52. Des aveux pour rien
Lyana
Je jette un œil à Théo qui s’éloigne déjà de la voiture pour s’engouffrer dans l’hôtel et jesors à mon tour pour libérer Guizmo et récupérer mon sac. Les retrouvailles auraient pu être plus compliquées, et je me doutais que ça ne serait pas de la tarte, mais j’ai eu tout le loisir d’observer sa déception à mon propos. Être honnête avec lui n’est pas facile, mais je sens bien qu’il faut que je me dévoile pour qu’il puisse ne serait-ce qu’envisager de me pardonner. Le peut-il seulement ? A sa place, je doute que j’en serais capable. Et encore, il ne connaît pas tout de mon passé. Forcément, quand il apprendra que je joue l’escort améliorée, pour ne pas être plus vulgaire, pour Pavel et ses missions depuis mes dix-sept ans, plus rien ne sera envisageable.
Je ne le mérite pas, j’en ai conscience. Lui a dénoncé des pratiques illégales, risque sa vie pour témoigner et faire tomber les coupables de ces pratiques inhumaines… Moi je séduis des types pour récolter des informations ou pour qu’ils soient embarqués par la mafia. J’ai même déjà fait pire que ça, pour être honnête. Pavel m’a rarement mise dans une situation où je devais finir le travail moi-même, mais c’est déjà arrivé. Théo sauve des gens, moi je les mets dans une situation galère d’où certains ne sortiront pas vivants.
— Allez, Guizmo, c’est bon, finie la balade, on y va, mon beau.
Il est content de me retrouver, lui. Pas de jugement entre nous, il sait qui je suis et ce que je vaux. Pas grand-chose, j’imagine, mais ça lui suffit tant que je le câline et que je le nourris.
Il est futé, ce petit. Et un peu taquin aussi, parce qu’il s’arrête devant l’escalier et s’assied. Comme s’il avait pris conscience que je n’ai aucune idée du numéro des chambres. Comme s’il fallait que je le lui demande, ou le flatte pour obtenir son aide.
— Allez, boule de poils, j’ai envie de me poser un peu, moi. On va où, hein ?
Voyant qu’il reste assis tranquillement, je lui offre quelques caresses et m’accroupis finalement pour lui faire un câlin.
— Tu m’as manqué, tu sais ? J’espère que tu t’es bien occupé de Théo, mon beau, parce que ta maîtresse n’assure pas du tout, elle, soupiré-je avant d’enfouir mon nez dans son pelage.
Guizmo aboie et m’abandonne pour monter les marches. D’abord satisfaite de voir qu’il s’est décidé à m’ouvrir la voie, je comprends en voyant Théo en haut de l’escalier que ce n’était pas du tout l’objectif de mon chien, qui réclame une caresse à mon voisin.
— Est-ce que tu sais si Suzie est revenue ? demandé-je à ce dernier en grimpant à mon tour. Je ne voudrais pas empiéter sur ton espace, mais je n’ai pas de carte pour sa chambre…
— Non, je ne sais pas. Mais en attendant, tu peux venir dans ma chambre. Je ne vais pas te laisser dans le couloir, non plus.
J'acquiesce et le suis jusqu'à ce qu'il s'arrête devant une porte à laquelle il frappe. Pas de réponse, j'en conclus que Suzie est soit occupée avec un mec comme elle nous a dit en avoir l'objectif en partant tout à l'heure, soit toujours en recherche. Me voici donc à entrer dans celle de Théo, qui a dû être faite aujourd'hui vu le côté carré militaire du lit.
— Tu as déjà fait ton sac ? Désolée, j'ai cherché un hôtel avec cuisine pour que tu puisses t'occuper, mais il n'y en a pas dans le coin.
— Je suis toujours prêt à partir, au cas où. Et puis, je ne sais pas exactement combien de temps je dois rester ici. Je t’offrirais bien à boire, mais je n’ai que de l’eau avec un gobelet en plastique de l’hôtel. Ça te dit ?
