58. La retraite de Russie
Lyana
Chacun ses convictions, chacun sa façon de vivre. Je ne dis pas que ma vie est meilleure que celle d’un autre, loin de là, mais me retrouver avec des religieux me met particulièrement mal à l’aise. Franchement, les crucifix un peu partout, ça me fiche la trouille. Théo a beau avoir enlevé celui qui se trouve dans notre chambre, il y a la marque sur ce papier peint tout fleuri et ça me suffit pour me gêner.
J’avoue que le pire, c’est de se retrouver à dîner à dix-huit heures, avec tous ces religieux silencieux. Au moins, impossible de dire une bêtise puisque nous ne parlons pas. Deux jours que nous sommes ici et j’ai envie de fuir à toutes jambes. Je ne sais pas si le plus glauque est d’être ici ou entourée de mafieux plus fous les uns que les autres. Dans ma tête, les deux sont sur le podium et se battent pour la première place.
Mais je n’oublie pas ce petit exercice bizarre qui nous a permis de nous rapprocher. Théo et moi nous sommes couchés plus apaisés, avant hier soir, et nous avons également passé deux jours plus calmes, sans reproches ou excuses. Je me demande si, comme par magie, ou par l’opération du Saint Esprit si l’on se met dans l’ambiance, il m’a totalement accordé son pardon. Toujours est-il qu’il ne m’a lancé aucune remarque blessée et un peu froide depuis notre échange non verbal.
Lorsque nous nous retrouvons dans la cour à promener Guizmo après avoir aidé à débarrasser et fait la vaisselle en compagnie des habitants du monastère, nous ne sommes toujours pas très bavards. Je crois que l'ambiance du lieu nous imprègne un peu trop, même si nous nous lançons des regards complices. Guizmo vit sa meilleure vie, lui. Il renifle tout et rien, court dans tous les sens et revient nous voir de temps en temps, comme s'il voulait s'assurer que nous ne sommes pas en train de nous écharper ou de nous faire la tête. Ce chien m'étonne toujours plus.
Je soupire en sortant mon téléphone qui vibre dans ma poche. Pavel est presque harcelant et je pensais qu'il en avait fini, n'ayant pas eu de nouvelles de la journée. Quand je constate qu'il ne s'agit pas de lui, mon sang ne fait qu'un tour et je me dépêche de décrocher.
— Sacha ? Qu'est-ce qui se passe ? attaqué-je d'entrée, un voile de panique dans la voix qui me fait grimacer.
— C’est la merde, Lyana. Je suis désolé mais ils ont pris mon fils… Je…
— Tu …? Ils savent où on est, c’est ça ? lui demandé-je alors que Théo me regarde sans comprendre.
— Oui. Je leur ai donné tous mes codes pour récupérer Guram. Je suis désolé. Pavel est parti hier. A cette heure-ci, il ne doit plus être loin de toi…
Mon regard se porte immédiatement sur le paysage autour de nous et je fais deux tours sur moi-même pour vérifier que nous sommes seuls. Pavel débarque en France, et ça, ça pue comme jamais. Ma couverture est grillée, il a compris, c’est certain… Ou il veut cueillir ses deux cibles lui-même parce qu’il considère que je ne fais pas les choses assez vite.
— Ok… On va décamper au plus vite alors. Merci de m’avoir prévenue, Sacha. Je comprends. Enfin, je veux dire que je ne t’en veux pas, j’aurais sans doute fait la même chose et je ne t’appellerai plus pour te demander de l’aide, je t’ai causé assez d’ennuis comme ça. Prends soin de toi.
— Fais attention à toi, tu sais comment est Pavel quand il est en colère… Bonne chance, Lyana.
Je raccroche en vitesse et siffle Guizmo en attrapant la main de Théo pour l’entraîner à ma suite. Cependant, ce dernier ne se laisse pas faire et m’arrête brusquement. Merde… J’ai parlé russe, forcément qu’il ne comprend pas.
— Il faut qu’on se tire, Théo. Et maintenant. Pavel arrive, il… Bon dieu, bafouillé-je en me passant les mains sur le visage. Il a enlevé le fils d’un ami qui bosse pour lui pour qu’il craque mon téléphone… On y va, il faut qu’on se dépêche.
— Mais on va aller où ? Ici, je croyais qu’on ne risquait rien… Tu es sûre qu’ils ont retrouvé notre trace ?
— Non, je te fais une blague, voyons ! Réfléchis, bordel ! m’énervé-je alors que Guizmo se met à aboyer derrière moi. Merde… Pardon… Je suis désolée. J’ai entièrement confiance en Sacha, s’il le dit, c’est que c’est vrai.
— Et on part quand ? Tout de suite ? Il ne vaudrait pas mieux attendre que la nuit soit tombée ?
Il faut que je me calme, mais un vent de panique m’a envahie, là. Pourquoi est-ce que je réagis de la sorte ? Est-ce seulement parce qu’il s’agit de Théo, ou est-ce que Pavel est la cause principale de mon stress ? Toujours est-il que je ne réfléchis pas, là, que je veux agir sans plan, sans peser le pour et le contre, sans évaluer les risques.
— Rentrons, on va réfléchir à ce qu’on fait, mais il ne faut pas trop qu’on traîne. C’est bon pour toi ou on prend quatre heures pour rédiger une dissertation ?
— T’énerve pas, non plus. Je n’y suis pour rien s’il a réussi à nous retrouver, maugrée-t-il en me suivant néanmoins.
Il a raison, mais je n’ai pas vraiment l’habitude de faire ce genre de choses, et encore moins avec quelqu’un d’autre. Guizmo semble ravi de se retrouver dans la chambre et une partie de moi est surtout ravie de la quitter, même si je ne sais pas où nous allons. Je sors la carte routière et l’étale sur le lit avant de récupérer un papier pour y noter les numéros qui pourraient m’être utiles dans mon téléphone.
