Chapitre XXVII
« À vos postes ! » tonna mon frère.
Heureusement que je connaissais sa voix, sans quoi je ne l’aurais pas entendu au milieu du vacarme. En même temps, avions-nous vraiment besoin de cet ordre pour nous mettre en branle ? Sous les geysers de feu et de neige qui nous entouraient, nous rampâmes jusqu’à nos positions et attendîmes la fin de la tempête. Sergio traîna par le col son érudit compagnon sur les derniers mètres, tant ses jambes tremblotantes peinaient à le mouvoir. Pour autant, il ne se défila pas. Ses sens sursollicités lui hurlaient de reculer ou de s’arrêter, mais sa volonté le faisait malgré tout avancer. Avec notre aide, il rejoint à son tour son abri.
Les bolchéviques ne tiraient pas bien. Leur barrage assourdissait plus qu’il ne blessait. Puis, le torrent cessa. Soudain, nous entendîmes raisonner au loin des cris et, sortant du sol, des flots de soldats se ruèrent sur nous par vagues entières, avec pour seule protection leur poitrine. Devant eux, les guidant jusqu’au trépas, flottait le drapeau rouge des soviets. Nous les fauchâmes par rafales. La marée était si dense qu’il me paraissait impossible de manquer son coup. Je tirais, je rechargeais, et je tirais à nouveau. Ces gens attaquaient comme ils défilaient. Ce n’est qu’après coup que je réalisais l’absurdité de la chose. Sur le moment, je ne pensais pas, je tuais. J’assistais à une parodie de bataille, à un spectacle grotesque dans lequel les figurant trépassaient par dizaines chaque seconde, au rythme des mitrailleuses. Et le spectacle ne se clôtura pas le soir tombé, ni la semaine qui suivit, ni le mois d’après.
Pendant les quelques heures de Soleil quotidiennes que l’hiver quasi scandinave nous accordait chaque jour, les hordes rouges venaient inlassablement s’empaler sur nos défenses. Ils piétinaient sans vergogne leurs camarades tombés la veille et succombaient à leur tour, servant alors de tapis rouge pour les stupides assauts de leurs tristes successeurs. Et pourtant, en dépit, de leur insanité, les russes nous faisaient souffrir. Tantôt un malchanceux prenait un éclat d’obus, tantôt un autre recevait une balle dans l’épaule. Grâce à dieux, ces malheurs nous épargnèrent, Sergio, Felipe et moi, et bien sûr Fernando. Je ne le regardais pas vraiment. Moi, je n’avais que mon petit groupe à diriger tandis que lui commandait à toute la section. Je l’imagine sans mal bondir de tranché en tranché, secouant ceux qui faiblissent, rectifiant l’orientation d’une arme ou haranguant un caporal épuisé. Étonnamment, il ne vint jamais m’assister. Était-ce parce que je me comportais correctement, ou bien parce que voir son petit frère au milieu d’un tel massacre le dérangeait ? Un peu des deux, sans doute. En tout cas, je tenais bon et notre front ne fut pas percé.
Il n’en allait pas de même dans d’autres secteurs visiblement, puisque début décembre, on nous ordonna de refranchir la Volkhov. Plus au Nord, la ligne craquait. L’espoir de pouvoir un peu souffler contrebalançait déception d’abandonner un terrain si hardiment défendu. Nous nous leurrions ! L’ennemi ne se contenta pas de ce petit succès et poussa son avantage sur l’autre rive. Encore et toujours nous repoussions les monceaux de chair qu’on jetait sous nos mortiers et fusils. Ce fut une année sans Noël. L’intensité des affrontements ne baissa qu’en début d’année. Enfin, Les russes nous gratifiaient d’un peu de repos. Juste retour des choses ; grâce à nous, combien d’entre eux en jouissaient désormais pour toujours ?
Après presque trois mois, je revis poindre un sourire sur le visage de Felipe. Sergio et moi avions fini par nous habituer à son air contrit et à son front plissé.
— J’espère que tu vas nous rédiger un poème épique, le scribouillard ! chambra mon vieux comparse.
— Comique, puisque tu seras dedans !
La rebuffade m’arracha un petit rire. Pour la première fois, Felipe répliquait. Il avait gagné en assurance. Même Sergio lui accorda cette petite victoire en lui décochant une tape dans le dos. Notre écrivaillon avait grandi.
— Maîtrise la répartie aussi bien que ton flingue et on rediscutera, lâcha tout de même le grand gaillard.
