Une vérité opaque

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Dans la tiède lumière du soir, Léto s’appliquait à nettoyer le service à thé. Avec délicatesse, elle profitait des perles d’eau glissant sur le cristal pour contempler les tasses et leur redonner leur éclat d’origine. Elle avait toujours été fascinée par la transparence presque surnaturelle de ce matériau. Seul l’eau et l’air avaient le pouvoir de rendre les choses sans les occulter. Que les humains soient parvenus à un tel résultat par le travail de leurs mains était un miracle.

Les excuses de Mme Duboy ne cessaient de tourner en boucle dans sa tête. Elle n’arrivait pas à penser à autre chose. Cette femme si fière avait fait preuve d’humilité pour le bien de sa fille. Léto détestait ce que cette idée produisait en elle. Malgré tous ses efforts pour la contenir, une lueur d’espoir était née. La mère de sa patiente lui avait prouvé qu’une mère narcissique pouvait renoncer à sa petite personne pour le bien de sa progéniture.

Le son désagréable du frottement du torchon sur le cristal la ramena à son ouvrage. Elle détestait ce son. Il lui rappelait les après-midi qu’elle passait à récurer la vaisselle de sa mère quand celle-ci avait jugé qu’elle n’avait pas été assez exemplaire à son goût. Ses excuses ne valaient rien, et elle n’était satisfaite qu’une fois que la dernière tasse brillait de tout son éclat. Quelle ironie. Sa mère lui avait transmis sa plus grande passion à travers ses corrections.

La dernière tasse séchée et rangée, Léto profita de la lumière rougeoyante inondant le salon pour s’allonger sur son immense tapis solaire. La pièce baignait dans un silence réconfortant. Il ne pesait pas sur elle, mais résonnait de paix. Il y avait eu tellement de bruit ces derniers jours, tellement de mots, d’émotions et de sensations. Léto était reconnaissante, mais épuisée.

La jeune femme se tourna sur son flanc. Elle plaça sa tête lourde sur ses deux bras et ferma les yeux. Reconnaissante mais frustrée. Les choses n’étaient pas aussi stables qu’elle les aurait espérées. Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis le déménagement, et même si chaque pièce du puzzle se remettait chacune une à une à leur place, cela n’allait pas assez vite à son goût.

Léto poussa un long soupir et se tourna sur l’autre flanc. Peut-être qu’il était tout simplement temps de tirer son joker mensuel. Elle dégagea une de ses mains prisonnière de sa tête et chercha la poche de son sarouel. Elle finit par trouver son téléphone après sa longue plongée dans la mer de tissus, puis chercha Tante Esmé dans son répertoire.

_ Léty ! Ma chérie, comment vas-tu vas ?

La voix chaleureuse de sa tante l’enveloppa comme celle d’une mère. Léto sourit de plaisir.

_ Si je t'appelle, c’est que tout ne roule pas comme je le voudrais, répondit Léto dans un rire discret.

_ Je m’en doute ma chère nièce, allez, balance la sauce.

La jeune femme rit franchement. Ce n’était pas tout à fait comme ça qu’elle imaginait sa séance de thérapie improvisée.

_ Tu as le don de rompre le charme de l’instant, tata.

_ Pourquoi maintenir l’illusion puisque tu vas terminer cette conversation en pleurs ?

_ Peu importe l’état du patient à la fin de la séance, l’ambiance est toujours primordiale, affirma Léto en détachant toutes les syllabes.

_ Soit, je t’écoute jeune fille. Dis-moi tout.

Léto ouvrit la bouche pour répondre, mais les mots restèrent en elle. Elle n’avait pas pensé que les prononcer seraient si difficiles. Ses lèvres dessinèrent les contours de leurs lettres avant de parvenir à rendre leur son :

_ Maman. Je veux parler de maman.

Tante Esmé marqua un silence. Cette pause intrigua Léto. Était-ce si étonnant qu’elle demande à en parler ?

_ Qu’est-ce que tu veux savoir ?

La nièce parvenait à percevoir tout l’effort de sa tante pour garder un timbre de voix plat et calme. Catherine Samba-Brown était un sujet sensible pour tout le monde dans cette famille, et sa petite sœur ne faisait pas exception. Une sorte de boîte de Pandore qu’il ne fallait ouvrir qu’en cas de force majeure. Même son père prenait garde à ne pas l’ouvrir.

