Ulep Jgeaaēl
Areu le sage m’avait invité à un symposium, dans le lointain pays de Chuntouna. Je ne saurais dire pourquoi j’accordai du crédit à son existence et dans l’affirmative à la possibilité qu’il m’invite. Cet homme était une légende, on disait qu’il parlait soixante-treize langues, dont dix-neuf mortes, et onze dialectes. Comment aurais-je pu refuser ?
Conformément aux instructions que j’avais reçues, arrivé à Brouma – après cent neuf jours de voyage –, je pénétrais dans la taverne du dragon, qui se trouvait sur la place centrale de cette petite ville.
Bien évidemment, à ce moment, je ne compris pas l’ironie contenue dans le nom du lieu de rendez-vous, qu’Areu m’avait fixé.
Je m’adressais à l’homme qui se tenait derrière le bar, astiquant ce dernier avec un chiffon, probablement le tavernier. « Je vous souhaite une bonne journée, je désire me rendre à Kouki, pourriez… »
Avant que je n’aie terminé de poser ma question, il tendit le bras vers un homme assis à une table et dit : « Il vous y mènera, vous prendrez bien le temps de boire une bière ? » Je ne pus décliner.
Celui qu’il m’avait désigné était un véritable athlète, grand et musclé. Il se présenta comme l’ami d’Areu, m’informa qu’il m’attendait, que j’étais le premier arrivé des dix-sept invités et le seul attendu aujourd’hui. Dès que j’eus fini de me désaltérer, il m’engagea à le suivre. Il déposa mon maigre bagage dans un chariot, me convia à m’asseoir à son côté sur le banc de conduite, et lança « allez, à la maison ! » à la mule attelée au véhicule.
À Kouki, l’homme me mena auprès d’Areu – il existait véritablement, à sa vue, je n’eus aucun doute, il émanait de lui une telle aura que tout ce que j’avais entendu me sembla bien en dessous de la réalité – qui terminait de fabriquer un lit dans une maisonnette.
D’une grande humilité, il s’excusa de ne pouvoir interrompre ses travaux, car l’équipement des habitations destinées à ses hôtes devait être achevé avant que tous ne soient arrivés.
« Quand vous vous serez installé dans celle qui vous est attribuée, je vous invite – s’il vous agrée de converser avec des hommes qui travaillent simultanément – à venir nous rejoindre mon ami et moi dans cette habitation ou sa voisine. »
Son ami – jamais ils ne s’adressèrent l’un à l’autre, autrement que par “mon ami”, jamais Areu ne nous parla de son ami en employant d’autres mots – me guida jusqu’à la maison qui serait la mienne pendant mon séjour à Kouki, dans laquelle il déposa mon bagage, avant d’aller seconder Areu.
Lorsque je les retrouvais, n’étant pas maladroit, je leur proposais mon aide. Précisant que je n’y étais pas tenu, Areu accepta volontiers. Ce premier jour, il disserta essentiellement de mes œuvres, je fus surpris de la connaissance et de la compréhension qu’il en avait. Nos échanges étaient passionnants et passionnés. Son ami parlait très peu, mais de temps en temps, Areu, du regard, quêtait son approbation, qu’il obtenait d’un sourire.
Chaque jour, l’ami d’Areu – pas plus que les autres, je ne me permis de m’enquérir de son nom – faisait l’aller-retour à Brouma, ramenant d’un à trois nouveaux hôtes. Chaque jour, nous devisions des œuvres de chacun, les débats étaient si riches et l’étendue de l’érudition d’Areu telle qu’aucun d’entre nous ne songea à demander à notre amphitryon, pourquoi il nous avait réunis.
À la fin du troisième jour, tous les aménagements, y compris ceux de la maison commune, étaient terminés.
Le septième jour, les deux derniers participants arrivèrent.
J’attire, ici, votre attention, sur le sens de l’organisation et toutes les connaissances mises en œuvre pour que dix-sept personnes, habitant dix-sept lieux différents (situés à des distances variant de celle qui séparait Kouki de la capitale du pays voisin, à celle qui séparait Kouki des antipodes pour la plus longue), arrivent ici au cours de ces sept jours.
Quand et d’où a-t-il envoyé la première invitation, non pas, à celui – ou celle – dont le voyage prendrait le plus de temps, mais à celui – ou celle – dont le délai de livraison, de l’invitation, ajouté à la durée du voyage donnait le nombre de jours le plus élevé. Ainsi de suite. Sachant que lui-même devait être sur la route – pour arriver avant nous – lorsqu’il envoya les dernières.