— Allez, soyons fous, souris-je. Je peux m'asseoir ?
— Oui, bien sûr. J’arrive avec la boisson de Madame, déclame-t-il théâtralement. J’espère que Madame appréciera, c’est une cuvée de l’année.
Je m'assieds sur la chaise en l'observant remplir le gobelet au robinet et rigole lorsqu'il me tend le verre en me faisant une révérence.
— Merci. Il va falloir qu'on partage, non ? Il y en a un deuxième ?
— Oui, ils sont généreux, ici. Bref, je fais ça pour détendre l’atmosphère, mais en réalité, tu sais, je suis stressé depuis que tu es là. Je… J’ai envie de t’en vouloir, mais en même temps, je repense à tous ces bons moments passés ensemble. Et je ne sais pas quoi en faire.
Et c’est vrai que malgré son sourire de façade, je le sens tout tendu et gêné quand il s’installe sur le lit, près de moi.
— Je me doute… Je ne suis pas très à l’aise non plus, c’est sûr… Et je comprends que tout ça fasse beaucoup et que tu puisses douter de moi, on peut dire que je n’ai rien fait pour te rassurer.
— C’est clair. Pourquoi tu es allée voir ton boss si vraiment tu as des sentiments pour moi ? Je n’arrive pas à comprendre, tu sais ? Cela ne fait pas de sens. Moi, jamais je ne ferais quelque chose contre toi… Je… J’ai l’impression que tu me mens pour encore essayer de soutirer des infos, si tu veux tout savoir. Vous n’avez pas encore trouvé Mikhail, c’est ça ?
Son ton est un peu désespéré et presque plaintif. Il parle avec difficulté mais je suis surprise qu’il trouve la force d’exprimer ainsi ses sentiments et ses doutes.
— Je ne sais pas s’ils ont trouvé Mikhail ou pas. Et, je te l’ai dit, si j’ai donné l’info à son sujet, c’est pour être libérée de la Mafia en achevant ma mission.
— Et donc, ta mission est plus importante que moi. Que nous, c’est ça ? m’interrompt-il, énervé.
— C’est plus compliqué que ça, Théo… Disons, pour la faire courte, qu’après la mort de ma mère, mon père s’est mis à jouer, à emprunter du fric, et qu’après sa mort, ses dettes m’ont été mises sur le dos. Quand j’étais ado, Pavel est venu me chercher pour que je paie en bossant pour le chef de l’époque, et puis… Enfin, je n’ai pas vraiment eu le choix.
J’ai la sensation qu’il est à la fois hyper attentif et carrément ailleurs, et je me demande s’il entend vraiment mes propos.
— Bref… Après des années à bosser pour l’organisation, j’ai réussi à convaincre mon boss que j’avais suffisamment payé pour pouvoir partir… après t’avoir soutiré des infos.
— Et ça ne te dérange pas de travailler pour des gens sans scrupule comme ça ? me demande-t-il, toujours aussi fermé. Et de m’utiliser pour arriver à tes fins ? En fait, je n’ai été que ça, non ? Malgré tout ce que tu peux me dire sur ce que tu ressens pour moi, je ne suis qu’un moyen pour que tu achètes ta liberté ?
— Est-ce que tu as la moindre idée de ce que c’est que de bosser contre ton gré pour des enfoirés ? De ne pas avoir le choix ? ne puis-je m’empêcher de répliquer froidement. De détester ce que tu fais ? De te détester toi-même ? De te vendre pour vivre ? Et de ce que je risque en te protégeant aujourd’hui ?
— Pourquoi tu me protèges ainsi ? Tu prends des risques, je comprends bien. Mais franchement, maintenant que tu es libre, tu n’as qu’à te barrer et passer à autre chose. Le mal est fait, ils ont trouvé mon contact en Russie, ils vont bientôt l’éliminer et mon tour viendra rapidement aussi. Je ne vois pas ce que tu fais encore là, Lyana.
