Chapitre XI

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— Miguel !

— Fernando ? bredouillai-je.

La surprise me tétanisa. Je m’étais tant attendu à finir écroué que je ne sus pas accueillir la joie qui aurait dû inonder mon être. En fait, elle me prit tellement par surprise qu’elle se transforma presque en peur. Je ne savais plus si je devais me fier à mes sens ni quel sentiment éprouver. Je me retrouvais au carrefour du réel et de l’imaginaire. Le premier gratifiait mes yeux d’images qui ne correspondaient en rien avec l’état de tension qui accablait alors mon âme. Le décalage provoqua un malaise qu’aujourd’hui encore je ne parviens pas à expliquer. Il s’agissait du genre de situations dans lesquelles, par le truchement des insondables mystères du cerveau humain, le corps, le cœur et l’esprit se retrouvent en complet déphasage.

— Eh bien ? Tu as perdu ta langue ?

Je me surpris à le redécouvrir. Il s’était aminci depuis son départ pour le service militaire. Ses joues s’étaient creusées et son regard paraissait plus intense. Je le sentais épanoui.

— On m’a raconté que tu t’es bien battu ! Que tu as participé à la défense de la ville ! J’avais peur qu’à force de trainer dans tes journaux tu deviennes un de ces intellos avec tout dans la tête rien dans les couilles. Content que ça t’ait épargné !

Je sentis dans ces quelques mots une étrange tentative de me complimenter. Cela décrispa mon visage qui laissa ressortir un sourire.

— Il paraît que tu reviens de perm’ ! Comment vont les parents et les frères ? Comment va Isabel ?

Il les savait sains et saufs. À partir de là, j’aurai pu lui raconter n’importe quoi, la nouvelle ne pouvait guère s’avérer mauvaise. Il souriait d’avance des anecdotes banales mais au combien précieuses que je m’apprêtais à lui raconter.

— Allez pérorer dehors ! pesta le colonel.

Je ne l’avais même pas remarqué.

— Don Espiel ! Profitez de votre frère mais n’en oubliez pas votre devoir ! Je vous fais une fleur en acceptant votre demande, ne me le faite pas regretter !

— À vos ordres !

Il claque des talons, salua son supérieur puis, dans une démarche martiale, presque théâtrale, s’en alla avec moi à sa suite. Ce n’est qu’après être définitivement sortis que je parvins à balbutier quelques mots :

— De… de quelle faveur le colonel parlait-il ?

— Oh ! Tu retrouves ta langue ! Pas trop tôt ! Quand j’ai appris que tu te battais j’ai expressément demandé à diriger votre unité. Il faudra que tu me donnes du mon lieutenant d’ailleurs ! Je ne t’accorderai aucun traitement de faveur.

Il ne souriait plus. Son ton exprimait une profonde gravité. Cette mission, celle de me protéger, relevait d’une telle importance à ses yeux qu’il peinait à insuffler toute leur légèreté aux mots qu’il prononçait. Écrits, ils auraient eu l’air d’une plaisanterie, prononcés, ils relevaient du sermon. Il cherchait à paraître détaché mais, ce faisant, il renforçait l’appréhension qu’il couvait et me la transmettait. Pour la première fois depuis le début de la guerre, j’éprouvais de la peur à mon endroit, la peur de foudroyer mon frère de chagrin si je venais à mourir, qui plus est sous ses ordres. Je déglutis.

— Alors, on a la frousse ?

Il ignorait à quel point. Il ne réalisait pas que la même terreur qu’il ressentait à l’idée de me perdre m’étreignait avec deux fois plus d’intensité car, en plus de craindre pour lui, je craignais pour moi. Je savais que mon décès l’affligerait plus qu’une balle en plein front et je refusais de lui infliger pareil supplice. Fonceur et tête brûlée, il n’avait pas songé qu’à mes yeux sa vie valait plus que la mienne et qu’en cherchant à me protéger il me torturait. La perspective du décès, du sien comme du mien, devint une bille, un caillot, qui jamais, de toute la guerre, ne sortit de mon crâne. Elle tempéra sans cesse mes joies et aggrava mes craintes. Jamais je n’aurais imaginé les tourments que pouvaient apporter la transformation d’un frère de sang en frère d’arme.