Il s’agissait d’un aimable semi compliment. Felipe s’en contenta. À sa suite, je partis profiter d’un sommeil bien mérité. Il n’existe pas sensation plus agréable que de dormir après tant d’épreuves. Les muscles se détendent, l’esprit s’apaise, les paupières tombent sans résistance pour la première fois depuis longtemps et l’on sombre dans des ténèbres chaudes et douces. L’on s’abandonne au néant qui nous reçoit en son sein et nous berce pour chaque douleur endurée. Le Valhalla n’est point un banquet permanent mais cette éternelle étreinte languissante accordée à celui qui a éprouvé son corps au point de le détruire. Étant encore de ce monde, cette inconsciente ataraxie prit hélas fin. Enfin, hélas, le terme est sans doute trop fort, car mon être avait tellement subi de pression qu’à mon réveil, je me trouvais ragaillardi et à nouveau amoureux de la vie. J’avais quitté le paradis des assoupis pour celui des éveillés et cela me fit du bien de le retrouver enfin.
J’aimais ressasser, avec Sergio et Felipe, nos hauts faits de la bataille. Ils prenaient des proportions grandioses, dans nos bouches, nous n’incarnions plus des fantassins, mais des chevaliers. Nous représentions en croisés des temps passés, tirant sans cesse à l’arbalète et donc chaque carreau piquait immanquablement un cœur. Nous avions tenu, tels les spartiates aux Thermopyles et avions repoussé les légions infernales dans leur antre. Enfin, il s’agissait là de la version que Felipe et moi avions finement brodée. Sergio, lui, se contentait de rabâcher qu’il « les avait bien toutes massacrées, ces vermines ! »
Je préférais la vision romanesque de l’étudiant que la brûle-pourpoint du benêt. Et puis, j’avais un autre type de littérature qui m’attendait, épistolaire cette fois. Paula avait fini par digérer mon brusque départ et avait consenti à m’écrire. Sous la mitraille, je n’avais pas vraiment pris le temps, ni souhaité d’ailleurs, de jeter un œil sur ses mots. Le calme revenu, mon frère me visitait chaque soir pour que j’honore mes devoirs d’époux et que je daigne m’enquérir de ma femme et répondre à ses missives.
« Si demain tu ne lui as rien envoyé, je te colle une trempe devant toute la section. »
Il ne plaisantait pas. Je me retrouvais dix ans en arrière, à l’école, à faire mes devoirs. Cependant, aussi éloigné d’elle, je dois bien admettre qu’elle me manquait un peu. Du moins le croyais-je. EN réalité, c’était davantage le mal du pays que je ressentais. Le soleil pour commencer, la chaleur, les champs, l’église, le village, les paysans, les orangers, la maison… Paula avait beau n’être qu’un élément parmi tous ceux-là, elle n’en conservait pas moins une place particulière, un peu comme une contrebasse dans un orchestre, éternelle accompagnatrice de mes jours.
Je la redécouvris donc, à l’aune de sa prose.
« Mon cher Miguel,
J’espère te trouver en vie. Mon cœur doit s’avérer plus tendre le tien car non seulement je m’inquiète à m’en ronger les ongles, mais en plus la simple idée de te perdre me fait tout te passer. Je prie sans cesse pour toi, je guette chaque information qui pourrait me renseigner à ton sujet et rêve de pouvoir te caresser à nouveau. J’espère que tu ne regrettes pas ton choix, je ne pense pas, mais sache que tant que tu rentres vivant, qu’importe la manière, je t’accueillerai à bras ouvert. Il n’y a que ta mort que je ne te pardonnerai pas.
Ici, tout le monde ne parle que de toi. Même Pablo et Pedro me questionnent à ton sujet. Eux aussi en viennent à oublier ta froideur à leur égard. Il suffit que tu t’en ailles pour que seuls les bons souvenirs ressurgissent. « On aura bientôt un héros à Espiel ! » braillent-ils sans cesse. Et je ne parle même pas de tes parents, de ta mère si apeurée et de ton père qui ne s’effondre pas seulement car il doit la soutenir. Le papier viendrait à manquer. Tu vois, tout le monde pense à toi, je dirais même ne pense qu’à toi.
Alors je t’en prie, non, je t’en supplie, ne prends pas de risques inconsidérés, tu n’as nul besoin de prouver ton courage, et rentre à la maison.
Avec tout mon amour,
Ta Paula. »
Ce style féminin, plein de compassion et d’inquiétude me toucha. Si aucune passion ne naquit de sa plume, je ressentis un lien se créer entre nous, plus fort qu’il ne l’avait jamais été et, à défaut de l’aimer, je me mis à l’apprécier. Je ressentis également une fierté mal placée. Je m’enorgueillissais de l’enthousiasme que je suscitais là-bas et je ne culpabilisais même pas. Les tares de la jeunesse m’habitaient encore. Loin de me donner envie de rentrer, cette supplique, car c’est ainsi que je la considérais, me confortait. Je reviendrais adulé ou je ne reviendrais pas.
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