Chapitre III

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Devant mon enthousiasme débordant pour tous ces grands débats, qu’il m’arrivait parfois de réciter par cœur sans comprendre la moitié des tenants et aboutissants, Carlos me conduisit un jour à côté du grand chêne qui jouxtait le chemin menant à notre villa. Il avait, racontait-on dans la région, vécu la naissance et la décadence de Rome, d’Al-Andalous et, aujourd’hui, de l’Espagne. Son immense feuillage couvrait de son ombre les voyageurs accablés par la chaleur et il fendait par sa majesté les vastes et plats champs environnants. Tel un souverain solitaire, il régnait sur ce pays depuis des temps immémoriaux et nul héritier ne poussait à ses côtés puisque, de toute évidence, il mourrait bien après le dernier de ses sujets. À ses pieds, je comprenais les païens d’antan qui vénéraient la création plutôt que le Créateur.

Carlos me dévoila alors le plus grand secret que renfermait le vieil arbre. Caché sous une racine, à demi enterrée, une cassette nous attendait. On aurait cru un de ces trésors de pirates dont parlent les récits. À ceci près qu’il ne renfermait ni pièce d’or ni rubis, mais une quantité impressionnante de journaux ; tous ceux que notre père refusait de voir entre ses murs. La Vanguardia, Solidaridad Obrera, El Sol et, celui qui changerait ma vie à jamais, Arriba. Je sentais l’infini respect que mon frère éprouvait pour cette littérature. Chaque article qui l’avait marqué avait été découpé, travaillé au crayon et soigneusement plié pour économiser de la place. Une gazette est sans doute le seul objet qu’on honore en le maltraitant. On aurait cru les martyrs d’une bien curieuse religion, celle de l’intelligence. À l’image de Dieu avec ses fidèles, Carlos avait éprouvé le plus celles qu’il aimait le plus.

Je parcourais tous ces textes avec l’avidité du nouveau-né découvrant le lait. Je trouvais un intérêt dans chacun, même les plus éloignés de mes sensibilités. Je découvris un autre sens au mot socialisme, la réelle signification du communisme ainsi que les arguments derrière la démocratie et la république. Les papiers ne me convertirent pas mais ils m’apportèrent d’autres arguments pour expliquer le développement et la prospérité de ces idéologies que la folie, le Malin ou la haine, sempiternellement invoqués à la maison. L’abandon, le malheur et le dénuement expliquaient bien mieux les errances et fourvoiements de mes contemporains que leur prétendue bêtise. En réalité, un seul de ces titres mettaient véritablement des mots sur mes pensées, ou mes intuitions plutôt à cet instant : Arriba.

Rien ne manquait : une effervescence dans la prose, de l’allant dans la pensée, de la rigueur dans les raisonnements. On critique souvent la simplicité en rhétorique, généralement pour masquer sa propre bouillie d’idées incohérentes, régurgitées avec difficulté et maladresse. Pourtant, si l’on souscrit à la maxime « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément » alors elle revêt soudain les traits d’une qualité essentielle. Si la plupart des billets, qu’importe leur bord, s’avérait de plutôt haute tenue, je me souviens avoir lu quelques articles qui réalisaient l’exploit de bégayer à l’écrit. La qualité du fond ne dépassait jamais celle de la forme. Ainsi donc, grâce à la Providence, mes yeux se posèrent sur Arriba, et l’ampleur de la révélation ne peut être comparée qu’à celle que reçut saint Paul. J’avais l’impression de lire une sorte de Bible laïque, un ouvrage renfermant toutes les vérités d’ici-bas, au moins celles ayant trait à l’Espagne. Je pointais fièrement du doigt les meilleurs passages à Carlos comme si je les avais écrits moi-même. Je m’enorgueillissais de chaque saillie, de chaque bon mot, de chaque soufflet littéraire. Je ne comprenais pas comment, on pouvait parcourir ces lignes et ne pas y souscrire intégralement. Heureusement, Carlos me forçait à parcourir la concurrence pour tempérer mon ardeur et me confronter à d’autres sons de cloche. Cela m’énervait mais il avait raison. Pris dans mon élan, je n’avais pas remarqué que les pages les plus froissées et les plus abimées appartenaient au courant opposé : l’anarchisme.

Ma mémoire me jouerait-elle des tours ou sa clarté d’aujourd’hui surpasserait-elle mon regard de jadis ? Tandis que je repasse la bande de ma vie, je réalise bien des choses qui m’échappaient alors. Comme si, après avoir joué un film de l’intérieur, je le visionnai maintenant en tant que simple spectateur. À tête reposée, depuis mon salon, la plume à la main, je remarque tant d’éléments et m’explique de si nombreuses choses qui ne m’effleurèrent jamais l’esprit presqu’un siècle durant. Mon existence aurait-elle été différente si j’avais acquis cette froideur de vieillard distant plus tôt ? Sans doute. Mais j’aurai alors réfléchi ma vie plutôt que de la ressentir et, de cela, il n’était pas question. Le cerveau ne doit pas remplacer les tripes avant la retraite ; pour ceux qui ont la chance de l’atteindre. Alors et seulement alors, on peut se remémorer le passé avec surprise, s’étonner de ce qu’on a fait ou pas, de ce qu’on a vu ou pas et s’en réjouir. Cette projection intérieure s’avérerait bien morne si j’avais sans cesse agi de façon raisonnable et réfléchie. Quelle triste malédiction que celle qui pousse à sans cesse peser et soupeser le pour et le contre avant de bouger le petit doigt. Ôter sa spontanéité à la jeunesse revient à arracher ses cornes au taureau, à le priver de sa fougue et de sa noblesse. Heureusement, ce mal m’épargna.