Pourtant, quand j’y repense, je réalise que j’aurais sans doute agi comme lui à sa place. Si Juan avait dû combattre, jamais je n’aurai accepté qu’il assume ce risque loin de moi. La culpabilité eut été trop forte et j’aurais, sans hésiter, sans même y penser, sacrifié son insouciance pour m’en préserver. Qu’il se mette à craindre ma mort si cela m’épargnait d’avoir à endurer la sienne !

La prise en main de notre unité par Fernando s’avéra plus souple que je ne l’aurais cru. De toute façon, la corvée de hurler sur les hommes du rang a toujours écopé aux sergents et autres caporaux. Les nôtres savaient s’y prendre. Le front s’était calmé, l’encadrement pouvait s’exciter. Retour aux diatribes de la caserne, aux punitions collectives et à la surveillance constance. On finissait par regretter le sifflement des balles. Et mon ainé se contentait de nous épier et de me surveiller. Il veillait sur moi en train de suer haut et fort avec encore plus d’indifférence que notre ancien lieutenant. S’il voulait que je survive à la guerre, il devait s’assurer que je m’entraine consciencieusement. Sans doute insista-t-il pour nous pousser toujours plus loin dans nos retranchements. Plus on s’épuisait ici, plus on supporterait les combats à venir. Pour que nous survivions, nous devions souffrir. Le matin, on courrait, l’après-midi on courrait, le soir on courrait. Dormir et manger s’étaient transformés en luxes et, comme tout luxe, l’armée pouvait nous en priver à loisir.

À part Esteban, tout le monde rouspétait. Même Sergio ne le suivait pas son compère de toujours lorsqu’il prenait la défense de ses méthodes. Pour ma part je me taisais. J’en bavais mais je savais que notre salut en dépendait. Je voyais également, et sans doute étais-je le seul, que Fernando s’astreignait à une discipline identique à celle qu’il nous imposait. Il veillait plus tard, courrait toujours devant nous et ne trahissait jamais le moindre signe de fatigue. Il nous menait de l’avant, asseyait son autorité par l’exemple et instillait à la fois la crainte et le respect. Si nous n’avions pas partagé la même mère, j’aurai pu pleinement apprécier ses compétences de chef.

Heureusement, au milieu de ces tourmentes émotionnelles et physiques, se glissait quelque fois Maria. Pendant mes quartiers libres, les gars et moi retournions dans notre local, quelques bouteilles à la main. Là-bas, la belle et son amie nous attendaient. La tensions permanente et les continuels bombardements rendaient ces instants plus précieux que n’importe quel diamant. On ne profite jamais autant de l’existence que lorsque la mort peut frapper à chaque instant. L’inhibition elle-même tendait à céder face à ce déferlement de vie. Les sentiments que j’éprouvais s’en trouvèrent décuplés et, c’est triste mais hélas vrai, jamais je ne me serais tant amouraché en période de paix.

Nous dansions, nous chantions, nous riions comme des enfants, comme des fous, comme des soudards. Jamais je n’avais vu notre assemblée aussi heureuse. En réalité, nous nous rapprochions plutôt du suicidaire saisissant au vol les rares instant où ses idées noires ne le torturent pas. Ces moments où un bonheur fugace mais intense l’étreint, laissant dans l’incompréhension la plus totale ses camarades qui le retrouvent au bout d’une corde le lendemain. Mais qu’importe ; nous dansions, nous chantions, nous riions. Nous avions dégoté, au fond d’une maison détruite par les bombardements, un petit lecteur de disque accompagné de l’unique morceau qui en avait réchappé : la cinquième symphonie de Mozart. Nous l’écoutions et la réécoutions sans arrêt aucun et cela des heures durant. À force de l’entendre en boucle nous finîmes même par lui inventer des paroles qui devinrent le chant de notre compagnie. Des chorégraphies aussi, toutes plus farfelues les unes que les autres. Et nous dansions, nous chantions nous riions… Au cours d’une même soirée, nous passions rapidement de la redécouverte à l’ennui pour finalement atteindre une sorte de délire frénétique qui ne cessait qu’au lever du jour, lorsque l’ultime note de l’ultime itération s’éteignait pour laisser place au calme, seul ambiance à même de nous préparer à notre retour au front. Mais avant cela, nous chantions, nous dansions, nous riions…

La guerre excite les passions, toutes les passions, de l’amour à la haine, de la lâcheté à l’héroïsme et abat au passage les barrières qui nous empêcheraient de les assouvir. Ces sentiments valsent en notre for intérieur, se succèdent les uns aux autres, voire se superposent parfois et créent de ce fait un indescriptible tonnerre qui secoue et éprouve notre être jusqu’à l’effondrement total ou l’extase absolue.

