Un jour sans thé est un jour sans joie (proverbe chinois)
Cela faisait une heure que Léto gribouillait dans son carnet de notes. Habituellement, trouver des mots n’était pas un exercice difficile. Poser des termes sur les émotions et les ressentis et les expliquer était son métier. “Je suis en colère”, ou “je suis triste”. Des phrases simples et courtes d’une puissance indescriptible naissaient sur les pages de son cahier tous les soirs depuis plusieurs années déjà. Ce soir pourtant, c’était différent.
Son entretien avec sa première patiente l’avait bouleversé. Il s’était pourtant terminé depuis des heures déjà, mais elle n’arrivait pas à se sortir les paroles de Mme Lechanal de la tête. Elle avait eu du mal à ne pas perdre son objectivité. On n’avait pas cessé de la mettre en garde pourtant. Attention, ne pas empathiser de manière trop forte avec le patient. Être assez proche pour le comprendre, mais assez distant pour ne pas s’ impliquer émotionnellement. Mais que faire quand on a vécu la même chose ? Quand l’empathie laisse place à l’identification ? La sensation de cage lui était familière, à elle aussi. Mais la sienne n’était pas dorée. Elle avait eu un nom.
Léto lâcha un énième soupir. Quand est-ce que cette lourdeur sur sa poitrine s’en irait ? Quand est-ce qu’elle cessera de lui rappeler qu’on ne se débarrasse pas totalement des fantômes du passé ? De Son fantôme. Elle aurait voulu lui supplier de la laisser tranquille. De mettre un terme à la torture qu’il lui imposait depuis 3 ans. Mais même après tout ça il ne voulait pas se résoudre à disparaître pour de bon. Il était trop cruel.
Les dessins dans son cahier ne mèneraient à rien, elle le savait. Léto n’avait jamais été une partisane du test de Rorschach, elle lui reprochait d’être un tour de charlatan. Lasse, elle abandonna son pouf favori au profit de la baie vitrée.
Le soleil avait quitté son hémisphère depuis plusieurs heures. Bien qu’elle fût tombée noire, la nuit brillait. Du septième étage de l’immeuble, la jeune femme pouvait contempler une colonie de lucioles artificielles flottant au-dessus du sol. Elle aperçut le centre-ville et son centre commercial, et les lotissement de pavillons. Ils formaient un groupement de billes d’or plus lâche. Elle reconnut le parc municipal dans la tache noire maculant le tissu de lumière. Mais ce spectacle n'appaisa pas le concert de voix dans sa tête, et la douleur dans sa poitrine ne voulut pas la quitter. L’océan de souvenirs qu’elle avait réussi jusque-là à refouler brisa la digue de sa volonté. Des vagues d’émotions la submergèrent. La meilleure chose à faire pendant une noyade c’est de se laisser porter.
Son cœur dériva toute la nuit.
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