— OK, tu as raison, ce n’est pas contre toi que je suis énervée. Alors, tu veux qu’on aille dans quel coin ? Envie de visiter une région particulière ?
— Je ne sais pas trop. Je me demande si on va passer notre vie à fuir comme ça. C’est pas une vie, si ?
— J’espère bien que non, soupiré-je en ouvrant mon téléphone pour enlever la carte Sim. Je n’ai pas envie de passer ma vie comme ça, moi non plus… mais en attendant le procès, on ne peut pas vraiment changer de continent.
— Je te fais confiance, Lyana, tu le sais bien. Et si tu penses qu’il faut qu’on parte, on va partir. Ça te dirait, la Bretagne ? demande-t-il en regardant la carte.
— Va pour la Bretagne. J’y allais en vacances avec Suzie et ses parents quand j’étais gosse. C’est joli et il y a des coins bien paumés au milieu de nulle part. Tu peux essayer de trouver un point de chute sur le net ? Je vais aller faire un tour dehors pour être sûre qu’il n’est pas déjà trop tard…
— Je suppose que tu souhaites que j’évite les monastères et les églises ? Même si se rapprocher de Dieu dans les circonstances actuelles ne serait pas une mauvaise idée.
— Parce que tu trouves qu’il nous donne un coup de main, là ? J’ai plutôt l’impression qu’il se fout de nous, moi…
— C’est clair qu’il ne nous aide pas beaucoup, sourit-il tristement. Lyana, tu sais que quoi qu’il arrive, s’il y a bien une chose qui me réjouit, c’est qu’on est à deux. Et ça, ça vaut tous les miracles.
Je souris et vais m’asseoir près de lui pour l’enlacer et poser mes lèvres sur les siennes. Théo passe ses bras autour de ma taille et me serre contre lui, approfondissant notre baiser. Si seulement la Mafia n’était pas à deux doigts de nous serrer…
— Il y a plus joyeux comme balade en amoureux, quand même… Il va falloir qu’on soit forts et lucides, et… il ne faut pas qu’on tarde non plus, aussi agréable soit ce moment, soupiré-je en nichant mon visage contre son cou.
— Si on part maintenant et qu’ils nous surveillent déjà, on n’a aucune chance, Lyana. Ils vont nous cueillir. Je te l’ai dit, je pense qu’il vaut mieux attendre le début de soirée et la tombée de la nuit.
— Tu crois qu’on sera plus discrets avec les phares de la voiture ? Et tu te vois attendre plus de deux heures que le soleil soit couché ?
— Non, tu as sûrement raison. C’est toi qui sais… Moi, je…. je n’ai jamais vécu ça auparavant. Je suis un peu perdu.
— A vrai dire, il est possible qu’on soit plus discrets de nuit… Et je peux t’assurer que je n’ai jamais fait ça non plus, j’improvise.
— On peut rouler sans les phares tant qu’on est dans la forêt, ça sera discret, ça. Et s’il fait beau, on sera éclairé par la lumière des étoiles et de la Lune. Ce sera romantique comme petite promenade, non ?
— Magnifique… Je préférerais être à la plage sans personne qui cherche à nous attraper. Ce serait plus agréable pour regarder les étoiles.
— Je le répète, avec toi, tout est agréable. Tu rends plaisantes même les expériences les plus éprouvantes. Et puis, on verra la plage en Bretagne, non ?
J’acquiesce en espérant silencieusement que nous aurons l’occasion d’arriver jusqu’en Bretagne. Je connais Pavel, et le savoir dans le coin ne me rassure absolument pas.
— Allez, soupiré-je en me levant. Il faut qu’on prépare nos sacs, quand même. Et qu’on trouve un coin où se planquer.
— Tu viens te planquer avec moi ? me demande-t-il en faisant mine de se cacher sous la couette qu’il tire au-dessus de sa tête.
— Tu me proposes vraiment un câlin maintenant ? ris-je. Aussi agréable soit l’amour avec toi, je crois qu’il vaut mieux attendre d’être en sécurité, non ?
— Il faut qu’on profite un peu avant de partir, je pense, répond-il en faisant apparaître ses yeux au-dessus de la couette. Et je crois que j’ai besoin d’un câlin. Le monde extérieur me fait trop peur, là tout de suite. Ici, au moins, je peux prétendre que tout va bien.
L’idée est vraiment tentante, mais si l’envie est là, je doute d’être capable de ne penser qu’au moment présent, là. Je soulève malgré tout la couette et siffle Guizmo qui saute sur le lit pour se coucher contre Théo en lui léchant le visage.
— Voilà ton câlin, beau voisin, ris-je en me rasseyant sur le bord du lit.
— Ah oui, j’adore quand tu me lèches comme ça, Chérie, fait-il en fermant les yeux. Tu vois, comme ça, j’ai presque l’impression que c’est toi ! Même si je trouve qu’il y a du laisser-aller dans le rasage, ajoute-t-il en caressant mon Husky.
Je pose aussi ma main sur Guizmo en souriant et finis par me pencher pour leur faire un câlin à tous les deux. Juste une petite minute de calme avant de reprendre les préparatifs, ça ne peut pas faire de mal, surtout si on doit attendre la nuit pour se barrer d’ici. Si je ne vais pas regretter le lieu, j’avoue que j’ai apprécié mon séjour auprès de Théo. Au moins, cela nous aura permis de nous retrouver. Espérons que Pavel ne nous sépare pas, il en a déjà assez fait comme ça.
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