La première fois - 2 - Areu

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Lorsqu’il eut terminé les dés de foie d’ours et les œufs d’esturgeon le tout arrosé de vodka, l’Errant se lécha les doigts, couvrit d’un linge les plats qui n’étaient pas vides et déclara : « Je vous remercie tous, pour votre hospitalité, tout était délicieux et l’idée de mettre une herbe de bison dans la vodka est excellente.

Est-ce que l’un, ou l’une d’entre vous pense savoir pourquoi personne ne demande jamais ce qu’est un voleur de vie ? »

S’ensuivirent des murmures, que le bruit fait par les os – d’un pied de plantigrade – que broyait Oushka, pour en extraire la moelle, masquait partiellement.

Une jeune mère, que son nourrisson tétait goulûment, avança une hypothèse : « Ben ! Tu nous racontes les histoires d’un voleur de vie, alors tu vas bien nous l’expliquer ! »

L’Errant dodelina de la tête, attendit un peu avant de répondre :

« Tu n’as pas tort, heureuse maman, mais rien ne permet de dire qu’il en va différemment des faiseurs de déserts, pourtant il se trouve toujours quelqu’un pour poser la question. »

Il patienta de nouveau quelques instants, puis s’adressa à moi.

« Dis-moi mon garçon, de toi et ta jeune amie qui pourrait m’expliquer cela ?

— L…

— Stop ! s’écria-t-il. Si tu prononces un nom, je devrais partir. Ne le sais-tu pas ? À moins que tu ne souhaites mon départ ? »

Les derniers mots étaient ironiques, nul ne les prit au sérieux, à part moi.

« Alors, mon garçon, qui de vous deux ? réitéra-t-il.

— È, elle, c’est, c’est elle ! plus intellilligente (sic) ! bafouillais-je, encore troublé par mon impair.

— Jeune fille, à ton avis, quelle différence y a-t-il entre les faiseurs de déserts et un voleur de vie, pour que l’on m’interroge sur ce que sont les uns, mais pas sur la nature de l’autre ? demanda l’Errant à Lia.

— Je pense que nous n’avions aucune idée de ce que pouvait être un faiseur de déserts, mais chacun d’entre nous croit deviner ce qu’est un voleur de vies. Enfin ça c’était avant que tu ne poses la question, car depuis j’ai l’impression que ce n’est pas du tout ce que je croyais. Vas-tu, nous le dire, maintenant ? répondit-elle, me laissant bouche bée.

— Tu es futée, jeune fille, c’est exactement ça. Tu l’aimes bien, le garçon à côté de qui ma chienne a choisi de s’asseoir ? Oui, je le vois dans tes yeux. Alors, ne le laisse pas partir avec nous. Oushka a décelé en lui, la tentation pour l’Errance et plus particulièrement l’envie de conter. »

« Et mémé t’a gardé pour elle, puisqu’on est tous là !

— Lola, tu ne dois pas interrompre ton grand-père ! la tança Lia.

— Est rai, Oucha hoisir aschoir côté pépé ?

— Oui, Nior, les familiers des Errants — c’est comme cela que l’on appelle leurs animaux ; zibeline, chouette, renard, loutre, grand-duc, marmotte, épervier, chien ou autres — sont plus qu’ils ne paraissent. Ils sont les guides des Errants, ce sont eux qui décident où se rendre, le moment du départ, et beaucoup d’autres choses. En particulier, ce sont eux qui choisissent les élèves de leur Errant. Maintenant, taisez-vous, sinon votre grand-père va faire comme un Errant et réclamer une collation. On t’écoute, mon chéri. »

Selon son habitude, l’Errant enchaîna, sans transition :

« Luden et Jola le virent sur les roches ignées, à égale distance, des bords du torrent de magma en cours de concrétion, inaccessible.

Ils n’eurent aucun doute, c’était un œuf de dragon. Quel autre œuf aurait pu ne pas fondre sur un tel nid ?

Pour tout vous dire, c’était un œuf décalotté, comme le sont les œufs dont l’occupant – quelle que soit son espèce – est prêt à sortir ou l’a déjà fait. Ils s’étonnèrent, les cris qu’ils avaient entendus étaient bien ceux d’un bébé. Bien que comme tout un chacun, ils n’ignorassent pas que les dragons sont des créatures rusées et que leur magie est très grande, ils ne pouvaient accepter qu’un dragonneau leur ait joué un vilain tour. Aussi ne furent-ils qu’à demi surpris, lorsqu’ils aperçurent un petit poing serré, dépasser de la coquille.

