Chapitre I
Le problème avec les rouges, c’est qu’ils n’ont pas d’âme. Le problème avec les blancs, c’est qu’ils n’ont pas d’esprit. Les premiers ne vibrent pas à l’écoute de la glorieuse Reconquista, des exploits du Cid ou de la conquête des Amériques. Les seconds ne comprennent pas que, pour vibrer, il faut pouvoir manger. Grâce à Dieu, je n’ai jamais manqué de pain. Le corps rassasié, mon cœur pouvait s’épancher de tous ces récits. Il ne battait pas tant pour le bien qui en émanait que pour leur grandeur. Hors du confessionnal, le manichéisme n’a plus court. Je ne sais pas si c’est péché, mais on ne peut s’empêcher de célébrer l’extraordinaire, le magnifique, l’homérique. Si on voulait honorer les bonnes gens, on dresserait des statues à l’effigie de toutes les grands-mères d’Andalousie. Tout le monde s’en moque, moi le premier. On construit des palais et on érige des cathédrales pour célébrer la puissance et la force, d’ici-bas comme de tout là-haut. Même Jésus n’est vénéré que pour sa divinité. Le message vient en second. Voire en dernier lorsque je me remémore ce qu’on a accompli en son nom. Je revois les corps de tous ces innocents enterrés sous les gravats de leurs maisons. On s’épargnait les obsèques. Le Seigneur en a-t-il pris ombrage ? Je l’ignore. En revanche, je ne regrette rien.
Petit, on me racontait la glorieuse histoire de mon pays. Au départ nous boutâmes les mahométans, d’Asturies jusqu’à Grenade. Les rois ont fait la France, l’armée l’Allemagne, chez nous, c’est l’Église. Notre pays est né d’une croisade pluriséculaire et a été baptisé par le sang de nos héros. De Rodrigue jusqu’à Fernando et Isabel, parents de notre nation, vingt générations ont lutté contre les hordes impies. Les étrangers s’étonnent de notre relation à la foi catholique ; ils ne la comprennent juste pas. J’aimerais prétendre que tout le monde ici croit en Dieu mais, hélas, l’amour du Christ va de pair avec celui de la patrie. Un athée fier de ses racines ira à la messe, plus pour honorer sa terre que le ciel. Il défendra autant Torquemada que de las Casas car tous deux arboraient le crucifix. Et il protégera chaque chapelle au péril de son sang contre tous ceux souhaitant la faire redevenir pierres. En face, quiconque rejette le pays ne peut que rejeter la croix car les deux sont trop intimement liés. En Espagne, l’extrême dévotion côtoie l’athéisme le plus intransigeant. Quand est-ce que cette religion du diable est-elle née ? Je ne sais pas. On ne m’en a jamais parlé. Ce que je crois, c’est que jamais pareille abomination n’aurait pu voir le jour en Castille. Je gagerais que cela nous vient de l’autre côté des Pyrénées, avec leurs lumières prêtes à tout pour éteindre celle qui brille en nos cœurs.
À notre charge, nous avions créé bien des envieux. Après avoir conquis notre part du continent, nous nous élançâmes à travers les océans pour avaler le monde. D’Ouest en Est, notre Empire s’étendit en même temps que celui de la sainte Église. Jamais nous n’oubliâmes notre mission sacrée. Du Mexique aux Philippines, bibles et chapelets voyagèrent avec nous. Combien de millions d’âmes nous sauvâmes de la damnation ? N’a-t-il jamais existé œuvre plus extraordinaire et bienveillante à la fois ? Aujourd’hui, on bombarde sans ménagement au nom de la démocratie, nom bien prude pour désigner les États-Unis. À l’époque nous ne cachions pas le troc que nous imposions au monde : votre or contre votre salut. Cela paraît bien ridicule aujourd’hui où l’enfer effraye moins que le croque mitaine mais, en ce temps, l’échange relevait de la plus absolue justice. Je ne prétends pas que les marchands songeaient avant tout au bien des autochtones mais, à travers leur cupidité et malgré eux, ils ne servaient pas qu’eux même. Ainsi l’Espagne rayonnait et l’humanité prospérait.
