Chapitre VIII

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— On veut s’engager ! hurlèrent en cœur Esteban et Sergio.

— Ah ! Ah ! Pourquoi faire ? Le pays est sous notre contrôle. Partez, d’ici quelques jours, l’Espagne sera en paix, enfin débarrassée de la pourriture qui la gangrène.

Je ne pensais pas que la naïveté atteignait les militaires. A posteriori, ses paroles sonnent faux. Comme si elles n’avaient jamais été prononcées. Et pourtant je m’en souviens. Comme si une fausse note s’était glissée dans un disque non rayé. Comme si on avait laissé une coquille sur un livre relié. Sur le moment, pourtant, moi aussi je le croyais. Il souriait, se mouvait torse bombé, respirait la confiance en lui et ne doutait pas davantage de ses dires que s’il m’avait assuré que, demain, le soleil se lèverait à nouveau. Je buvais ses paroles mais elles commencèrent à développer une saveur âcre dans ma bouche. Au fond, je me méfiais de ces militaires. N’étaient-ils pas le penchant droitier des crapules qu’ils projetaient de renverser ? Ne risquaient-ils pas d’instaurer un ordre tout entier dévoué à la croix et au drapeau mais aveugle et sourd aux misères matérielles ? La bêtise réactionnaire ne remplaceraient-elles pas simplement l’absurdité gauchiste ?

En ces instants de doute, à l’image d’un marin perdu sur l’océan, je me référai à l’unique boussole que je connaissais et respectais : Antonio Primo de Riveira. Que préconisait-il ? Il avait sans doute déjà analysé la situation, il avait accès à davantage d’informations et je jugeais ses capacités d’analyses bien supérieure aux miennes.

Depuis la prison où il croupissait, il avait continué à garder un œil sur le mouvement et les évènements. Sa hauteur de vue forçait le respect, mon respect à tout du moins. Il défendait une position que beaucoup lui reprochaient, surtout après son incarcération, mais qui relevait de la raison la plus intransigeante, loin des viles passions qui agitaient le reste du monde. L’injustice qui s’abattait sur lui ne l’avait pas transformé en bête imbécile et féroce avide de vengeance.

« Que tous nos camarades considèrent comme il est offensant pour la Phalange qu'on lui propose de prendre part comme comparse à un mouvement qui ne va pas conduire à implanter l'État national-syndicaliste, à entreprendre l'immense tâche de la reconstruction de la patrie esquissée dans nos 27 points, mais à restaurer une médiocrité bourgeoise, conservatrice... bordée, comme raillerie suprême, par l'accompagnement chorégraphique de nos chemises bleues. »

Ces mots m’avaient rassuré. Chez lui, contrairement à chez beaucoup, la haine des ennemis de l’Espagne ne l’avait pas emporté sur l’amour de sa patrie. La gauche se révélait aussi médiocre et criminelle que nous l’avions craint, cela ne signifiait pas pour autant que les molles élites de droite méritassent qu’on les gratifie d’une alliance, d’un pacte ou même de la plus infime marque de respect. Leur incompétence et leur corruption avaient mené à la situation que nous vivions. Ils étaient causes des conséquences qu’ils déploraient.

Hélas, cette position ne survécu pas aux évènements. Devant la fragmentation du pays et la déflagration dont nous percevions tout juste les premières étincelles, il se rangea du côté du moindre mal :
« Nous rompons aujourd'hui ouvertement avec les forces ennemies qui tiennent la patrie prisonnière. Notre rébellion est un acte de service pour la cause de l'Espagne. Travailleurs, agriculteurs, intellectuels, soldats, marins, gardiens de notre patrie : secouez votre résignation devant le tableau de son effondrement et venez avec nous pour une Espagne une, grande et libre. Que Dieu nous aide. ¡Arriba España! »

Contrairement à beaucoup, je ne me réjouis pas de cette déclaration. Je la prenais sans entrain. Elle ressemblait à un compromis et donc à une compromission, à un hideux travestissement de nos idéaux fait d’intransigeance et de radicalité. Finalement, on se rangerait du côté de la réaction, de ceux qu’hier encore nous conspuions. Heureusement, la république me convainquit sans délai du bien fondé de ce revirement.

Se sentant menacer, la peste rouge se dévoila au grand jour, dans les villes et les champs. Jamais je ne l’aurai soupçonnée si bien implantée, si puissante et si prompte au massacre. Officiers, curés, bonnes sœurs, bourgeois ou quiconque avait l’outrecuidance de posséder le moindre lopin de terre se retrouvait traqué et voué à la justice révolutionnaire, donc au trépas. Il suffisait aux meurtriers de se faire passer pour des alliés du prolétariat pour massacrer impunément. Il suffisait d’hurler « bourgeois » ou « fasciste » dans la rue pour condamner un homme à mort.

