Chapitre IV
« Les Amadins, durant le premier assombrissement, conquirent les terres au nord-ouest du monde, dans lesquelles ils résident toujours. Par la force ils s’imposèrent et nul ne put leur résister. Sous le commandement de leur premier roi, le divin Alaric, ce peuple arracha sa liberté et sa prospérité à ses envieux voisins qui vivaient à ses côtés et à ses dépens. De cet exemple naquit l’ordre désormais millénaire des chevaliers pour qui honneur, gloire et fierté sont plus importants que la vie elle-même. « Préserve l’héritage de tes pères car il appartient à tes fils » est la devise de cette race et, plus que quiconque, ses membres s’échinent à perpétuer le legs qui leur est parvenu à travers le royaume d’Amadre et de ses rois, descendants du divin Alaric.
Oh Amadin qui lit ces lignes n’oublie pas mais chéris, poursuis et transmets cet héritage fait de vertu et d’honneur car telle est la voie que tes ancêtres ont tracée pour toi ! »
Chroniques des ancêtres.
Alina était quelque peu dépassée voir inquiète par tous ces événements. Elle savait que rentrer dans l’armée impériale serait source d’ennui mais jamais elle n’aurait pensé que cela irait si loin. Après la conquête de la province d’Orme le nouvel occupant avait tenté d’incorporer autant d’Amadins que possible afin que la population soit plus encline à accepter la nouvelle autorité. Hélas cela n’avait guère fonctionné et la plupart de ces volontaires étaient accusés par leur congénères d’être des traîtres à leur race. Les meurtres se multipliaient et il se disait même que le camarade de beuverie du soir pouvait être l’assassin de la nuit. Alina avait donc dû sa promotion autant à ses capacités qu’à une dégression rapide du nombre de concurrents. Elle avait d’ailleurs beaucoup hésité avant d’accepter mais la solde associée allait permettre à sa famille de sortir de la pauvreté dans laquelle elle vivait depuis des années. Cela avait été sa première motivation lors de son engagement mais il fallait bien reconnaître que le simple soldat qu’elle était peinait déjà à gagner sa croute. Et puis ne lui avait-on pas assuré que sa sécurité serait renforcée et qu’un éprouvé devait arriver dans les plus brefs délais ?
Ce n’était pas le premier, même ces prêtres surentrainés n’avaient qu’une faible espérance de vie ici. Depuis la fin de la guerre avec le royaume d’Amadre, il y a dix ans, deux étaient déjà morts. Les clercs étaient en effet, avec les transfuges, les cibles favorites des nostalgiques de ce royaumes dans lequel les Amadins dominaient toutes les autres races. L’Empire commençait d’ailleurs par se montrer de plus en plus dur devant toute cette agitation. Nombre de colons étaient envoyés afin de forcer la mixité, voir le métissage, tandis que de plus en plus d’Amadins étaient spoliés de leurs biens et déportés dans une autre province afin de les isoler et de les forcer à s’intégrer. Dans ce contexte Alina n’avait que peu de temps d’oisiveté d’autant plus que les nouveaux arrivants étant également la cible d’attaques ils s’organisaient en milice et commençaient à répondre aux agressions voir à en commettre préventivement sous le regard bienveillant si ce n’est complice des officiers Rachnirs.
Ces derniers étaient d’ailleurs particulièrement hautains à son égard. Formant l’élite de l’armée Impériale, du moins de leur point de vue, ils méprisaient tous ceux qui montaient dans la hiérarchie sans être de leur race, d’autant plus lorsqu’il s’agissait du peuple à la peau bleutée, aux pommettes marquées et aux longues oreilles qu’ils avaient défait une décennie auparavant. Alina n’aimait pas avoir affaire avec eux. De loin ils paraissaient pour les plus dévoués serviteurs de l’Empereur et de l’Eglise, toujours prêts à risquer leur vie pour cet idéal et plein d’une abnégation sans égale. Lorsqu’on les connaissait davantage et qu’on les côtoyait régulièrement on découvrait une caste s’enorgueillissant de ses supposées qualités et faisant tout pour fermer l’accès aux hautes fonctions à tous ceux des autres races, quand bien même cela allait à l’encontre des enseignements de leur propre foi.
Dans ce contexte où elle ne trouvait que peu d’alliés, Alina fut ravie d’apprendre qu’un nouvel éprouvé était sur le point d’arriver. Elle tressa ses cheveux blonds à la mode impériale afin de faire bonne figure et tenu à être la première à le recevoir. Les religieux étaient, en règle générale, les rares à ne pas lui être ouvertement hostile et il était toujours bon d’avoir un éprouvé à ses côtés.