Nous préservions l’Europe des musulmans, toujours prompts à répandre leur barbarie, nous défendions l’Europe contre la réforme et son lot d’hérésies, nous protégions l’Europe contre les appétits voraces des rois de France et d’Angleterre. Ce désintéressement nous coûta cher. On s’offusque lorsqu’un pays livre une guerre sur deux fronts, nous en avions sans cesse au moins le triple à gérer. Pyrénées, Allemagne, Hollande, Méditerranée, Atlantique, Amériques, et j’en passe. Je pense que c’est à cette triste époque que nous commençâmes à sombrer. Lorsque, durant cette terrible guerre, la France prétendument catholique nous poignarda dans le dos et consacra la victoire du protestantisme et de l’argent. Elle en payerait le prix le moment venu.
Mais, d’ici là, l’Espagne s’affaissait. Chaque jour un peu plus. Le déclin commence systématiquement lorsque les dirigeants se servent aux dépends de la nation. Nos rois impotents ne s’opposèrent pas à ce triste commerce et même l’arrivée bienvenue d’une lignée fraiche et vigoureuse ne tordit pas suffisamment la courbe de la destinée. La prière de millions d’âmes ne permit pas d’assainir les quelques-unes qui nous dirigeaient. J’espère qu’elles ont plus d’effet sur notre mort que sur notre vie. En tout cas, je comprends ceux qui auraient pu renier leur foi devant une Espagne toujours plus pieuse mais toujours plus malheureuse. L’évènement le plus triste et le plus glorieux de notre Histoire survint alors. Comme pour nous éprouver, le Seigneur envoya sur nous le Despote, celui qui avait conquis l’Europe, avec toutes ses fausses idoles dans ses bagages. « Liberté », « Égalité », « Justice ». Comme si un seul endroit du monde rejetait ces principes. Ils ne riment à rien. Il suffit de les invoquer pour justifier toutes les atrocités. Dans notre bouche, ils signifiaient famille, honneur et jugement dernier, dans celles des français, ils signifiaient baïonnette, mousquets et canons.
On l’oublie, mais celui qui avait défait l’Europe fut vaincu en Espagne. Pas en Russie, pas en Allemagne, en Espagne. Hélas, ses armées étaient le moindre des maux dont il nous avait accablés. On eut beau chasser ses troupes et son roitelet de pacotille, il nous laissa ses idéaux qui, tels une nécrose dans un corps, gangrenèrent toute notre société. Il ne fallut pas attendre dix ans pour que la maladie se déclare. Dans un de ces tours de passe-passe dont l’Histoire a le secret, ce furent ceux-là même qui nous avaient contaminé qui nous aidèrent à guérir. Hélas, comme certains virus, on a beau inlassablement combattre les symptômes, on ne se débarrasse jamais véritablement de la source du mal. Et celui-ci vint s’ajouter aux nombreux autres dont nous souffrions déjà. L’Espagne n’était grande plus que dans les souvenirs. Sur les cartes, révolutions après révolutions, guerres après guerres, elle rapetissait. Dans les cœurs, crises après crises, soulèvements après soulèvements, elle s’éteignait. Ce long et triste XIXème siècle la vit perdre ses colonies, son identité et, plus important que tout, son unité. L’anarchisme le disputait au catholicisme, la république à la monarchie et l’armée aux civils. Il existait autant d’Espagnes que d’espagnols et donc plus aucune.
Le nouveau siècle vit ce cancer entrer dans sa phase terminale. Pas une décennie ne s’écoulait sans son cortège de révoltes, de bains de sang et de renversements politiques. La stabilité avait disparu de nos campagnes et de nos villes à tel point, qu’à la sortie de la Grande Guerre, le pays le plus fragile du continent devait être le mien. On avait perdu sans même participer. On se souviendrait de nous pour une grippe. L’Allemagne vaincue, la Russie soviétisée, la France exsangue nous surpassaient sur tous les plans. Nous, nous luttions contre une poignée de marocains.