Il m’épargna même si bien que moins d’un mois après avoir découvert leur journal, je décidai de m’engager dans la phalange. Pour mon père, il ne s’agissait là que d’une bande d’illuminés, d’hurluberlus un peu trop admiratifs de l’Italie et de l’Allemagne. En revanche, pour moi, ils incarnaient la voix de l’idéalisme et du renouveau. Ils conjuguaient l’amour du pays et de la tradition avec la volonté d’embrasser la modernité et les luttes sociales contemporaines. Ils s’inséraient parfaitement dans leur temps voire, à bien des égards, se trouvaient en avance sur celui-ci. Un jour, j’insistai donc pour accompagner mes parents à Cordoue. En règle générale, je rechignais à m’y rendre, le trajet était long et je préférais le grand air de la campagne à celui étriqué de la ville. Cependant, si je voulais voir de mes propres yeux ce mouvement que je ne connaissais qu’en lettres imprimées, je devais m’y rendre. Je trépignais d’impatience, comme si je me retrouvais sur le point de rencontrer un héros de roman, comme si don Quichotte en personne attendait au coin d’une rue que je daigne effectuer le déplacement.

À peine arrivés, je quittai ma famille et me précipitai à travers rues en quête de la section locale. Je savais où chercher. Peu nombreux mais tapageurs, ses membres défrayaient régulièrement la chronique. J’adorais lire les éditorialistes de gauche se plaindre de leurs rixes, s’offusquer de leurs frasques. Plus ils les critiquaient plus ils me devenaient sympathiques. Pour attirer la jeunesse, rien de mieux que de se mettre à dos la vieillesse bien en place. Une leçon intemporelle, je pense. Je me souviendrai toujours de ce drapeau rouge et noir, de ses flèches, de son aura au milieu de cette rue tranquille. Deux phalangistes en uniforme se tenaient en dessous occupés à jouer aux cartes. Je me précipitai vers eux sans savoir quoi dire. Le plus grand leva les yeux vers moi. Il devina ma curiosité et, d’un geste de la tête m’invita à rentrer. J’avais trouvé plus taiseux que mon père.

Je ressentis mon premier véritable instant de timidité. J’avais tellement idéalisé le lieu et ceux qui y résidaient que je me pris à hésiter. Franchir le pas me demanda un effort que je n’aurais jamais prédit. Je me sentais pauvre mortel face à l’Olympe, Miguel prêt à pénétrer l’antre des Achilles. Je restai pantois, un pied à moitié en l’air. Il fallut qu’une des sentinelles finisse par me jeter un coup d’œil moqueur pour enfin me décider à entrer. À ma grande déception, je n’y trouvai que des hommes. Un moustachu un peu rond dans un coin, un grand maigrelet qui parlait avec lui et un troisième compère dont je ne me rappelle rien. Ils avaient sorti les deux gars qui en imposaient le plus pour en faire vitrine. Moi qui croyais avoir eu à faire à la lie je réalisai qu’on m’avait servi la crème. Cette déception initiale faillit balayer tout mon enthousiasme. J’aurai pu devenir un de ces innombrables adolescents aigris, désabusés par la vie avant d’avoir vécu. Comme souvent à mon âge, mon salut ne vint pas des garçons mais d’une fille, une fille sur le point de devenir femme.

Elle devait avoir mon âge. Ses cheveux châtains à l’ombre devenaient blonds à la lumière. Ils retombaient sur de fines épaules qui soulignaient un visage d’ange ; du moins est-ce comme ça que je me les figure depuis. Ses yeux en amande dégageaient une bonté malicieuse, son petit nez en trompette lui conférait l’innocence des chérubins et ses pommettes enjolivaient un sourire qu’elle ne se lassait jamais d’afficher. Un instant, nos regards se croisèrent. En réalité, je n’en suis même pas sûr. Peut-être l’ai-je inventé pour me donner du courage. Dans la confusion de cette seconde inoubliable, le clair et le flou s’entremêlent. Je brode sans doute un peu et malgré moi une légende autour de ce merveilleux instant. En tout cas, une chose ne faisait aucun doute, j’étais amoureux. Aujourd’hui, je remercie le manque de charisme des autres occupants du local. Ils me donnèrent le courage d’aller lui parler. À côtés de physiques aussi banals, je conservais toutes mes chances.

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