Bormo arriva épuisé après plus d’un moi de trajet durant lequel la pluie n’avait pas cessé de l’importuner et surtout de le ralentir. Il avait été affecté au château d’Arfange. Il était difficile d’imaginer qu’à peine dix ans auparavant ce dernier avait été le théâtre d’un des plus violents sièges du conflit. Il avait été depuis entièrement rénové et rien ne laissait soupçonner la sauvagerie qui s’était déchainé en ce lieu. Les murs étaient hauts et, adossé à la montagne, il était idéalement placé pour menacer la grand-route qui passait non loin. La délégation qui l’accueilli était des plus hétéroclites : Deux prêtres, l’un Salpes, l’autre Akshus, et huit officiers dont une Amadine et un Bilberin en plus des traditionnels Rachnirs.
Il descendit alors de sa monture, se présenta promptement puis se dirigea naturellement vers le mieux gradé de l’assemblée. Son interlocuteur, aux pics particulièrement longs et acérés, l’accueilli le plus respectueusement du monde puis l’invita à monter dans la citadelle du château. Tout le monde les suivi jusqu’à une petite pièce dans laquelle ils tenaient à peine. Agglutinés autour d’une table sur laquelle était posée une carte le commandant entama un rapide exposé :
« - De nouveau, au nom de tous les officiers, je vous souhaite la bienvenu, éprouvé ! Je me nomme Fraor Agshar et suis le gouverneur de la province. Votre venue nous sera d’une aide précieuse. Comme on a dû vous le dire ici l’agitation ne cesse jamais. Il y a toujours des attaques et il nous est impossible de nous déplacer sans escorte sous peine d’écourter sensiblement le nombre de jours qu’il nous reste à vivre. Il y a actuellement deux autres membres de votre ordre en missions dans la province mais un de plus n’est, croyez-moi, pas de trop ! En l’occurrence vous agirez dans ce secteur. Nous y avons installé beaucoup de colons et ces derniers peinent à se défendre contre les attaques dont ils sont les victimes. Nous soupçonnons également le roi Armand V d’avoir envoyé nombre d’agents afin d’entretenir l’insoumission chronique mais il est difficile de les distinguer des Amadins ordinaires. Pour l’instant nous patrouillons aussi souvent que possible et avons entre nos mains une vingtaine d’otages, principalement des femmes ou enfants d’anciens notables du royaume. A la moindre attaque nous en exécutons le double des victimes que nous avons à déplorer. Ainsi ceux qui ont le plus d’intérêt à un retour de l’autorité royale sont dissuadés de lutter contre nous et ont même tout à gagner à nous assister.
- Cela fonctionne-t-il ?
- Oui et non. Les notables semblent se calmer mais lorsque ces derniers se rapprochent un peu trop de nous ils sont eux-mêmes assassinés. J’envisage sous peu d’élargir la politique des otages en en capturant au hasard dans l’ensemble de la population ; croyez-moi il faut être ferme avec ces gens-là. Les premières années que nous avons passées à essayer de nous les concilier n’ont servi à rien et ont permis à la graine de la révolte de germer. Il est désormais essentiel d’arracher la mauvaise herbe avant qu’elle n’ait le temps de pousser davantage. »
Cette métaphore, dont Agshar semblait très fier, n’impressionna toutefois pas l’éprouvé :
« Très bien, je vous remercie général ! J’ai vu qu’il y avait un lieutenant Amadin parmi vous, peut-être a-t-elle un avis différent du vôtre sur la question. »
Cette requête étonna le gouverneur qui répondit sans hésiter :
« - Certes mais elle n’est entrée dans ses fonctions qu’il y a peu et je doute qu’elle ait davantage d’informations que j’en ai à ma disposition.
- Je vois… Et bien dans ce cas poursuivez vos analyses. »
Le Rachnir reprit alors sa présentation de laquelle ne ressortit qu’une foi aveugle en la violence et en la suppression physique de toute opposition. Il y était question d’expédition punitives, de tortures, d’extorsion de renseignement et de menaces. Certes les attaques avaient baissé mais il était présomptueux d’en déduire que la présence impériale était mieux acceptée pour autant. Alina quant à elle écouta quelque peu attristée le discours de son supérieur. En présence d’un prêtre il cachait tant bien que mal les préjugés qu’il avait sur ceux de sa race mais ces derniers suintaient dans chacune de ses paroles. S’il avait pu exterminer tous les Amadins sous son autorité afin de simplifier l’échiquier politique de la région il n’aurait probablement que peu tergiversé.
