça coupe, c’est le réseau, pas parce que tu m’emmerdes, cette fois. Quoiqu’il est possible que je raccroche aussi, on ne sait jamais avec toi, le taquiné-je. Possible que oui, en effet…
— Ah, je savais que personne ne pouvait résister à ton joli cul. Allez, dis-moi tout ! Je veux savoir ce que tu as découvert. Je suis déjà tout excité et si tu étais là, je suis sûr que tu adorerais me sucer !
J’en doute. Il y avait bien longtemps que je n’avais pas fait ce genre de choses uniquement par plaisir. Plaisir que j’ai retrouvé dans les bras de Théo que je vais vendre et définitivement enterrer...
— Tu te souviens du deal, n’est-ce pas ?
— Mais oui, je m’en souviens. Tu crois quoi ? Que je suis déjà sénile ?
— Le contraire reste à prouver… Bref. Vu la réaction de Théo, j’ai peu de doutes sur le fait que le fameux Mikhail soit sa source.
— Vraiment ? Alors, on va pouvoir le coincer cet enfoiré, exulte mon patron. Il a un peu disparu de nos radars, là, mais on va le retrouver. Il a réagi comment, le petit Français ? Qu’est-ce qui te fait dire que c’est bien Mikhail ?
— Il m’a fait répéter, et il semblait perdu… Il a vite changé de sujet, mais il était troublé. Je suis sûre de moi.
— Parfait ! Nos clients vont être contents ! Tu as fait du bon travail, la Môme, je savais que je pouvais compter sur ton joli petit minois pour le faire craquer ! Quel mec pourrait résister à ton corps de rêve ! J’ai trop hâte que tu rentres pour en profiter à nouveau ! Si tu savais comme j’aime me branler en repensant à la nuit que tu m’as offerte avant de partir !
Je fais fi de sa façon de parler de moi, une fois de plus, s’appuyant seulement et uniquement sur mon physique, et tique sur la fin de sa phrase.
— Rentrer ? Ce n’est pas le programme, désolée, Pavel.
— Ah mais si, voyons ! Tu crois quoi ? Que je peux me passer de toi ? Je vais tenir ma parole et ne plus t’utiliser pour le business, mais j’ai besoin de toi pour mon plaisir. Tu as vu comment on jouit quand on baise tous les deux ? Je ne peux pas me passer de ça, moi ! Alors, je peux te dire que je t’attends, la Môme. Tu vas voir, ça va te plaire de vivre avec moi !
Quel enfoiré… Il est vraiment sérieux, là ? Il croit réellement que je vais me faire toute gentille et docile ?
— Ce n’était pas le deal. Je t’ai dit que je ne voulais plus rien à voir à faire avec la mafia, Pavel, je veux m’éloigner de tout ça. Tu as je ne sais combien de nanas pour ton plaisir, j’en ai marre de n’être qu’un cul pour toi ou pour les hommes en général. C’est hors de question.
— Le deal, je vais le tenir, la Môme. Tu n’auras plus aucun contrat pour la Cause, je t’ai dit que je tenais toujours ma parole. Mais moi, je ne peux pas me passer de toi. Aucune autre nana ne m’a jamais excité comme tu le fais ! Putain, tu ne te souviens pas de notre dernière nuit ? C’était le nirvana, non ? Alors, tu rentres fissa, ou je viens te chercher, je te le garantis.
— Notre dernière nuit ? Non, je ne me souviens pas. Je m’en fous, en fait. Tu ne peux pas m’obliger à être avec toi, et il est hors de question que je m’abaisse à ça. Putain, Pavel, laisse-moi partir ! J’ai toujours fait ce que tu demandais, je veux juste… vivre pour moi, loin de la Russie, loin de…
Je déteste le trémolo dans ma voix et je m’arrête avant de craquer. Cette raclure va m’emprisonner dans son petit monde et profiter de moi, je ne peux pas, je ne veux plus de tout ça. Je veux ma liberté.
— Tu as une façon particulière de tenir ta parole, quand même, marmonné-je.
— Tu vas vite changer d’avis quand tu seras dans mes bras, la Môme ! Dimitri va te ramener pour être sûr que tu ne te perdes pas en route. D’ailleurs, je vais lui demander d’éliminer la Cible maintenant qu’on a les informations dont on avait besoin. Il n’est plus utile et s’il ne témoigne pas et que l’autre Mikhail disparaît, le procès fera plouf. Beau travail, Lyana, vraiment excellent ! déclare-t-il, tout excité.
— Il n’a aucune preuve, ça ne sert à rien de le tuer, tenté-je en sachant pertinemment que ça ne servira à rien. Dimitri n’a qu’à lui faire peur, ça suffira largement, surtout qu’il est bien surveillé, ici.
— Non, non. Le gars, il t’a salie en te touchant, il faut qu’il disparaisse. Putain, quand j’imagine ses sales mains sur toi, ça me donne la gerbe. Dimitri va l’éliminer, tu seras soulagée comme ça. Et moi aussi ! Bravo, la Môme, tu me donnes toujours satisfaction !
— Il m’a salie ? m’esclaffé-je sans aucune joie. Théo m’a plus respectée que tu ne le feras jamais. C’est toi qui me dégueulasses depuis des années avec tes missions à la con ! Je peux t’assurer que la nuit d’avant mon départ est la dernière fois que je t’ai donné satisfaction. C’est fini, tout ça.
— On verra ça quand tu seras avec moi, me répond-il froidement. J’ai trop besoin de toi pour te laisser partir comme ça. Et ne me provoque pas plus, la Môme, sinon je risque de te faire passer un mauvais moment quand on se retrouvera. A très vite.
Il raccroche sans me laisser le temps de répondre, et je n’entends plus que le silence de la forêt autour de moi. J’ai l’impression de m’être pris une porte, je suis sonnée comme un boxeur qui vient de tomber sur le ring. Il faut que je réfléchisse à tout ça, et vite. Je ne peux pas y retourner, je viens de passer des semaines à vivre une vie ordinaire et à m’imaginer mon quotidien une fois libérée de l’organisation. Je n’ai aucune envie d’être enfermée dans son château, de lui servir de déversoir et d’être sous son emprise. Je crois que je n’en ai jamais autant voulu à mon père qu’à cet instant. C’est juste impossible pour moi de m’imaginer rentrer en Russie pour devenir tout ce que je ne veux plus être. Missions ou pas, peu importe ce qu’il me propose, je ne rentrerai pas. Je préfère autant passer ma vie à fuir que d’y retourner.
Je lève les yeux sur Guizmo, occupé à renifler le tronc d’un arbre au loin, et le siffle pour l’inciter à revenir. Il faut que je me bouge. Théo est en danger et je ne peux pas laisser Dimitri lui faire du mal. Je ne sais pas encore ce que je vais faire au juste, mais je ne peux pas laisser les choses se dérouler comme le prévoit Pavel. Il faut absolument que j’intervienne. La question est de savoir comment. Est-ce que je dois tout avouer à mon voisin ? Bon sang… Il ne me pardonnera jamais tout ça, c’est sûr.
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