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On vint me chercher, me faire asseoir, les mains liées. Quand on m’ôta le capuchon, je fus agressé par la lumière que je n’avais pas vue depuis une éternité. Pourtant la salle était dans la pénombre. Je réussis à voir que j’étais au milieu d’une assemblée, tous masqués. En tournant la tête, je reconnus Armand. Nous échangeâmes un petit sourire, sachant ce que l’autre avait enduré. L’absence de Lucas ne m’apparut pas.
— Votre préparation est presque terminée. Nous viendrons bientôt vous chercher pour l’épreuve ultime. Votre troisième compagnon a abandonné. Vous pouvez aussi vous arrêter maintenant.
Un silence avant de reprendre.
— Vos amis ici présents, qui vous ont accompagnés durant cette préparation, vous félicitent pour votre réussite. Vous êtes prêts. Vous savez ce que vous risquez. Ils ont tenu à venir chacun vous remercier et vous dire au revoir ou adieu.
— Détachez-les ! Vous êtes libres. Maintenant, faites vos adieux.
Le défilé commença. Une poignée de main, une caresse, une tape, un mot gentil ou d’encouragement. Chacun exprimait son admiration, sans que nous puissions savoir qui nous les prodiguait. Ils étaient tous nus, comme nous, dans une fraternité de souffrance. Dans les derniers, je vis un sexe dressé, pris dans une touffe rouge renaissante. À cette vue, un sanglot me monta.
Il se pencha et m’embrassa longuement. Je retrouvais un goût adoré. Soudain, je craquai.
— Non, je veux rester avec toi. Ne me quitte pas !
Il me repoussa avec hargne sur ma chaise. La cagoule retomba. Des mains me maintenaient fortement. Je me débattis, avant de me laisser dominer.
Les derniers passèrent.
Une voix me demanda :
— Nic, veux-tu arrêter, partir ?
J’eus une hésitation. Mon amour venait de me repousser. Si j’abandonnais, il ne me reprendrait pas. Je me sentais prêt. Si je survivais, peut-être me reprendrait-il.
— Je continue !
— Tu as eu un moment de faiblesse. On va prolonger l’entraînement de quelques jours.
C’était inutile, mais je ne pouvais rien dire.
Les épreuves reprirent, mollement. Le jour approchait. Je restais de longs moments dans ma cellule, en recueillement.
Quand ils entrèrent sans frapper, mon cœur s’accéléra. C’était le début. Ils n’étaient pas masqués, le visage grave, esquissant un sourire. La cagoule resta sur le lit. Je devais voir. Quelqu’un me glissa trois gélules dans la bouche.
— Avale ça ! Tu vas en avoir besoin.
Je déglutis.
Je découvrais cette bâtisse. Nous pénétrâmes dans ce qui avait dû être une salle de réception. Tout le monde était présent, à me saluer chaleureusement. J’étais heureux. Puis le groupe s’écarta, me laissant voir la nature de l’épreuve suprême. J’eus un défaillement. Tout, sauf ça ! Je reculais d’un pas. Nul ne me retint. Il fallait que j’accepte. Ne pas me retenir était me laisser libre. Un piège. Je désirai tellement aller jusqu’au bout. J’étais prêt. Mais pas comme ça !
Ce n’est plus mon esprit qui agissait. J’avais été brisé, en préparation de ce moment. J’avançais donc, dans un silence religieux. Tous me regardaient. Je cherchais des yeux bleus. Leur absence me blessa.
Je m’allongeai sur la croix. De larges liens en cuir m’attachèrent bras et jambes. Mon cœur battait à se rompre.
Ils commencèrent par m’attacher les pieds avec une grosse corde râpeuse. Mes pieds rencontraient un petit marchepied. Je vis alors l’horreur approcher. Un homme tenait deux énormes clous en inox. Il s’agenouilla à côté de moi.
— Ne t’en fais pas. C’est plus impressionnant que ça en a l’air. Ça va aller. C’est quand on redressera que tu sentiras vraiment. Je t’ai donné des opioïdes. Cela va monter doucement, tu devrais supporter. On y va ?
— Oui.
— Je te surveillerais en permanence. Je te décroche au moindre signe.
Il m’interroge des yeux, la pointe posée sur mon poignet.
— Oui. Je suis prêt.
Il tape doucement. Je sens ma peau se déchirer. Ce n’est pas si douloureux que cela. Je sens mon bras traversé. Le clou arrive au bois. Il tape plus fort, le bruit résonne dans le bois, dans mon corps, dans mon bras. Étrange sensation. Je suis en train d’être cloué en croix !
Il termine. La tête du clou pèse sur mon poignet.
— On laisse les liens en cuir pour que ton poignet ne se déchire pas. Ça va ?
— Oui !
Je n’ose pas bouger mon bras cloué. J’ai peur de déclencher une douleur.
L’autre bras. La même sensation. Les deux bras cloués, je me sens étrangement bien, je souris. Les spectateurs montrent de la stupéfaction, de l’angoisse. Ils voulaient voir, mais pour certains, c’était déjà de trop.
— On va attendre Armand. Il arrive. Tu me dis si ça ne va pas.
Comme moi, Armand est accueilli sous les bravos et les encouragements. La foule s’écarte. Je le vois me regardant, fixant l’autre croix, celle qui l’attend. Il recule, crie.
— Non, non, non.
Puis il disparait. Je serai donc seul.
— Nous allons te transporter dehors. Cela va balloter et commencer à être douloureux. Laisse venir, habitue-toi à cette sensation. Cela va t’aider.
Ils sont six à me soulever et à me hisser sur leurs épaules. Je sens le poids de mon corps sur les clous, me lançant de grandes flambées de douleur. Ils font pourtant attention, marchent au pas, doucement.
Nous sortons. C’est le soir. Le soleil est déjà bas. J’ai froid. Ils avancent sur une cinquantaine de mètres. Ceux de devant se baissent. Je sens la croix glisser. Un choc. Elle a dû atteindre le fond du trou. La douleur est de plus en plus vive. Il dresse la croix, déclenchant une souffrance abominable. Mon poids repose maintenant sur ces deux clous, malgré le marchepied et les liens de cuir. Je hurle. Plus rien ne bouge. La douleur s’atténue un peu. Je suis obligé de m’appuyer sur mes poignets pour respirer. Souffrir ou ne pas respirer. Mon corps décide de respirer.
— Ça va ? Je suis là. C’est le moment le plus dur. Puis tu vas entrer dans une sorte de transe, ton cerveau va être submergé d’endorphine. Avec les opioïdes, tu vas tenir. Courage.
Effectivement, je me sens glissé dans un état second. La douleur s’estompe. Je peux regarder autour de moi. Je l’aperçois au dernier rang. Son regard n’exprime rien. William, ne m’abandonne pas ! Viens me soutenir. C’est aussi pour toi que je suis là.
Paul s’approche. Mes pieds sont légèrement au-dessus du sol. Il me tend un mouchoir, m’essuie le visage. Je dégouline de sueur malgré la fraicheur.
— J’ai soif !
On me tend un verre avec une paille. Paul reste à mes côtés, le regard chargé de compassion.
La nuit est tombée. J’alterne entre évanouissements et conscience. De temps en temps, je sens un stéthoscope sur ma poitrine. J’ai froid. Je suis pris de tremblements qui déclenchent des douleurs insupportables. Je replonge. Un petit groupe reste en permanence.
Je vois le ciel commencé à s’éclaircir. J’entends :
— C’est bon. Descendons-le doucement.
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