Bras de fer

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Léto n'était arrivée que depuis deux heures, mais elle pouvait déjà sentir toute son énergie la quitter. Supporter des discussions interminables empoisonnées de sarcasme et de passivité-agressivité lui devenait de moins en moins possible. Le sanctuaire de la table ronde ayant été profané par la visite de ses oncles, il était impératif qu'elle en trouve un nouveau. La salle d'eau.

Le regard de Léto se perdait sur les quatre murs de la pièce. Une mosaïque composée de morceaux de miroir brisé recouvrait le carrelage bleu dans son entièreté. Plus jeune, elle s'était amusée à inventer un monde parallèle. Chaque reflet était un portail vers une autre dimension. Bien sûr, traverser les morceaux de miroir s'était avéré être un échec cuisant. La faute aux interférences interdimensionnelles, sans doute. Aujourd'hui, contempler son reflet brisé lui laissait un goût amer. Des morceaux de lèvres, d'yeux et de sourcils se promenaient de miroir en miroir. On croit toujours les saisir, parvenir à reconstituer le visage dans son entièreté, mais, un mouvement, un œil qui cligne, et l'image disparaît. Une succession de coups secs et brefs la ramena dans la réalité.

- Léto ?

Comment avait-elle pu avoir la naïveté de croire que fuir dans la salle d'eau lui permettrait de se faire oublier ? Elle aurait dû fuir plus loin. Dans la chambre d'ami. Non, sur le toit. Pas assez loin encore. Changer de ville, de pays. Changer de planète ! Non, changer de galaxie. Pas même Neptune ne serait assez loin pour échapper au radar de sa mère. Léto avait une riche expérience en matière de fuite. C'était d'ailleurs la raison de son déménagement. Fuir une prison de mots tranchants, tranchants comme des lames prêtes à couper toute aile qui se déploierait.

S'il y avait bien un moyen de disparaître de tous les regards, c'était de feindre une mort subite. Autrement dit, de garder le silence.

- Léto ! Je sais que tu es là. Tes cousins me l'ont dit.

Trahie. Trahie par la chair de sa chair. Il faudra qu'elle touche deux mots à ces soi-disant super-héros. Divulguer des informations ultra-sensibles n'est digne ni de Batman, ni de Superman. Peut-être qu'un nouveau silence serait suffisant pour la convaincre de son absence ?

- Léto Kamawi Samba-Brown, sors d'ici tout de suite. Je suis en train de perdre patience.

Raté. Léto jeta un dernier coup d'œil dans les miroirs pour se donner du courage. Elle aurait donné tout ce qu'elle avait pour qu'un portail s'ouvre à l'instant. Malheureusement, son imagination n'était pas assez puissante pour les convaincre de la laisser passer. Elle était trop vieille pour ça. La silhouette élancée de sa mère apparut dans l'entrebâillement de la porte.

- Nous allons entretenir une bonne et longue discussion, toi et moi.

La jeune femme leva les yeux et les planta dans ceux de sa mère. Ils dégageaient la dureté et la froideur habituelles, quoiqu'un soupçon de colère soit tapis dans leur iris. Une bonne et longue discussion, en effet…

_ J’aimerai que tu viennes dîner avec nous.

_ Non, maman. Je te l’ai déjà dit : je préfère manger avec les enfants.

Catherine dévisagea sa fille un instant. D’où lui venait cette audace soudaine ? Elle décelait sur son visage une expression de défis, mais elle ne sut pas si elle devait l'interpréter comme étant de la résistance ou de l’insolence.

_ Qu’est-ce que nous t’avons fait, pour que tu nous évites comme la peste ? questionna-t-elle, la voix tremblante d’une colère qui semblait devenir de plus en plus intense.

_ Je préfère simplement dîner avec les cousins. Je ne vois pas où est le mal.

Le faisait-elle exprès ? Ne voyait-elle pas le mal qu’elle leur faisait, en les évitant elle et son père ? Que diraient les autres ? Qu’elle maltraite sa fille ? Qu’elle est tellement insupportable que sa propre fille ne veut plus manger avec elle ? Il en était hors de question.

_ Le mal, jeune fille, répondit Catherine les poings serrés, c’est que tu nous évites.

Léto pouvait le sentir : sa mère commençait à perdre patience. Sa bouche se pinçait pour former un rictus réprobateur qui annonçait une colère de plus en plus difficile à contenir. Son pied droit claquait sur le parquet ciré, et son index tapotait sa cuisse dans le même tempo. Léto avait appris à lire le langage corporel bien avant ses études de psychologie. Chaque membre de la famille Samba-Brown s’y était initié d’ailleurs. C’était une qualité indispensable pour survivre à sa mère.

_ J’aimerai que tu cesses tes enfantillages, dit Catherine en haussant le ton. Que vont penser tes oncles et tantes ? Tu risques de les offenser, à la longue.

_ Je ne les offense pas. Tante Esmé et Noah m’ont eux-mêmes placé à cette table.