_ Après Daddy, tu es la seule qui sache en détail tout ce qui s’est passé entre nous. Je… je voudrais juste savoir si tu savais pourquoi, pourquoi elle est comme elle est.

Léto parvint à entendre le bruit presque imperceptible des ongles de sa tante martelant quelque chose de dur. Elle était mal à l’aise. Plus que d’ordinaire. Sa soeur n’était pas un sujet joyeux, mais en parler n’avait jamais provoqué chez tante Esmé une telle réaction. Elle préférait généralement contourner le sujet avec une plaisanterie qui n’avait jamais rien de drôle.

_ Je pense, répondit finalement tante Esmé, que tu veux plutôt savoir pourquoi elle a prit cette décision.

Démasquée. Léto n’était pas naïve, elle savait très bien qu’elle ne pouvait pas faire parler sa tante aussi facilement. Mais il fallait tout de même qu’elle gagne du temps pour trouver un autre moyen de lui faire cracher le morceau.

_ Oui, tu as raison. Je veux savoir pourquoi elle m’a abandonné. Dis-le moi s’il-te-plait.

_ Elle ne t’as pas abandonné Léty, tu le sais très bien.

_ Oh excuses-moi, je ne savais pas qu’on avait l’habitude de jouer sur les mots.

Cette phrase avait été dite avec plus d’amertume que Léto aurait voulu. Elle se mordit la lèvre de remords.

_ Excuse-moi.

_ Léty, écoute-moi bien, dit Esméralda. Ta mère ne t’as pas abandonné, elle t’as seulement confiée à moi.

Léto eut un sourire sarcastique. Sa tante avait beau essayer de manipuler les mots pour les rendre acceptables, sa voix ne parvenais pas à enjoliver la vérité. Elle pouvait y percevoir la faiblesse d’un mensonge.

_ Elle m’a confié à toi tu dis. Bien, elle m’a déposé comme ça, chez toi, sans prévenir, sans explications. Elle a disparu de ma vie, sans me donner de nouvelles, pour réapparaître trois ans plus tard et m’arracher à ma famille ? C’est ce que tu appelles confier ?

Le cœur d’Esméralda se contracta douloureusement à l’évocation de ce morceau de vie qu’elle avait désespérément tenté d’enfouir au fond d’elle. Elle détestait mentir. Elle détestait encore plus le fait qu’elle avait fait la promesse de se taire. Sa douleur sonnait à l’unisson avec celle de sa nièce. Elle pouvait éprouver le poids du fardeau qui pesait sur son cœur. Il était trop lourd à porter pour une jeune feme de vingt-cinq ans.

_ Ma chérie, écoute-moi, s’il-te-plaît… ce n’est pas à moi de te raconter tout ça… La seule personne qui ait le droit de parler de ce qui s’est passé est ta mère. Je suis désolée.

Léto serra si fort sa mâchoire que ses dents grinçèrent. Les adultes censés la protéger et prendre soin d’elle étaient tous si décevants à leur façon. Tous effrayés de plonger dans des eaux sombres. Sa tante avait promis de ne pas en parler, oui. C’était l’histoire de sa mère, peut-être. Mais la personne qui avait souffert, c’était elle ! Alors pourquoi personne n’avait le courage de dire tout haut ce qui était d’une évidence. La jeune femme se redressa et plongea sa main droite dans les poils longs du tapis.

_ Je vais te dire, moi, le pourquoi, cracha Léto entre ses dents. Elle n’aime qu’elle-même. Elle est incapable de ne penser à autre chose qu’à elle-même. C’était sa thèse qui comptait le plus pour elle, et elle t’as refilé sa fille agaçante pour pouvoir s’y consacrer tranquillement.

_ Léto si tu savais…

_ Je ne sais pas justement ! explosa la jeune femme, la voix pleine de colère. Personne ne veut rien me dire, alors que veux-tu que je sache ?

Le silence pétrifié de sa tante finit de l’exaspérer. Léto lui souhaita une bonne soirée, et raccrocha. La nuit était tombée à présent, et la belle lumière orangée d’un ciel sans nuage n’était plus qu'un souvenir.

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