C’est dans ce contexte que je naquis, en l’an de grâce 1920. Je suis bien forcé de le reconnaître, je passai ma jeunesse loin du besoin et de la misère qui accablait tant de mes compatriotes. Mes douleurs d’enfants se résumaient aux genoux écorchés et aux petits bobos résultants des bagarres entre frères. Rien de comparable avec les ventres gargouillant sans cesse des paysans de ma région. En Andalousie, le soleil brillait sur les possédants tandis qu’il demeurait caché aux yeux des ouvriers sans cesse courbés. Je mis longtemps à l’admettre, mais il est aisé d’aimer son pays sous un beau plafond et entouré de toutes les commodités. Pourtant, je reste persuadé qu’il aurait suffi d’alléger un tantinet leur peine, de leur accorder un léger surplus de confort pour convertir tous ces malheureux à la cause de l’Espagne éternelle. Au fond de lui, tout homme aspire à avoir et à aimer une patrie. Hélas, la méfiance s’était installée au cours des années. La moindre concession accordée au parti des exploités passait pour un pacte avec le diable rouge. En face, ne pouvant obtenir un peu, ils se persuadèrent qu’en dessous de tout, ils n’arracheraient rien qui vaille le coup.
Mes premiers souvenirs coïncident avec un énième bouleversement, le coup d’état de Primo de Riveira. Malgré mon jeune âge, je m’en réjouissais car mes parents, pour fêter l’évènement, m’offrirent un jouet en forme de chevalier. Le Cid, me racontaient-ils. Mes frères en reçurent de semblables et, pour quelques jours, nous troquâmes les joutes à coup de poing contre celles à coup d’épée miniature. Jusqu’à ce que Fernando s’offusque du non-respect de règles imaginaires et décide de rétablir l’ordre à sa façon. De trois ans mon ainé, il nous tenait la dragée haute sans effort. Hors du foyer, il nous défendait contre toutes les moqueries et railleries mais, à l’intérieur, il ne souffrait nulle contestation de son autorité. Carlos, le second, de deux ans plus jeune, s’avérait plus réservé. Sans doute que Fernando lui avait appris où résidait sa place. D’aussi loin que je me souvienne, il restait la tête plongée dans les livres. Pas des livres de son âge en plus. Je fus le troisième. Aussi bagarreur que le premier, la force en moins. Je le faisais plus rire que je ne l’inquiétais. Avec moi comme vaillant second, la féodalité fraternelle s’établissait bien.
Je m’imaginais souvent chevaucher aux côtés du grand roi d’Aragon, moi, Miguel, son plus fidèle chevalier. J’aurais, sans hésiter, chargé une armée de Sarrasins et jusqu’au puissant dragon pour m’attirer son regard et son estime. Quand j’y repense, je rêvais bien. J’ai l’impression que cela s’est perdu avec le temps. Ça et tant d’autres choses. Chez moi comme chez les autres. L’imaginaire d’aujourd’hui me paraît bien morne. Dieu, que je m’attriste des niaiseries que nous laissons aux générations futures. Tant de couleurs. Toutes sauf l’or et le rouge de notre drapeau. Tant de héros. Tous sauf ceux de notre illustre passé.
Je suis heureux d’avoir pu transmettre une partie de tout cela à mon petit frère, Juan. Et je l’étais plus encore à l’époque où je lui racontais, non sans quelques accrocs, les histoires que mon père me racontait avant lui. Il ne comprenait même pas mais il souriait et bavait lorsque j’agitais mon petit cavalier de bois devant lui. Il tendait ses petits bras potelés pour l’attraper. Il le préférait à tous ses hochets. À croire qu’aux âmes bien nées, le bon goût n’attend pas le nombre des années.
Je dus attendre mes sept ans pour enfin avoir une petite sœur. Isabel. Évidemment, Fernando l’adora aussitôt. Avec elle, point de claque mais d’innombrables câlins, point d’engueulades mais que des mots doux. À voix basse, Carlos et moi ricanions. Comment trouverait-il une femme, lui qui n’avait d’yeux que pour elle ? Peut-être l’épouserait-il pour simplifier les choses. Difficile de déterminer s’il se serait agi d’un hommage ou d’une offense à notre histoire. Sa transcription me paraissait plutôt fidèle ; nous avions le roi, la reine et nous, leurs courtisans, obséquieux de face, médisants de dos. Mes parents adoraient veiller sur cette petite cour qu’ils avaient créée avec tant d’amour.
Annotations
Versions