La Tripade

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Voici comment j’eus connaissance de “La geste d’Areu, voleur de vies”.

En cette seconde nuit de la Tripade, nombre de clans nomades étaient réunis à Tismi.

Tismi est un lieu de rassemblement dégagé, à la limite de la toundra et de la taïga, où se réunissent les clans à certaines occasions comme les Tripades.

Le lendemain arriverait une nouvelle vague de clans, le surlendemain, si la Tripade continuait, arriveraient ceux dont les campements étaient les plus éloignés de Tismi.

La réunion des trois lunes dans le ciel est un bon présage, et si la Tripade dure assez longtemps pour que les lunes forment un triangle une longue période de prospérité s’ensuivra. Du moins, c’est ce que prétendent les anciens et les chamanes. Nul ne sait prévoir quand se produira une Tripade ni combien de temps elle durera. Certains chamanes parlent de cycles, mais du temps de mon grand-père, suivant les certitudes du chamane, notre clan était allé à Tismi, pour une première nuit de Tripade qui n’a jamais eu lieu. Cette mésaventure est arrivée à d’autres clans, aussi tous ne lèvent le camp pour se rendre à Tismi qu’après la première nuit de Tripade et parfois lorsque la Tripade dure moins de quatre nuits, ceux qui sont loin interrompent leur voyage avant d’arriver ici.

Peu avant le coucher du soleil, nous avions allumé un grand feu, autour duquel tous s’assirent, selon la tradition, il y avait cinq rangs, aux premier et deuxième se trouvaient les enfants, au deuxième et au troisième les mères et les nourrissons, au quatrième les anciens et au dernier les hommes, certains restaient debout. C’est à ce moment qu’arriva l’Errant. Tu imagines sans peine notre joie.

Les Errants n’ont pas de nom, chacun a un animal familier avec lequel ils parcourent la terre allant de clan en clan. Certains chantent, d’autres jonglent ou dansent sur un fil tendu entre deux piquets, il en est même qui font les pitres. Je n’en avais encore jamais vu, mais comme tout le monde, je savais ce qu’ils étaient. Celui-ci était plutôt âgé, mais il marchait néanmoins d’un bon pas et il tenait fermement le bâton, symbole de son statut d’Errant. Les cercles s’ouvrirent pour le laisser passer. Une fois au centre il regarda les enfants et il s’adressa à Lia et à moi :

« Feriez-vous de la place entre vous pour Oushka et moi ? »

N’en croyant pas nos oreilles nous nous éloignèrent l’un de l’autre, incapables de prononcer un mot. Il s’assit à côté de Lia et Oushka s’installa entre lui et moi. Oushka était une chienne, mais très différente de ses congénères qui gardent nos troupeaux. Elle glissa sa tête sous mon bras et n’eut de cesse que je lui gratte le cou.

D’une voix forte, harmonieuse et bien posée l’Errant dit : « Je suis un conteur. Il y a-t-il un conte, une légende, une épopée ou une chronique que vous souhaitez entendre ? »

C’est du rang des anciens qu’une voix de femme se fit entendre :

« “La geste d’Areu”. Conte-nous “La geste d’Areu” !

— Oui “La geste d’Areu” ! enchaînèrent d’autres voix.

— C’est un très bon choix, la geste est si longue que l’on n’en conte jamais tous les vols, et vous en avez peut-être déjà entendues qui ne sont qu’inventions. Écoutez “La geste d’Areu, voleur de vies” :

La première fois, c’était il y a très longtemps et c’était très très loin au sud. Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore.

— C’est quoi les faiseurs de déserts ? demanda une petite fille.

— Chuttttt, la sermonna sa mère. »

Oushka renonça provisoirement à mes gratounes, pour aller lécher le nez de la fillette avant de revenir quémander des crouchs. Entre-temps l’Errant avait repris la parole.

