L'automne, montent les feuilles
Je claque enfin une porte entre moi et le monde.
Tous désagréables, inquiets, nerveux, gueules jusque par terre. J'ai eu ma dose, merci bien. Qu'ils restent dans leurs rues, leurs voitures, leurs écoles, leurs magasins, leurs préoccupations, leurs vies...
À présent le calme. Le silence, loin des turpitudes qui grattent encore les murs, devenues simple bourdonnement derrière la fenêtre.
Commence l'errance suscitée par la liberté d'une matinée qui me semble offerte. Le vide me murmure pourtant que j'ai du travail.
Dans la cuisine, Le café m'appelle, comme toujours. Et comme toujours, fidèle, je lui réponds et m'y plonge. Son âcreté me parle et semble répondre à celle du monde. S'insinue sa saveur dans mes veines. J'ai tendance à croire que son effet est direct, même si on me dit que c'est impossible. Pour moi c'est vrai. L'énergie fuse.
J'erre encore un peu. M'avance vers la Tv, m'éloignant de mes devoirs, en les repoussant comment on repousse la marée montante. On peut y croire, mais elle finira toujours par avancer, inonder nos pieds, lentement, jusqu'au cou. Alors autant commencer avant la noyade.
Je m'installe, ronronne l'ordinateur pendant que sa lumière perce l'ambiance automnale. La machine m'interpelle : l'anti-virus me réclame une mise à jour, je l'envoie bouler. Le système d'exploitation, avide de croissance, aboie aussi pour la sienne, il peut toujours courir. Ma boite mail est un nid d'oiseaux piaillant « achète, mange, prends, lis, fais ceci, fais cela, j't’arnaque par-ci, j't'entube par-là », merci mais j'préfère les laisser crever sans les nourrir.
Le traitement de texte, lui, se prélasse et ne m'attend pas, ni ne m'appelle. Pas besoin de réclamer quoi que ce soit, il sait que j'ai besoin de lui, que je vais l'alimenter de mes pauvres mots. Il s'en contre-fiche.
Je dévoile sa peau blanche. Me mets à la pianoter de mes lettres.
« Je claquais enfin une porte entre moi et le monde.
Tous désagréables, inquiets, nerveux, gueules jusque par terre. J’ai eu ma dose, merci bien. Qu’ils restent dans leurs rues, leurs voitures, leurs écoles, leurs magasins, leurs préoccupations, leurs vies… »
Oh et puis merde. De toute façon qui ça intéresse ?
La fenêtre m’évoque soudain un écran bien plus accueillant. Mon début de texte m’a dégouté assez subtilement pour que j’en dévie pour retrouver la luminosité naturelle.
Mais quelle luminosité ? Cette lueur grise, blafarde, qui m’a tout de suite forcé à allumer toutes les lumières pour l’éloigner ? Quelle nature ? Celle, moribonde, qui laisse ses arbres lentement perdre leur feuillage roussissant pour annoncer leur mort certaine ?
Allez, cesse. Courage, tonus, espoir. Ton café, ta drogue, te rappelle que c’est faux. En bas, les racines vivent, les branches nues sont une promesse de renouveau.
Quel renouveau ? Le printemps ? Pff…
Une pluie oblique attaque les feuilles tenaces, si elle n’a pas raison d’elles, ce sera le vent.
En bas de ces plantes mornes marchent ceux que j’ai abandonnés. Leurs parapluies dansent. Une populace ternie arpente les rues grises, empressée d’échapper aux gouttes. Ils ne veulent pas se mouiller.
La ville, l’automne, perd son entrain. Les maisons aux façades ruisselantes semblent pleurer. Les immeubles dans le lointain sont des fantômes perdus au fond des brumes.
Il ne faut peut-être pas écrire aujourd’hui. L’humeur n’y est pas.
Je reste suspendu devant la fenêtre, avalant ce décor sans substance, ravalant celui-ci de souvenirs, mais rien n’y fait. L’ennui s’y colle.
Le malaise s’insinue. Il cherche en moi. Je le combats d’une idée. Simple : il suffirait que quelque chose se passe ! Que l’automne se perce, qu’une main céleste s’abatte, que des êtres infinis apparaissent, que se brouille le temps, que les perspectives changent.
Au loin, là où errent les buildings, on dirait que des formes escaladent le ciel et que les filets de pluie se brouillent. Je ne distingue pas bien ce qui monte.
Ce n’est pas petit.
Cela semble impossible, mais ce sont… des voitures, des bus, des camions, même des gens accompagnés de leurs bicyclettes qui filent vers le haut.
Le ciel les aspire.
Je me redresse, mes mains s’accrochent fiévreusement à l’appui de la fenêtre.
Les toits des maisons sont arrachés, leurs tuiles transpercent inexorablement les nuages, mille objets de toutes tailles se mettent à traverser les airs. Bientôt ce sont les habitations elles-mêmes qui se détachent et filent vers les nues, tandis que des cris commencent à percuter ma vitre. L’aspiration céleste se rapproche.
Dans ma rue, les feuilles descendantes deviennent ascendantes. Les véhicules qui trayaient juste avant les flaques partent au ciel avec leurs éclaboussures. Les gens tombent vers le haut et essayent dans un dernier mouvement désespéré d’attraper quelque chose, n’importe quoi, avant de sombrer dans les hauteurs.
