Les fleurs fanées

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À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. On dirait le début d’un poème d’Edgar Allan Poe. Il se réveille avec ces mots à la bouche. À peine un murmure et un drap froissé empoigné. Son corps à lui seul ne réchauffe plus le lit. Il répète cette phrase, et la répète encore sous la douche puis en s’habillant. Le miroir esquisse le reflet d’un homme bien vêtu, mais il ne sourit pas à son reflet.

Il ne mange presque rien, mais boit assez pour tromper son corps. Le canapé l’accueille. Les jambes repliées, les bras croisés autour d'un coussin, il ne cligne presque pas des yeux. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. Encore ces mots. Les seuls qu’il prononce. J’attends une suite qui ne vient jamais.

Une sonnerie retentit, mais il ne sursaute pas. Quelqu’un frappe à la porte, mais il ne se lève pas. Il reste prostré, habillé de son costume sombre, dans cette position fœtale. Il répète les mots : À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. L’appel de son prénom à travers la porte n’y change rien. Les coups et les voix se multiplient. Il resserre son étreinte sur le coussin, murmure sa phrase magique et ferme les yeux.

Le silence s’installe sans qu’on l’entende arriver. Il fait perdre toute notion de temps. Des larmes roulent sur ses joues ; il ne s’en rend pas compte. Le coussin s’humidifie de ces larmes ignorées. Je voudrais les essuyer. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. La bouche en cœur, il cligne des yeux et se redresse d’un seul coup.

La porte d’entrée claque. Il disparait puis revient chargé de quatre bouquets de fleurs. L’un est composé de roses rouges, l’autre de pivoines, grosses et pleines, de renoncules, et de germinis colorés. Il les dépose délicatement sur la table de la cuisine, les libére de leurs papiers argentés et de leurs ficelles rosées. Personne ne possède quatre vases. Pas lui en tout cas. Il dispose les fleurs dans des contenants improvisés : un pichet, un saladier, une bouteille en plastique qu’il découpe, et le seul vase en sa possession. Des contenants sans eau. La table est tirée au milieu du salon. Il installe une chaise devant cette composition insolite. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées, souffle-t-il.

Les fleurs sont belles et délicates, si différentes les unes des autres. Il reste assis longtemps. Sans manger ni boire. Les fleurs le fascinent autant que son début de poème. Il se nourrit des couleurs chatoyantes des renoncules, du parfum enivrant des roses, de la rondeur des pivoines, de la folie des germinis. Il ne les touche pas. Non, il ne les touche pas.

Toujours le silence et un temps suspendu. L’air est parfumé, doux comme une caresse innatendue, jusqu'à devenir entêtant. Des maux de tête apparaissent. Il se masse les tempes. Les couleurs éclatantes ternissent. Les chairs se flétrissent. Le galbe net et soyeux des roses s'efface. Les tiges des renoncules se courbent. Il lutte contre le sommeil. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées, martèle-t-il en observant, fiévreux, ce tableau de nature morte.

Restent les pivoines. Elles luttent comme lui, sans eau ni terre. Le rose s’assombrit, la fleur s'offre pleinement, mais garde sa beauté. De toutes, elles meurent le plus dignement. Les rayons de soleil s’éclipsent et réapparaissent. Il est toujours sur sa chaise. Des pétales de rose parsèment le sol. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. Ses mots sont confus, ses larmes asséchées, son corps douloureux.

Il faut attendre la décomposition. Attendre la folie. Attendre que cessent les coups de téléphone répétitifs, les coups de poings et les voix inquiètes à la porte d’entrée. Attendre que le silence s’impose. Il attend autant qu’il le peut, jusqu’à ses dernières forces. Il saisit le bouquet de pivoines flétries, les caresse et les embrasse, les lèvres tremblotantes, et s’échappe de l’appartement.

À des amours mortes, on offre des fleurs fanées, déclame-t-il une dernière fois face à la tombe fraîchement fleurie. Il dépose son bouquet de pivoines parmi les chrysanthèmes et les cyclamens. À toi, mon amour, je t’offre des fleurs fanées. Il vacille. Encore un instant et il quitte le cimetière, le pas fragile et les bras ballants.

Il me dit adieu, moi son amour, en m'offrant des fleurs fanées.

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