Déçue Alina rentra dans ses quartiers et défit aussitôt sa natte. L’éprouvé lui avait été enlevé par les Rachnirs et il était désormais probable qu’il ait à l’égard des siens les mêmes présupposés que le général. Elle venait sans nul doute de perdre un soutien de poids et cela n’améliorerait ni ses chances de survie, ni l’aptitude de l’Empire à pacifier la région. Elle était sur le point de s’étendre sur sa paillasse lorsque l’on frappa à sa porte. Elle se coiffa et tenta de se rendre aussi présentable que possible en un minimum de temps avant d’ouvrir. Elle découvrir alors au pas de sa porte l’éprouvé de tout à l’heure. Ce dernier s’introduisit dans sa chambre puis referma la porte. Elle fut un tantinet déboussolée par son comportement mais rien dans sa démarche ne dénotait de l’agressivité ou une quelconque hostilité. Bormo répondit à ses interrogations avant qu’elle n’ait le temps de les formuler :
« Mes salutations renouvelées mademoiselle ! Je suis navré d’avoir à vous visiter ainsi mais étant donné la réaction du général lorsque j’ai soumis l’idée d’écouter ce que vous aviez à dire j’ai préféré venir vous voir en secret. L’humilier en le forçant à vous céder la parole m’aurait mis à dos un homme important et ainsi j’ai quand même accès à vos avis et conseils. »
La surprise était grande chez l’Amadine mais sa joie le fut tout autant. Elle reprit rapidement ses esprits et répondit :
« Je vous remercie mille fois ! Je ne crois pas que vous connaissiez mon nom, je m’appelle Alina. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureuse de votre visite ! »
Bormo se força à lui sourire. Il avait appris que ce genre de petit geste avait un grand effet sur la plupart des gens à tel point que son expression factice était parfois plus convainquant que le naturel à tel point que c’était lorsqu’il était réellement heureux qu’on doutait le plus de sa sincérité. Il enchaina de suite après :
« Je suis ravi de l’entendre ! Maintenant dites-moi ce que vous avez pensé de l’exposé du général ainsi que vos analyses sur la question. Vous avez vécu en personne notre invasion aussi je ne doute pas que votre vision des choses se rapproche davantage des gens d’ici. »
Alina puisa alors dans ses souvenirs. Elle ferma les yeux, prit une grande inspiration puis décrivit sa vision des choses avec un accent mal dissimulé :
« En premier lieu je pense qu’il est important de bien réaliser comment les gens d’ici vous voient. J’avais quatre ans lorsque la guerre a commencé et douze lorsqu’elle s’est achevée. Pourtant j’ai vu en huit ans seulement plus d’horreurs que la plupart des gens dans toute leur vie. Je vivais dans un petit village prêt de la frontière et rien ne laissait présager de ce qui allait arriver. Mes souvenirs de cette journée sont flous mais d’une fratrie de six nous passâmes à trois et le lendemain nous étions sur les routes, meurtris, à nous éloigner autant que possible de cette armée qui pillait tuait et violait partout où elle passait. »
A peine avait-elle commencé à raconter son histoire que sur ses joues se mirent à couler des larmes. L’éprouvé fit mine de ressentir de la sollicitude et lui tendit un mouchoir.
« Je vous remercie. Toutes mes excuses. Toujours est-il que huit ans durant nous arpentâmes le pays dans le dénuement le plus extrême. De temps à autre on nous accueillait et on nous offrait le couvert. Bien plus souvent on nous chassait car il était impossible de nourrir davantage de bouches. La famine, les épidémies, les combats… tout concordait à notre malheur. Un jour un chevalier vint nous voir. Il donna une hache à mon grand frère qui avait treize ans à l’époque, deux sous à ma mère puis s’en alla avec sa nouvelle recrue. Plus jamais je ne le revis. Finalement après huit longues années ce conflit cessa. Nous pensions que tout était préférable à la lutte et pourtant l’Empire nous prouva l’inverse. Nos chapelles et temples furent remplacés par de nouveaux ôtant ainsi aux pauvres gens que nous étions devenus les derniers restes de fierté qu’il nous restait. Des étrangers venaient nous donner des ordres et les prêtres usaient des pires méthodes pour nous imposer leur foi. Le général pense que les riches ont le plus d’intérêt au retour de l’autorité royaume mais je vous assure que c’est faux. Naturellement ils sont malheureux de la défaite mais au moins peuvent ils se consoler dans le luxe et les plaisirs. Si le choix leur était donné ils n’hésiteraient pas un instant à rendre cette terre à Amadre mais ils ont encore trop à perdre pour prendre le risque de se révolter.