C’est en courant, que Luden redescendit jusqu’au plus proche de ses pêchers desséchés. Il choisit une branche fourchue, plus haute que lui, saisit sa serpette – que tout vigneron porte à la ceinture –, coupa la branche, la débarrassa de ses ramilles et du plus fin des deux rameaux de la fourche. Il prit en main sa perche improvisée, la tenant par le rameau, il vérifia que celui-ci ne rompait pas quand il s’en servait pour soulever la branche et l’agiter. Luden remonta d’un bon pas vers Jola qui chantonnait une berceuse face à l’œuf. En marchant, il fit une entaille à l’extrémité de la branche.

La pierre en cours de solidification était encore assez chaude pour brûler la peau et les chairs, Luden utilisa donc la gaffe qu’il venait de fabriquer. Ses premières tentatives échouèrent, car manier l’outil improvisé par le petit bout n’était pas simple, mais Luden n’avait pas eu le choix, sa finesse ne permettait pas d’y tailler une encoche assez solide. Heureusement, Luden était adroit et jamais la gaffe n’effleura le magma, ce qui l’eut enflammée.

Lors de son quatrième essai Luden réussi à crocher la coquille. Il tira doucement, doucement, tout doucement, pour éviter que le croc ne ripe. Quand il eut amené l’œuf et son contenu à portée de main, il réalisa que le contact avec la coquille avait brûlé la gaffe, approfondit l’entaille et que la branche était sur le point d’être sectionnée. Comment un bébé soumis à une telle chaleur pouvait-il survivre ? Étaient-ils le jouet d’un dragon ?

Prudent, Luden appliqua le petit bout de la perche sur le côté de la coquille, aussitôt il grésilla. Luden mit fin au contact avant que le bois ne s’enflamme, il coupa l’extrémité brûlée et recommença, mais cette fois il appliqua le petit bout de la perche sur l’intérieur de la coquille. Rien ne se produisit, il laissa un assez long moment la gaffe en place, l’enfant cria. Jola mit fin aux tergiversations de Luden, elle tendit les bras, s’empara des poignets du bambin et élevant les bras, elle brandit l’enfant comme on l’eut fait d’un lapin écorché.

Tous deux l’examinèrent, l’admirèrent, l’adoptèrent, l’aimèrent dès cet instant. C’était une petite fille, de quelques jours, parfaitement constituée. Mais elle avait une particularité, ses yeux étaient ronds.

Pas rond comme le cercle que nous formons autour de ce feu, mais différent des nôtres. Plus ouverts, plus grands… plus ronds.

En redescendant vers le village Luden s’interrogea à haute voix : “Les dragons sont des créatures de feux, pourquoi la coquille de leurs œufs empêche-t-elle la chaleur d’y entrer ?

— crois-tu qu’ils ne pondent que dans le feu des montagnes crache-feu ? demanda Jola.

— Non, bien sûr que non !

— Alors, peut-être sont-ils conçus pour empêcher la chaleur d’en sortir, afin que leurs petits puissent se développer bien au chaud ?

— Tu as raison, répondit Luden en embrassant Jola. Cette jolie petite fille, notre petite fille n’a rien d’un dragon,” conclut-il en embrassant l’enfant, lové dans les bras de sa femme.

Néanmoins, quand arrivés au village, lorsqu’ils furent harcelés de questions : qui était cet enfant, d’où venait cette petite fille, n’avait-elle pas de parents, où l’avaient-ils trouvée ? Luden déclara l’avoir trouvée au pied d’un pêcher dans ses vignes. Jola abonda dans son sens, décrivant le nid de foin sur lequel la fillette était posée.

La nouvelle fit le tour du village, Luden et Jola avaient trouvé une enfant qui avait de grands yeux ronds couleur d’ambre. Certains, dont le sorcier, pensèrent que n’étant manifestement pas des leurs le bébé n’avait pas sa place parmi eux. Ils se rendirent auprès de ceux qui étaient réunis, autour du bambin qui gazouillait dans les bras de sa mère. À leur vue Luden bomba le torse prêt à défendre le cadeau que mère Nature venait de faire à son foyer. Le sorcier exigea de voir l’enfant, il le vit et l’enfant vit le sorcier, ce dernier dit alors à Jola : “Je vais te préparer la potion que je donne aux jeunes mères dont le lait ne monte pas assez vite, tu en prendras tous les jours et dans une semaine, tu devrais pouvoir nourrir ton enfant. En attendant, Doumali s’installera chez vous avec son fils, elle a assez de lait pour nourrir les deux”.

Personne ne sut jamais dire si tous ceux qui regardaient l’enfant tombaient sous son charme, ou si l’enfant charmait tous ceux qu’elle regardait.

Nul ne sait non plus qui posa la question. “Quel nom allez-vous lui donner ?” Toujours est-il que c’est l’instant où l’enfant choisit de balbutier areu. Luden et Jola se regardèrent, se sourirent et dirent en chœur “Elle s’appelle Areu !” »

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