Vous remarquerez que la complexité du problème est telle, que l’exprimer clairement est une gageure, dont j’ai beaucoup de mal à me sortir.
Areu, son ami, les auteures et les onze écrivains, nous parlions tous la langue haute, ce qui dispensa Areu de tenir le rôle d’interprète.
Je ne citerais aucun nom, et pour éviter toute polémique, avec ceux qui n’étaient pas présents, je dirais simplement – ma modestie dut-elle en souffrir – qu’Areu avait convié auprès de lui dix-sept des dix-neuf meilleures plumes du monde – romanciers, historiens, poètes, dramaturges, conteurs et aèdes – des deux sexes.
Le lendemain matin, Areu nous réunit dans la maison commune. Alors que son ami passait entre nous pour distribuer à chacun une tablette en pierre de lave et un style, Areu nous déclara :
« Je vous ai rassemblés ici, pour vous conter l’histoire la plus extraordinaire qui soit, afin que vous la rapportiez au monde. Cette histoire est la mienne. À tout moment, ceux qui le désireront pourront nous quitter, mon ami les reconduira à Brouma. Je jouis d’une confortable fortune, aussi je dédommagerai ceux qui estimeront qu’en les invitant à venir ici, je leur ai fait perdre leur temps.
Chaque matin, nous nous retrouverons ici, et je vous narrerais, dans l’ordre chronologique, les évènements qui ont marqué ma vie. Le reste de la journée, je me tiendrais à votre disposition, pour répondre à vos demandes de précisions, d’éclaircissements ou autres.
Les tablettes qui vous ont été remises sont magiques. Elles communiquent par télépathie. Pas avec tout le monde, elles ne communiquent qu’avec ceux qui ont la volonté de partager leurs contenus.
La vôtre n’enregistrera que vos œuvres. Pour cela, il n’est pas utile de graver votre texte sur sa surface à l’aide du style, mais si cela vous aide, voire vous est nécessaire, c’est tout à fait possible. Dans ce cas lorsque vous aurez atteint le bas de la tablette, elle s’effacera, vous proposant une surface vierge. Elle vous remémorera ce que vous aurez précédemment écrit, le fera apparaître sur sa surface, si tel est votre souhait. »
Nous discutâmes, de ces étranges pierres, des formes que prendraient nos œuvres et de divers sujets secondaires. Impatients d’entendre Areu, nous mîmes rapidement fin à nos débats. Ce fut la poétesse métarienne qui l’invita à commencer son récit.
« Tout commença il y a mille dix-neuf ans, ici. Dans ce village du nom de Kouki, au pied de la montagne crache-feu nommée Krakoa, vivaient Luden et Jola. Très amoureux l’un de l’autre, ils vivaient confortablement de leurs vignes. Ils avaient une belle vie que la présence d’un enfant aurait transformée en bonheur parfait. Tous deux étaient dans la force de l’âge et ils faisaient tout ce qui peut l’être pour être parents, ils aimaient s’aimer charnellement, mais jamais le ventre de Jola ne s’arrondissait.
Régulièrement, chacun proposait à l’autre de changer de partenaire afin d’avoir enfin un enfant, toujours l’autre retournait l’offre à sa moitié, toujours les deux refusaient, car ils ne désiraient qu’un enfant de Luden et Jola.
Bien que cet enfant tant désiré leur manquât, ils s’aimaient tellement que la plupart du temps, être l’un auprès de l’autre leur faisait oublier cette absence.
Un jour, alors que Krakoa – aimable “montagne crache-feu”, qui ne crachait pas des pierres en fusion, par son sommet, ni n’en vomissait d’énormes quantités qui brûlent tout sur leur passage – avait dégorgé du côté de leurs vignes, Luden et Jola se rendirent sur place pour évaluer les dégâts qu’auraient pu subir celles-ci. Une bouche s’était ouverte un peu au-dessus de leur vignoble, mais fort heureusement la coulée était passée à une dizaine de pas de leurs plantations.
C’est au moment où Luden et Jola s’apprêtaient à redescendre au village qu’ils entendirent un cri incongru, un cri de bébé.
C’est ainsi qu’ils me découvrirent, nouveau-née, nue dans un œuf de dragon étêté, lequel se trouvait au milieu de la coulée de lave. »
Comment décrire le brouhaha que provoqua cette déclaration ? C’est impossible et sans intérêt. L’important c’est qu’Areu ouvrit une bourse, versa sur le sol devant lui des diamants, émeraudes et rubis et dit : « J’invite ceux qui ne me croient pas à prendre deux de ces pierres, à titre de compensation du temps que leur fit perdre un affabulateur. Mon ami les reconduira à Brouma, cet après-midi. »
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