« Mon enfant, comme vient de le faire remarquer Oushka, tu as raison. J’oublie que dans ce Grand Nord, vous n’avez jamais entendu parler des faiseurs de désert. Avant de commencer cette première fois, je vais vous parler des faiseurs de déserts. »

Puis il s’adressa à moi, m’appelant mon garçon. Il me demanda successivement, si je venais de la taïga, si j’avais déjà vu des mille-pattes, si je connaissais ceux qui ont une carapace d’un rouge presque noir et prennent la forme d’une spirale quand ils sont effrayés. Je répondis par l’affirmative à chaque question. Ensuite il prit la parole, s’adressant tantôt à moi, tantôt à tous sur le même ton.

« Mon garçon, dans un moment, lorsque l’on m’offrira une collation, avec la jeune fille qui était assise à ton côté et qui l’est maintenant au mien, tu iras chercher l’un d’eux dans les feuilles mortes. La tombée de la nuit est propice à leurs activités.

Les youlous appartenaient à la même famille que le mille-pattes, un iule, que ces chers adolescents nous rapporteront d’ici peu. Mais ils étaient beaucoup plus gros, hauts comme la moitié d’un homme fait, leur longueur augmentait avec l’âge. En effet ce sont des diplopodes. Ce qui signifie qu’ils sont constitués de plusieurs segments, comme les abeilles ont deux segments, celui de la tête est séparé de celui qui porte le dard par un rétrécissement. Voici ce qu’est un segment.

À la naissance les youlous ont six segments, dont la tête à un bout et la queue à l’autre. Chaque année, lorsqu’ils abandonnent leur carapace et en génèrent une nouvelle – on dit qu’ils muent –, ils gagnent un segment supplémentaire. Chaque segment a deux paires de pattes, sauf les deux premiers et le dernier qui n’en’ont qu’une. Il faut trois segments pour faire la longueur d’un homme fait.

Ma jeune amie et toi, mon garçon, je crois qu’il est temps d’aller chercher un mille-pattes comme celui que je vous ai décrit. »

Dès que Lia et moi nous levâmes, trois ou quatre chefs de clan apportèrent des offrandes à l’Errant. Nous ne mîmes que peu de temps pour trouver un iule. Seuls, oubliés de tous, nous primes un moment pour échanger quelques baisers avant de regagner le cercle. Lorsque nous revînmes, l’Errant mangeait des morceaux de langue de renne fumée, tandis qu’Oushka débarrassait un os des restes de viande qui y étaient attachés, aussi consciencieusement que des fourmis l’auraient fait. L’Errant se lécha les doigts, prit un gobelet, but une gorgée et dit : « ma fille, assieds-toi ! Toi mon garçon tu vas faire le tour du feu et montrer ton iule à tous ceux qui ne savent pas de qui l’on parle, et moi je vais finir ma collation. »

Quand je repris ma place à côté de la chienne celle-ci, absorbée par sa tâche, m’ignora complètement. L’Errant couvrit d’un linge les plats qui n’étaient pas vides, vida son godet et déclara : « Merci à vous tous pour votre hospitalité, tout était délicieux et ce Lakka* est revigorant. Reprenons :

Maintenant que même les plus petits ont vu à quoi ressemble un iule, sachez que les youlous leur ressemblaient, mais ils étaient beaucoup beaucoup plus gros. Un youlou vivait deux à trois fois plus longtemps qu’un homme. Fermez les yeux et imaginez un vieux youlou, haut comme un leu et long comme une centaine d’entre eux défilant à la queue du leu, le leu. Rassurez-vous ! Les plus petits – ceux âgés de moins d’un an – qui avait six segments, étaient longs comme deux leus seulement, ensuite ils grandissaient chaque année d’un segment.

À l’époque qui nous intéresse, dans le sud lointain, les hommes faisaient l’élevage des youlous, comme vous des rennes, ils les utilisaient comme animaux de trait, de bât et de monte. En particulier les peuples guerriers.