Le phénomène approche à toute vitesse !
Je dois attraper quelque chose !
Je saisis mon bureau, mais rien ne l’accroche au sol, bien sûr, et nous quittons ensemble le plancher. Un court instant, il me semble que nous avons flotté. Et puis tout ce qui faisait assise — le sol sous mes pieds, mes orteils enfoncés dans le tapis, la pesanteur de mon corps sur le monde — se rompt, disparait, me laisse orphelin de terre. Moi, le bureau, la pièce entière percutons le plafond de plein fouet.
Mes lambris d’un autre âge peinent à nous accueillir, les meubles s’étalent autour de moi, mais m’évitent fort heureusement. Seule une chaise percute ma jambe, mais je ne me soucie pas de la douleur légère. De mon coin de plafond devenu plancher, j'aperçois le reste du monde tomber au ciel, inexorablement.
Je me redresse, sans quitter le cadre des yeux. Des pans entiers de sol, de route, de béton accompagnent les objets qui peuplent d’ordinaire les rues. Défilent des pavés, parcmètres, boites aux lettres, lampadaires, panneaux de signalisation. Je vois même des arbres qui lentement se détachent, leurs racines sont comme autant de filaments se rompant un à un. Une pauvre femme s’y tient accrochée, promise à rejoindre les véhicules et les gens déjà tombés.
À l’autre bout de la rue, les maisons commencent elles aussi à se décrocher !
Une terrifiante vibration secoue alors mes murs. L’ensemble de l’immeuble vient de descendre de quelques centimètres.
Il faut retrouver la terre, monter ! vite !
Je laisse la fenêtre et ses augures paralysants pour filer vers la porte de mon appartement, elle est perchée à un bon mètre au-dessus du plafond devenu sol. Quelle idée de toujours la fermer à clé !
Je m’emploie à trouver n’importe quoi pour faire escabeau. C’est une chaise échouée qui apparait en premier. Vite fait, je la place et atteins la serrure pour la déverrouiller — d’un coup l’immeuble descend à nouveau ! Je dois me magner !
J’atteins enfin le couloir après le franchissement de ma porte d’entrée. Les perspectives ont tellement changé, c’est à s’y perdre. Par réflexe je me dirige vers le bas pour atteindre la cave, mais en réalité je suis en train de monter vers le toit en essayant de descendre.
Je m’arrête de justesse devant un escalier qui n’en est pas un, mais juste le plafonnage en plâtre qui habille la cage — celle que la proprio avait enfin rénovée après trois ans de plaintes — et qui ne ressemble plus à rien, percée de partout.
En bas, l’étage du dessus, git le corps de ma voisine du premier, probablement tombé du rez-de-chaussée jusqu’au troisième. L’horreur m’électrise, je repars vers le haut qui est le bas.
J’escalade la cage comme je peux, allant jusqu’à percer les plaques de plâtre avec ce que je trouve. J’atteins enfin le premier étage quand soudain le plan commence à basculer à l’oblique. Je vais pas y arriver.
L’idée de tomber me terrifie à tel point que je continue. L’inclinaison m’aide à monter plus vite et j’atteins la base de l’immeuble.
« Aidez-nous » clament des voix au rez-de-chaussée. Mais j’ai pas le temps. Je vois la porte de la cave, et les exhorte à y aller, me suivre !
Je n’ai pas le temps d’entendre leur réponse qu’un craquement assourdissant perce la trame du monde.
Tout l’immeuble se décroche autour de moi, le ciel et sa lumière éclatent en tous sens, le vent s’engouffre avec fureur dans la déchirure. Ma maison, ma vie, tout vient de disparaitre.
À l’air libre, perdu au-dessus du vide, je me tiens sur quelques pauvres planches résiduelles, fixées à une poutre courageuse, seule cause à ma survie.
Et déjà celle-ci tangue.
Alentour, plus rien ne reste, aucune possibilité, aucune échappatoire. Même l’entrée de la cave vient de tomber, laissant un trou béant, inatteignable.
Le monde est devenu en quelques instants un gigantesque désert renversé, peuplé çà et là par quelques rares constructions en sursit.
Des tremblements furieux arrachent d’énormes parcelles de terre et de roches comme si la planète vomissait sa matière.
Pourtant le terrain où je me trouve semble tenir, y compris ma pauvre poutre fatiguée.
Quand le cataclysme se calme enfin, que plus rien ne tombe, c’est un calme de mort qui s’installe.
Je regarde l’ensemble.
Les poussières qui ont gonflé l’atmosphère ont fini de disparaitre également au fond de cieux, laissant un espace dégagé, à perte de vue.
Sous mes pieds brille le soleil automnal. Le monde y est tombé.
Après quelques heures, l’espoir m’a quitté. La poutre ne va pas tenir plus longtemps. Moi non plus. Je n’espère plus aucun secours. Il me semble d’ailleurs impossible, qui pourrait m’aider ?
C’est la fin.
Lentement, la poutre se craquelle, je décide de la quitter avant qu’elle ne me lâche.
Je respire amplement. Puis me lance.
Et claque pour une dernière fois une porte entre moi et ce monde.
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