Ce déchainement, je le ressentais souvent et il s’amplifiait au contact de Maria. Quand nous nous retrouvions tous ensemble, tôt ou tard, je me débrouillais pour passer du temps avec elle. Je parvenais à oublier la cacophonie ambiante pour la contempler, écouter le son de sa voix, sentir son parfum. De quoi me parlait-elle ? Je n’en garde aucun souvenir, seul ce tableau de tous les sens perdure en moi et parvient encore à me décrocher un sourire… et une larme.

Le conflit, quant à lui, comme relégué à l’arrière-plan de mon existence, progressait. Depuis Cordoue, j’appris la mort de Primo de Rivera. Lâchement assassiné par la république. Je sentis qu’avec lui sautait le dernier trait d’union entre les deux Espagnes. L’ultime espoir de voir l’or et le rouge se réconcilier venait de sombrer sous les balles de ce régime honni. Il n’avait pris aucune part dans le soulèvement mais, ne pouvant arrêter les coupables, les chantres du droit et de la légalité exécutèrent un innocent. Ils ne pouvaient pas se contenter d’être des traitres, il fallait en plus qu’ils soient idiots. Après ça, tous les phalangistes serrèrent les rangs avec les carlistes, les militaires et même les bourgeois.

D’Esteban à Alfredo, plus personne n’émit la moindre critique ni la moindre réserve envers le caudillo. Même Ricardo qui rouspétait à longueur de journée contre le « croisé des riches » se ravisa. « Plutôt la réaction que l’extinction » déclama-t-il pour justifier sa volte-face. « ¡ Arriba España ! » hurlâmes-nous tous en cœur en réponse. Ce crime devint le ciment qui souda tous les révoltés autour de Franco contre les rouges. Ces imbéciles ruinèrent tout espoir de victoire à leur profit et, pire, de réconciliation. Cette décision absurde n’avait fait que des perdants. Tant pis pour eux, ils récolteraient tôt ou tard le fruit de leur incurie. Aussi fanatiques et benêts que soient nos généraux, ils valaient mille fois mieux que la clique que nous affrontions.

Hélas, les combats promettaient de durer. Une mauvaise nouvelle n’arrivant jamais seule, après ce meurtre crapuleux vinrent la défaite de Madrid et l’enlisement. Les journaux et les discours de nos chefs avaient beau clamer l’inverse, nous avions subi notre Marne et la guerre ne se jouerait pas en semaines mais en années. J’en étais persuadé. Mon futur s’annonçait terne et ensanglanté tandis que, comme pour davantage assombrir ces sombres perspectives, Maria et Paula partirent. Je l’appris en plein milieu de l’été. Il faisait sûrement beau et pourtant je m’en souviens comme d’un jour pluvieux. Nous profitions de notre permission du mois pour nous détendre au local lorsqu’au cours de la soirée, Maria, un tantinet éméchée, vint me trouver. Son air guilleret et détendu l’avait quitté. Un sérieux que je ne lui connaissais pas imprégnait son regard et, pour la première fois je pense, elle plongea réellement ses pupilles dans les miennes. Cela m’effraya presque… Non, inutile de mentir ici, j’étais réellement terrifié comme seuls le sont les jeunes hommes lorsqu’une belle les contemple d’un peu trop près. Étrange sensation que cet inconfort mêlé de désir. Je sentais son souffle chaud près de moi et pourtant ce dernier me refroidissait, me tordait les entrailles comme un blizzard.

— Demain… Demain je vais partir, me murmura-t-elle comme à confesse. Je vais aider les hommes au front… Je n’en peux plus de te voir toi, mon frère et tous les autres risquer leur vie alors que je reste ici…

Je ne savais pas quoi éprouver aussi l’idée même d’émettre une réponse ou un simple commentaire ne m’effleura-t-elle pas.

— S’il te plaît… ne meurt pas... ne m’oublie pas... et écris-moi ! conclut-elle avant de me décocher un maladroit baiser du bout des lèvres.

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