_ Parce que tu leur a demandé ! Ne me prends pas pour une idiote, je suis ta mère bon sang ! Maintenant tu te reprends et tu t’assieds à ta véritable place. Aux côtés de tes parents.

Le haussement de voix de sa mère - assez fort pour faire comprendre à son interlocuteur qu’elle exige qu’il lui donne ce qu’elle lui demande, assez faible pour ne pas se faire remarquer par les personnes autours- déclencha en Léto la danse macabre auquel sont corps l’a depuis toujours habitué. Une boule dense et compacte se forma un peu au-dessus de son estomac, et ses mains se recouvrirent d’une pellicule humide. Il fallait qu’elle sorte de là. Et vite.

_ Non, maman. Je ne vais pas changer de place.

Léto s’étonna elle-même de son audace, et baissa les yeux. Elle put sentir le regard furieux de sa mère la brûler. Les claquements de talon se firent de plus en plus rapide, s’affolant presque.

_ Qu’est-ce que je t’ai fait, dis moi ?

Et c’était reparti. Le discours moralisateur et culpabilisateur auquel elle avait toujours droit dès qu’elle manifestait son désaccord.

_ Maman je te l’ai déjà dit. Prendre une décision qui ne te plaît pas, ce n’est pas agir contre toi. Je ne veux…

_ Tu nous évites tout le temps, ton père et moi. Qu’est-ce que nous avons de si insupportable pour que tu ne veuilles pas manger avec nous ? Tu ne nous as même pas rendu visite une fois depuis ton déménagement !

Léto était face à un dilemme. Que dire de suffisamment convaincant à une mère narcissique quand elle vous impose de répondre à une question dont elle ne veut pas entendre la réponse ? La boule au-dessus de l’estomac se densifiait de seconde en seconde, et devenait de plus en plus douloureuse. La Vérité, ou la Fuite ? La deuxième option était sans aucun doute la plus immature, surtout dans un instant où sa mère lui avait expressément demandé d’agir comme une adulte. Mais elle lui permettrait d’éviter la discussion fatidique qui provoquerait un raz-de-marée difficile à contenir. D’un autre côté… La Vérité était au centre de toutes les formations auxquelles Léto avait assisté. Toujours dire la vérité, même si elle est difficile à dire et pas simple à entendre. Il faut instaurer un climat de confiance mutuelle pour reconstruire une relation sur de bases saines. Toutefois, les formateurs ne connaissent pas sa mère. Léto se passera de la Vérité pour cette-fois.

_ Je suis fatiguée, maman. Je n’ai pas la force de me disputer avec toi.

Léto avança pour contourner sa mère par la droite. Ce fut une tentative vaine, car Catherine se servit de sa jambe fine comme d’un bâton pour lui barrer le passage.

_ Tu ne retourneras pas dans le séjour tant que je ne me serais pas assurée que tu dînes avec nous.

Elle avait prononcé cette phrase comme une sentence, une condamnation. Elle avait pris le soin de détacher toutes les syllabes, appuyant sur les consonnes. Son pied ne battait plus la mesure, en fait, tout son corps s’était raidi d’un seul coup, comme pour se renforcer afin d’être sûr qu’il ne la laisserait pas passer. Léto sentit une sensation familière provenant de son estomac lui brûler l'œsophage. La colère qu’elle tentait de contrôler depuis le début de ce bras de fer commençait à se libérer. Il fallait qu’elle parvienne à la maîtriser, coûte que coûte. Elle ne devait pas être à l’origine du fiasco qui gâcherait la soirée. Tante Esmeralda serait extrêmement déçue. Après une brève hésitation, Léto tenta une dernière fois de faire comprendre à sa mère qu’elle ne pouvait pas lui forcer la main.

_ Je suis adulte, j’ai le droit de faire mes propres choix, et tu ne peux me contraindre à rien. Léto tenta de poser sa voix pour rendre son timbre plus régulier. Un signe d’une faiblesse quelconque et elle perdait. Je veux passer.

Cette dernière phrase eut l'effet d’un coup de fouet. La main tremblante de sa mère lui fit comprendre qu’elle réunissait toutes ses forces pour ne pas la gifler. Elle faisait des progrès : deux ans auparavant elle n’aurait pas hésité. Catherine entrouvrit les lèvres, mais sembla se raviser. Ses sourcils se brisèrent en deux arcs, puis reprirent leur place initiale. Tout son visage se crispait puis se détendait sous l’effet de l’hésitation.

_ Nous en reparlerons, jeune fille, finit-elle par dire.

Catherine fixa sa fille quelques secondes, comme pour tenter une dernière fois de remporter la bataille. Mais le regard de Léto ne vacilla pas. Échec. Elle tourna les talons, n’oubliant pas de les faire claquer pour manifester sa colère.

Léto poussa un long soupir avant que l’anxiété ne reprenne ses droits. Ses jambes tremblantes lâchèrent, et elle se laissa glisser contre le mur. Un sentiment d’échec l’envahit alors. Son diplôme de psychotérapeute ne servirait à rien si elle n’était pas capable d’échapper aux griffes de sa mère.

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