— Mais si je suis là, c’est parce que je t’aime, bon dieu ! Il faut que je te le dise en quelle langue pour que tu l’entendes ? Si je prends ces risques, ce n’est pas pour ma liberté, mais pour être avec toi ! Qui mieux qu’une mafieuse peut te protéger de la Mafia, hein ?
Il me regarde et l’espoir que je lis dans ses yeux me remue au plus profond de moi-même. Je vois qu’il a envie de me croire, je comprends qu’il aimerait que tout ça soit vrai. Mais je devine aussi qu’il est encore en plein doutes.
— Tu peux essayer de me le dire en Russe, dit-il en essayant de faire une blague que même lui ne trouve pas drôle si j’en crois son expression. Tu es vraiment une mafieuse ? Enfin, j’ai compris que tu l’étais, mais… c’est horrible, non ? Et tu as fait ça pendant des années ?
— Seize ans… La moitié d’une vie, mais on ne peut pas dire que j’aie vraiment eu le choix, soupiré-je en détournant le regard. Y a pire. Je comprends que tu doutes, vraiment, Théo. Et… je comprendrais même que tu ne veuilles plus rien envisager entre nous maintenant que tu sais ça. C’est… normal, quand on gratte la surface, le dessous est beaucoup moins agréable à regarder, hein ?
— Je crois que tout est agréable à regarder chez toi, si tu veux avoir mon avis. Mais… je ne sais plus quand tu dis vrai, quand tu mens, quand tu joues un jeu ou quand tu es sincère… Qu’est-ce qui me prouve que tu ne fais pas tout ça juste pour rester près de moi, juste pour être là quand Mikhail reprendra contact ? Tu me dis que tu m’aimes, mais comment je fais pour en être sûr ?
Je n’en ai pas la moindre idée. Comment le convaincre de mon honnêteté ? Je n’ai jamais eu à faire ce genre de choses, moi. Je ne me suis d’ailleurs jamais autant impliquée avec quiconque dans ma vie. J’ai toujours gardé tout le monde loin de moi, je n’ai jamais fissuré la carapace, jamais approché un homme comme je l’ai fait avec lui. Je me suis interdit tout ça. Comment être avec quelqu’un quand tu passes tes missions à séduire et coucher avec des hommes ou des femmes ? Sur quelle base construire une relation ?
— Je ne sais pas, Théo… Tu n’as aucune raison de me croire et je n’ai aucun argument qui pourrait te convaincre alors que je t’ai menti sur les raisons de ma présence à côté de chez toi. A part te montrer ce foutu mail de mon boss qui me donne des infos à ton sujet, je ne peux rien faire de plus pour te prouver que je n’ai appris que tu étais la cible qu’après que nous ayons commencé à nous fréquenter…
— Fais-le voir, ce mail, me demande-t-il avec empressement.
Je récupère mon ordinateur portable dans mon sac à dos et l’allume alors que le silence emplit à nouveau l’espace. Je doute que ce mail soit suffisant pour arranger les choses et le rassurer, mais c’est peut-être le début du cheminement qui nous permettra de renouer. Pour quoi, je n’en sais rien, mais c’est mieux que rien.
— Tiens, c’est celui-là, murmuré-je en lui montrant le mail. Je te le mets sur un traducteur devant toi, comme ça tu vois que je ne triche pas.
J’ouvre une nouvelle page web et m’exécute avant de copier-coller le texte du mail de Pavel.
— Il faut que tu saches que Pavel me l’a dit au téléphone le jour même du mail, continué-je. D’où sa phrase sur l’appel et le fait qu’il me dise que je suis douée pour mon boulot, même sans tout savoir, au point de se demander s’il n’y a pas eu une fuite…
Il se penche sur l’écran et lit le message. J’ai l’impression qu’il prend le temps de comprendre chaque mot, un peu comme un enfant qui apprendrait à lire.