Il faut savoir qu’en ces régions, il n’y avait que très peu de cueilleurs et de chasseurs. Les gens n’étaient point nomades, ils vivaient dans des habitations faites de pierres ou de briques de terre cuite. Ils vivaient dans des villages – ce sont des campements où les gens restent en permanence – dans lesquels vivaient un ou deux clans, ils étaient essentiellement cultivateurs et éleveurs. Il existait aussi de très gros villages, nommés villes, qui regroupaient de nombreux clans, dans les villes souvent les gens ne pratiquaient qu’une activité. L’un tissait, l’autre tannait, le troisième faisait de la poterie, un autre encore forgeait ou il exerçait une autre activité plus ou moins utile. Certains ne faisaient que se battre, quand ils ne faisaient pas la guerre, il se préparait à la faire, mais il y avait encore plus étrange, les chefs ne faisaient rien d’autre que commander ! Non, je n’invente rien, un chef disait aux autres ce qu’ils devaient faire, et il était nourri, logé, vêtu, et choyé pour cela. Oui, c’était un pays de fous.

Ces gens entouraient leurs villes de hautes murailles – ce sont des palissades faites avec les mêmes matériaux que les habitations. Certaines avaient des murailles hautes comme dix hommes faits, voire plus. Mais elles n’étaient pas un obstacle pour des youlous montés par une centaine d’assaillants chacun. Ces animaux étaient si longs, qu’ils étaient capables de monter le long d’une muraille haute de dix hommes faits, de redescendre de l’autre côté et de pénétrer à l’intérieur de la ville sur une profondeur égale à la hauteur de la muraille, alors que leurs derniers segments étaient encore sur le sol à l’extérieur de la ville.

Par ailleurs, la chitine de la mue des youlous servait à fabriquer des boucliers et des cuirasses très légères et très résistantes pour les guerriers.

Chaque peuple élevait donc le plus de youlous possible, mais si dame nature avait fait les youlous mangeurs de feuilles mortes, elle n’avait pas prévu qu’ils seraient si nombreux. Plus un youlou vieillit, plus il est grand ; plus il est grand, plus il mange ; plus ils sont nombreux, plus il leur faut de nourriture. Même si quand ils mangeaient les feuilles mortes et autres déchets végétaux les youlous favorisaient la pousse des plantes, ils ne faisaient pas s’agrandir la terre sur laquelle poussaient les plantes.

Il arriva un jour ou leur nombre fut si grand qu’il n’y eut plus assez de feuilles mortes pour tous les nourrir, alors, ils se mirent à manger les feuilles sur les plantes, plus tard, les tiges et l’écorce des arbres, puis enfin les racines des plantes.
Ainsi naquirent les déserts, et ainsi disparurent les faiseurs de déserts, dont le vrai nom était youlou.

C’est dans ces contrées-là quand il y avait encore des faiseurs de déserts que commence “La geste d’Areu, voleur de vies”, mais il est trop tard ce soir pour que je vous conte cette première fois. Restaurons-nous ! »

Lia osa poser la question que tous avaient sur la langue :

« Errant combien de temps resteras-tu ? Auras-tu le temps de nous conter la geste en son entier ?

— Il y a ici plus de dix clans, d’autres vont encore arriver, nous restons habituellement une ou deux soirées dans un clan, nous resterons aussi longtemps que nous serons les bienvenus jusqu’à la fin de la Tripade, sauf si Oushka décide que nous devons partir avant. Quant à la geste, je l’ai dit, personne ne la conte jamais en entier. »

C’est ainsi que ce premier soir, je n’entendis de “La geste d’Areu, voleur de vies”, que : « La première fois, c’était il y a très longtemps et c’était très, très, loin au sud. Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore. »

¤¤¤

Notes :

* Lakka ➢ Lakka, Liqueur finnoise (d’une vingtaine de degrés) obtenue par macération dans l’alcool de lakkas, baies également dénommées mûres arctiques en Finlande ; chicouté, margot, mûre blanche, ronce des tourbières, plaquebière (déformation de « plat de bièvre », c'est-à-dire nourriture de castor) au Québec ; platebière ou plate-bière (idem) à Saint-Pierre-et-Miquelon.

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