Hélas pour tous ces gens, le coup d’état qui devait apporter la paix et la prospérité avait échoué. La moitié du pays se retrouvait en proie à la terreur rouge, l’autre à la terreur blanche, chacune justifiant et amplifiant l’autre. Pour un prêtre châtré, dix syndicalistes abattus et cent phalangistes assassinés. Je remerciai le ciel de me trouver à Cordoue, à l’abris. Mais je craignais pour ma famille. Elle qui était restée à Espiel. Se pensant éloignée des troubles et des violences elle se retrouvait à leur merci. Là-bas, l’armée n’avait aucune emprise et il suffisait qu’un bataillon noir et rouge surgisse pour que mes parents, mes frères, et ma sœur ne finissent six pieds sous terre. Dans le meilleur des cas. Ces chiens ne se contentaient pas de tuer. Bien souvent, ils torturaient. Et ils s’en vantaient. Et ils osaient partager nos couleurs. J’aurai aimé que tout ceci ne soit que le fruit de la propagande. Pour le malheur de beaucoup, elle n’avait pas eu à beaucoup grossir le trait pour marquer les esprits.

Les quelques journaux qui subsistaient s’étaient transformé en œuvres d’épouvantes. Ils décrivaient le chaos qui sévissait dans les zones encore sous le joug gouvernemental. Aucune image n’était trop choquante, aucun mot trop extrême pour décrire les atrocités qui s’y produisaient. L’imagination s’occupaient du reste. Mieux encore que les correspondants. Dans mon cas, elle fonctionnait à plein régime. Je me figurais mes proches aux mains de ces monstres, de ces barbares. Lorsque deux sauvageries s’affrontent, chacun se range du côté de celle qui épargne les siens. De toute façon, j’avais fait mon deuil de la paix et de la vie. Puisque les espagnols devaient mourir, qu’au moins l’Espagne vive.

À reculons mais sans hésitation, je me rangeais aux côtés de l’armée. Lorsque l’état de siège fut décrété, que plus personne n’entrait ni ne sortait de la ville, je me portais volontaire pour porter le fusil. Je me disais que, faute de pouvoir les retrouver, je défendrai ceux que j’aimais d’ici. Nous attirerions en ce lieu la foudre républicaine épargnant au moins un peu les campagnes laissées à l’abandon. J’avais envoyé des lettres, je n’avais reçu aucune réponse.

Je priais, je priais comme jamais auparavant. Je regrettai de ne pas être parti quand j’en avais l’occasion, parti rejoindre mon cher papa et ma chère maman, ma tendre Julia, mon petit Juan et mon si brillant Carlos. Je voulais les serrer dans mes bras, les embrasser de tout mon cœur, m’assurer qu’ils allaient bien. J’avais laissé passer ma chance. La crainte couplée à mon impuissance me poussa aux portes du désespoir. Mais je n’étais pas impuissant ! Je pouvais agir ! Si on les avait violentés, je les vengerais, si on les avait épargnés, je les protégerais. J’en éprouve une certaine honte, mais ces considérations très personnelles supplantèrent largement mes idéaux et ma réflexion dans mon engagement. Les deux ne s’accordèrent que par accident. Je luttais pour ceux qui partageaient mon sang bien avant de lutter pour ma patrie.

Au moment de m’enrôler, je retrouvai le même sergent que j’avais croisé quelques jours auparavant. En moins détendu. Le regard alerte, il préparait levait des barricades et ordonnait qu’on stocke tout le grain en sous-sol de la caserne. Crispé, je me risquai à l’aborder.

— Quoi encore ?

— Je veux me battre ! répondis-je avec aplomb.

— Tsss… Va rejoindre tes camarades dans la cour juste derrière.

Il m’oublia aussitôt après, trop occupé hurler sur un subordonné qui, d’épuisement, avait lâché son sac de farine. Il lui décocha une claque à l’arrière du crâne, lui asséna quelques insultes en jargon militaire que je ne maitrisais pas encore et le força à reprendre son activité. Il dégageait une telle autorité que, sous son commandement, même les anarchistes auraient filé au pas.

Sans m’attarder davantage, je me dirigeai vers la petite place d’arme qu’il m’avait indiqué. J’y retrouvais sans surprise Sergio et Esteban, ainsi qu’Alfredo, Ricardo et Marco. Aucun ne manquait à l’appel. J’éprouvais une certaine gêne à être arrivé le dernier, à avoir tergiversé deux jours durant à trembler dans notre sous-sol comme un rat apeuré.