— Je ne sais pas quoi te dire, Lyana. J’ai l’impression que tu dis vrai, mais cela n’excuse pas le fait que tu n’étais pas obligée de lui dire pour Mikhail. Tu aurais pu lui dire qu’il s’était trompé de cible, non ? Ou le dénoncer à la police pour qu’il se fasse arrêter ? Et puis, ton boulot, c’est quoi ? Coucher avec tes cibles pour les faire parler ? C’est horrible, non ?
Aïe… Il a mis le doigt sur le fond du problème, non ? Tout du moins a-t-il compris, je ne sais comment, que mon boulot était moche.
— C’est ce que j’aurais dû faire une fois au courant de l’identité de ma cible, oui. C’est… à ça que m’utilise Pavel depuis des années, en fait, lui avoué-je en me levant. Je te laisse digérer ça, je vais te laisser tranquille…
— Attends ! me lance-t-il en me retenant par le poignet. Tu risques quoi, là maintenant, en m’aidant ? Tu vas être encore plus en danger que moi, non ? Il ne va pas laisser partir son arme fatale comme ça, ce Pavel, si ?
— Je ne pense pas que Pavel me laisse partir comme ça, c’est sûr… Mais il veut me récupérer rien que pour lui, alors j’imagine qu’au pire je risque une difficile punition… Je n’en sais rien, honnêtement. En l’ayant trahi, tout est possible. Mais ça n’a aucune importance. Pour l’instant, personne ne sait que c’est moi qui t’ai fait sortir du village, et j’ai effacé nos traces. Quand il s’en rendra compte, on sera déjà loin de la Normandie.
— Et tu veux aller où ? Avec leurs moyens, ils vont nous retrouver, non ? Et pourquoi je partirais avec toi ? Ce n’est pas mieux d’aller voir la police et de nous mettre sous leur protection ?
— Théo, il y a des taupes chez les flics, et même ton partenaire de belote le sait. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, tu vois ? Je… Je t’en prie, je te laisse tranquille, je ne t’approche pas, je ne te parle même plus si tu veux, mais ne fais pas de mauvais choix. Je connais la Mafia, je sais de quoi ils sont capables, j’ai quelqu’un de confiance à qui je peux demander des infos dans l’organisation, je suis sûre que je peux nous protéger. Je veux juste… Bon sang, laisse-moi te protéger, Théo, balbutié-je avec précipitation, une pointe de panique dans la voix.
— Me protéger ? Tu crois que je ne suis pas capable de le faire tout seul ? Je ne suis pas un gamin, Lyana. Et là, tout ce que je vois, c’est que moi, je suis dans la merde, c’est clair. Mais je le suis parce que je l’ai décidé. Je le suis parce que j’ai voulu faire la chose qui était juste. Et si je meurs, ce n’est pas grave, parce qu’au moins, en parlant, j’ai sauvé des centaines d’autres vies. Mais toi, Lyana, tu n’as pas à mourir avec moi. Tu n’as pas à me protéger. Pars, retrouve ce Pavel si tu le souhaites, vis ta vie. Si tu restes, ça va mal finir et ça, je ne le permettrai pas. Pars, Lyana, pars tant qu’il est encore temps.
Je reste silencieuse un moment, le dévisageant en prenant le temps de digérer ses paroles.
— Tu ne comprends donc rien… Je ne compte aller nulle part. Je n’ai aucune envie d’aller retrouver l’homme qui m’utilise depuis des années, Théo. Si je suis là, c’est pour toi, parce que je t’aime et que c’est avec toi que j’envisage l’avenir. Alors quoi que tu puisses penser, moi, ce que je veux, c’est sauver une vie, la tienne. Je m’en fous de ce que je risque.
Je siffle Guizmo en ouvrant la porte de la chambre et sors pour lui accorder un peu d’espace et surtout prendre l’air. Parler de mon passé, tout avouer à Théo, c’est encore plus dur que ce que j’imaginais. Et me rendre compte qu’il préfère mourir que de me laisser l’approcher, ça me peine bien plus que je ne voudrais bien l’avouer. Putain, l’amour, c’est vraiment trop compliqué pour moi.
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