Au contraire les pauvres n’ont plus rien. Le peu qu’ils avaient à savoir leur fierté, la foi de leurs ancêtres et la certitude de leur supériorité par rapport aux autres races ils les devaient à leur royaume. Vous avez balayé tout ça en les plongeant dans un état de pauvreté mais surtout d’avilissement qu’ils ne supportent plus. Je ne doute pas qu’il y ait des agents de l’étranger dans la province mais je puis vous assurer qu’ils n’ont pas besoin de déployer des trésors d’ingéniosité pour pousser les gens à se soulever. »
Bormo avait écouté avec la plus grande attention les dires de son interlocutrice. Ces gens ne réalisaient naturellement pas que la foi qu’on leur apportait avait pour but de les sauver de la damnation et ils prenaient pour châtiment ce qui était présent. Cela n’était pas étonnant mais il était tout bonnement impossible de les replonger dans les erreurs qu’on leur avait inculquées. Son serment ainsi que la plus élémentaire des bienveillances l’en empêchaient. Pour ce qui était du reste tout en découlait. La foi ne tolérait pas les discriminations raciales et l’autorité impériale était nécessaire pour sauver les âmes de tous ces gens. Une chose l’intriguait cependant :
« - Et vous, pourquoi vous êtes-vous engagé dans notre armée si vous compatissez tant avec votre peuple ? Certains pourraient y voir une marque de duplicité.
- Savez-vous ce que cela fait de voir son dernier petit frère rendu handicapé à cause des pillages de votre armée se mourir parce que nul ne lui vient en aide ? Savez-vous ce que cela fait de voir son père revenir de la guerre à moitié fou à cause des horreurs qu’il a vu si ce n’est commise ? Savez-vous ce que ça fait de voire une mère forcée aux travaux les plus ingrats pour nourrir ce qui reste de sa famille ? Je déteste l’Empire vous avez raison, néanmoins c’est lui qui nourrit les miens ! Le gouverneur parlait d’otage tout à l’heure, c’est exactement cela ! Sans même le savoir vous détenez la vie des miens entre vos mains et je serai prête à sacrifier mon pays, ma foi et mon peuple pour les préserver. Ce sera sans doute plus contrainte qu’autre chose mais je serai fidèle à l’Empire car je n’ai pas le choix. D’autant plus que maintenant que j’ai revêtu l’uniforme je suis une ennemie aux yeux de tous ceux de ma race qui aspirent à la délivrance. Croyez-moi, ce n’est pas de gaieté de cœur mais je suis désormais votre plus fidèle alliée en ces terres. »
Il semblait que toute la rage, la tristesse et l’amertume accumulée depuis des années venait de se déchainer en cet instant. A la fin de sa diatribe l’Amadine n’avait plus la moindre larme à verser et ses yeux rouges parvinrent même à émouvoir un tantinet le cœur de l’éprouvé qui lui faisait face. Il conclut cependant que cela suffisait amplement pour une première discussion. Il s’en alla donc après l’avoir franchement remerciée et l’avoir assuré de toute sa compassion, qui était bien faible mais cela, elle l’ignorait. Il se retourna néanmoins avant de franchir le pas de la porte et lui dit d’un air des plus graves :
« Je ne puis cependant que vous conseiller de faire vôtre la cause de l’Empire car le salut de votre âme en dépend. Ne rejetez pas la nation pour laquelle vous êtes forcée de vous battre. Au contraire, étant donné votre situation, vous devriez avoir plus à cœur que n’importe qui de souscrire à tout cela ! Il doit être ardu de défendre ce que l’on hait. Tâchez d’apprendre à l’aimer. »
Alina ne décela nulle animosité dans ses dires. Elle était de toute façon lessivée. Elle s’était elle-même sonnée par tout ce qu’elle avait révélé d’elle-même en si peu de temps. Elle prit donc ces dires comme des sons qui raisonnèrent dans sa tête un certain temps et qui ne trouvèrent leur sens que plusieurs minutes après que le prêtre soit parti.
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