— Hé là ! Toi, t‘as quel âge ? m’interrogea un caporal suspicieux.

— Dix-huit ans ! rétorquai-je du tac au tac.

Ma détermination coupa nette l’envie de Fernando de me dénoncer. Il voulait me protéger mais il savait que dévoiler la vérité reviendrait à me poignarder. Tandis que les autres riaient, lui serrait les dents. Il allait laisser un ado risquer sa vie à ses côtés. Mais cet ado là refusait qu’on le traite autrement que comme un adulte. Il respecta ce choix. Aujourd’hui, je tiens à l’en remercier, d’où qu’il me regarde.

— Pas bien grands les jeunes de nos jours, lâcha le soldat.

Avait-il compris ? Je n’en suis toujours pas sûr. Au fond, je pense qu’il s’en moquait. Il voulait seulement pouvoir jouer la surprise si quelqu’un lui reprochait un jour mon embrigadement ? Mais qui aurait osé ? L’armée faisait feu de tout bois pour grossir ses rangs et aucun officier n’aurait pinaillé pour une recrue de plus de quinze ans. Il interrompit soudainement mes pensées :

— Maintenant rentre dans la file ! Bouge-toi le cul et t’as intérêt à marcher en rythme !

Jamais ces paroles ne quitteront mon esprit. Maintenant j’en souris mais, à l’époque, j’étais tétanisé. Ce grand maigrelet à la voix rauque avait la gueulante facile et chacune de ses colères provoquait en moi une vague de tremblement, qu’elle me soit adressée ou non. Entre lui et le sergent, nous étions servis.

Si un mot devait résumer ces semaines, il s’agit d’ennui. Le matin, on se levait tôt, on nettoyait les baraquements, puis on marchait au pas. L’après-midi, on entretenait nos carabines, on apprenait à la charger, et à la recharger, sans s’arrêter, pendant des heures. Le caporal nous criait dessus comme si nous avions tué son épouse lorsque nous ne parvenions pas à effectuer l’opération dans les temps. Chargement du magasin en quatre secondes, déchargement en une et démontage, nettoyage et remontage en cinq minutes. En deux semaines, je n’y parviens jamais. Personne n’y parvint. Le caporal s’en moquait. Pour nous encourager, il poussait les décibels pendant que nous opérions. Jamais rien ne me fut enfoncé dans le crâne avec plus de violence. Le pire, c’est qu’on ne faisait que ça. Charger, décharger, nettoyer ; charger, décharger, nettoyer. On manquait de munition, on ne pouvait pas se permettre d’en gâcher pour former les bleus. Je n’ai plus touché le Gewehr depuis des années et pourtant je pourrais le charger, décharger nettoyer les yeux fermés. Presque malgré moi. Mais toujours pas dans les temps impartis.

Nous ne nous servîmes réellement qu’une fois des pétoires qu’on nous avait fournies ; pour tirer deux cartouches. Pour s’habituer aux détonations qui frappent aux tympans et au recul qui cogne contre l’épaule. La première fois qu’on ouvre le feu, cela fait tout drôle. On a l’impression que l’arme nous en veut, qu’elle se rebiffe, qu’elle nous signifie que chaque pression de la détente aura un coût. Sur mes deux tirs, je ratais une fois la cible à trente mètres. Sergio la ratait deux fois. Meilleur aux poings qu’à distance. Jamais le caporal ne fulmina autant. Il s’empourpra de colère, s’arracha presque les cheveux et botta littéralement le cul du pauvre Sergio. Il reçut la serpillère comme seule équipement pour le reste de la formation. Qu’est-ce qu’on s’est moqué de lui ! Cela dit, son balai paraissait presque moderne comparé à nos antiquités. Quand je regardais notre vieux matériel datant du siècle dernier, je me disais que, finalement, nous aussi nous allions l’avoir, notre grande guerre. Notre der des ders comme ils l’appelaient de l’autre côté des Pyrénées.

Après ces exercices au fusil, on se tenait droit comme des piquets pendant le reste de la journée, jusque tard le soir, juste pour nous fatiguer avant qu’enfin on nous autorise à aller nous coucher. Dieu que c’était long et barbant. Lorsque les bruits des premiers combats interrompirent enfin les beuglements du caporal et qu’on nous ordonna de rejoindre nos positions en bordure de la ville, cela me réjouit presque. Le lointain son du canon caressait mes oreilles là où les ordres cassant de notre instructeur les froissaient sans cesse. J'imagine qu'il s'agissait là de la marque d'un bon entraînement. Je n’avais qu’une envie, enfin quitter cette caserne et en découdre !

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